1 - Un animal suspendu entre ses songes
et ses arpents
2 - L'animalité cérébralisée
3 - Que signifie le verbe penser ?
4 - Les embarras de la science
5 - Notre double cécité
6 - Retour au temple d'Aphrodite
7 - Qui suis-je ?
8 - Le grand absent
1
- Un animal suspendu entre ses songes et ses arpents 
Une laïcité privée d'assise philosophique est un carré rond,
mais une philosophie sans spiritualité est un rond carré.
Mais comment demander à des Etats de plus en plus rationnels
de faire usage de leur seule raison politique et, dans le
même temps, leur conseiller de s'accorder des pouvoirs censés
validés de se fonder sur des dogmes hérités des premiers âges?
Le fossé ne saurait se creuser indéfiniment entre des connaissances
dûment vérifiées par l'expérience et l'ignorance des gouvernements
réputés recevoir leurs directives du ciel de l'endroit. Les
Etats schizoïdes se déliteront-ils et courront-ils au naufrage
sur le même modèle qu'à la fin du Moyen-Age, à l'heure où
l'abîme entre l'encéphale des rois théologiens et celui, encore
timide, des premiers humanistes sapait les fondements divins
des dynasties?
Or,
si tous les Etats auto-proclamés laïcs, donc censés être devenus
de grands raisonneurs depuis Voltaire, substituent leur autorité
aux volontés encore qualifiées de révélées, donc recueillies
de la bouche d'une divinité, aucun n'a raisonné le moins du
monde sur ce point précis. Peut-on légitimer les verdicts
de la pensée laïque sans les avoir démontrés? Ou bien l'Etat
laïc n'aura pas prouvé les droits attachés à la raison raisonneuse,
ou bien il craindra de découvrir les ultimes secrets religieux
du singe locuteur et il redoutera de descendre dans les arcanes
de sa propre cervelle. Mais, dans ce cas, le naufrage de l'humanisme
superficiel des modernes dans un culte aveugle du vote populaire
se révèlera parallèle à la débâcle cérébrale de la théologie
du Moyen-Age. Car une civilisation qui renonce au "connais-toi"
est déjà couchée sur son lit de mort.
La
preuve: près de quatre-vingts ans après la mort de Freud et
cent cinquante cinq ans après la parution de l'Evolution
des espèces de Darwin, non seulement la réflexion
scientifique et philosophique sur les mythes religieux est
suspendue sine die dans le monde entier, mais la notion
même de progrès intellectuel agonise au sein de nos sciences
humaines privées de profondeur, donc de génie du tragique
et les Etats républicains défendent une laïcité tellement
décérébrée que ses fondements anthropologues remontent à 1905.C'est
pourquoi, en l'an de grâce 2014, nous commémorons tranquillement
et dans une acéphalie satisfaite le deux cent vingt-cinquième
anniversaire de la Révolution ambiguë des droits d'une raison
humaine trépassée d'un côté et d'une Révélation reléguée au
musée des mythologies sacrées de l'autre.
Et
pourtant, depuis vingt-cinq siècles, jamais les progrès de
la pensée véritable n'ont passé par une politique des cervelles
fondée sur le culte des droits de l'ignorance et de l'irréflexion
- et si l'on ne reproche au Front National que de faire rétrograder
la France des petits synchrétistes triomphants, c'est dans
l'oubli que ce parti passe outre, comme tous ses confrères,
à toute spéléologie du crâne humain, donc à toute résurrection
de la raison mondiale. On ne fait pas revenir une nation sur
son décervellement à prétendre réhabiliter le vieux principe
de la séparation entre une Eglise stagnante et un Etat creux.
Mais pourquoi ce parti du "renouveau" fait-il aussi
peu progresser la connaissance anthropologique des ressorts
et des rouages des croyances sacrées que les défenseurs de
toutes les superstitions du monde? C'est cela, la mort d'une
civilisation: on brandit le drapeau d'un humanisme vide de
sens et fondé en catimini sur le refus pur et simple d'approfondir
la connaissance critique des évadés partiels de la zoologie,
on exalte subrepticement une " tolérance " religieuse glorificatrice
d'une culture épidermique. Circulez, il n'y a rien à voir.
2 - L'animalité cérébralisée 
Comment se fait-il que la question centrale des apanages que
revendiquent respectivement le temporel et le mythe n'ait
jamais été abordée ni de front, ni de biais dans la République
et que le débat soit tombé dans l'insignifiance aux yeux des
plus hautes instances de l'Etat laïc? Une démocratie n'aurait-elle
pas le plus grand intérêt - et précisément un intérêt proprement
politique - à préciser les prérogatives que s'arrogent des
croyances réputées de provenance surnaturelle d'un côté et,
de l'autre, les apanages majeurs que revendique la pensée
logique - celle dont le sens rassis du genre humain voudrait
se réclamer à bon escient - alors que cette aporie s'est rallumée
sur les cinq continents depuis un demi-siècle et n'est pas
près de quitter l'estrade de la géopolitique du XXIe siècle?
L'Amérique
du Sud veut rendre le christianisme allègre et libérateur,
mais ne sait que faire de la théologie des empires infernaux
en fusion dont les trois monothéismes se partagent l'incendie
éternel, que l'islam se déchire sur toute la terre entre les
fanatiques et les médiateurs avisés d'Allah et que l'Europe
des Etats issus du siècle des Lumières sombre dans la crainte
de peser les encéphales métazoologiques, ce qui lui interdit
de rédiger un nouveau Discours de la méthode
sur notre astéroïde.
Tristan Bernard disait: "Shakespeare est mort, Dante et
mort, Goethe est mort et moi-même je ne me sens pas très bien".
L'heure aurait-elle sonné de dire: "Jonathan Swift est
mort, Darwin est mort, Kafka est mort. Ces trois méta-zoologues
de génie ont tenté de cerner l'animalité spécifique du singe
locuteur et de préciser les contours d'une bestialité cérébralisée."
La postérité de ces trois précurseurs sera celle d'une science
du regard que les évadés de la zoologie porteront demain sur
le crâne que leur évolution a fait débarquer dans leurs univers
de la parole.
3 - Que signifie le verbe penser? 
Jusqu'où un régime politique officiellement fondé sur
l'éducation patiente des nations demeurées en retard
dans l'ordre de la pensée logique et des cervelles encore
en gésine de l'espèce de raison que le XVIIIe siècle
avait lancée sur le marché de la connaissance scientifique,
jusqu'où ce régime, dis-je, pouvait-il solennellement réaffirmer
l'existence de Dieu jusque dans l'enceinte de ses écoles publiques,
mais sans jamais peser le sens du verbe exister? Jusqu'où
l'éducation pseudo rationaliste moderne a-t-elle tenté de
valider le coup de force, astucieusement imaginé par Napoléon,
de faire promulguer l'existence de Zeus par la volonté expresse
des Athéniens rassemblés sur l'Agora et de légitimer, par
conséquent, le christianisme et tous ses dogmes en état de
marche par la volonté expresse d'un suffrage universel miraculeusement
informé des ultimes secrets de la matière cosmique?
"Le
peuple français proclame l'existence de Dieu" avait fait dire
l'empereur aux citoyens campés en souverains aussi bien du
cosmos que d'eux-mêmes sur leurs lopins. Il faut s'y résigner:
le Dieu privé de grammaire actuellement en fonction
n'a pas jailli des fonts baptismaux d'une théologie révélée,
mais d'une souveraineté démocratique salutatrice des exploits
religieux de la culture mondiale. Le trône de ce législateur
est donc subjectif par nature ce qui le rend renversable au
gré des majorités culturelles du moment. Du coup, le ciel
peut également retrouver subitement, toutes ses prérogatives
provisoirement abolies par le verdict passager des urnes.
Mais alors, sur quelle civilisation de la raison un dieu Démocratie
issu de la seule volonté du peuple souverain fonde-t-il la
transcendance de la bête métazoologique?
4 - Les embarras de la science 
Si la laïcité a bâti la validité des croyances dites "révélées"
sur la liberté d'opinion pleine, entière et mise hors de contrôle
de toutes les nations et de tous les peuples semi-rationnels
de la terre et si la croyance en l'existence de ce Dieu-là
loge qui bon lui semble dans les nues, il faut reconnaître
que la syntaxe et le vocabulaire de la laïcité moderne se
dont rendues plus décérébrées que la théologie des juifs,
des chrétiens ou des musulmans réunis, puisqu'elle ne précise
ni le statut politique de la raison seulement humaine, ni
celui d'une foi scindée entre plusieurs théologies du monothéisme;
car elle se contente de gérer dans son coin et platement la
confusion mentale qu'elle a universalisée au nom d'un Dieu
boitillant entre ses majorités passagères. Mais pourquoi l'ignorance
des ignorants blasonnés du titre de docteurs par la foule
massée sur les places publiques serait-elle moins observable
sous le baudrier de l'éducation nationale que celle des prêtres
de l'Apollon de Delphes ou de l'Aphrodite d'Ephèse?
Et
pourtant, une histoire asservie aux sortilèges d'un temporel
assermenté par les feux-follets d'une démocratie claudicante
se hâte davantage que la foi des ancêtres de réfuter l'interdiction
laïque de penser sérieusement. Car les civilisations tombées
dans les mythologies sacrées se réjouissent bruyamment de
penser tout de travers; mais de son côté et deux
siècles seulement après la prise de la Bastille, une République
délibérément privée de cerveau cogitant se châtie durement
elle-même; car du moins s'en veut-elle d'échouer dans son
combat décérébré contre la décérébration
d'une démocratie mondiale qui se garde bien de penser l'humanité
à l'échelle de la planète. Pourquoi cela, sinon parce que
la séparation orageuse entre la souveraineté de l'Eglise et
celle de l'Etat, donc entre la vérité réputée venir d'ailleurs
et l'erreur rusée des hommes, cette séparation, dis-je, s'est
couverte de la poussière d'un siècle entier, comme il est
dit plus haut, pour n'avoir osé aborder aucune des difficultés
psychologiques, anthropologiques, historiques ou politiques
que soulève la survivance entêtée des cosmologies oniriques
des premiers âges au sein de la civilisation mondiale tout
entière.
Comment la pensée logique refuserait-elle de se demander pour
quelles raisons les évadés actuels, donc partiels de la zoologie
se dotent obstinément d'un chef et d'un maître inégalement
vaporeux et qu'ils installent plus ou moins commodément ou
au prix des plus grandes difficultés dans la solitude du cosmos?
Pourquoi défrichent-ils le désert de l'immensité, pourquoi
labourent-ils un vide avec lequel seul celui de l'infini se
met en mesure de rivaliser?
Une
chanson de Charles Trenet dit:
Le
soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
L'origine
de l'alliance du pouvoir politique avec le pouvoir religieux
résulte de l'impossibilité, pour les classes dirigeantes des
sociétés primitives, d'avouer à leurs congénères qu'elles
ignorent l'origine du soleil et de la lune. Avant l'invention
des cosmologies mythiques, seul le culte des morts et des
dieux lares rattachait la conduite des Etats à la connaissance
des ultimes secrets de l'univers. Puis, peu à peu, une astronomie
demeurée mi-descriptive, mi-explicative a passé pour coiffer
les pénates. Et maintenant, on ne sait plus quelle est l'origine
de notre système d'éclairage du cosmos, mais on calcule la
masse de lumière et de chaleur que dégagent nos lampions.
Et pourtant le poète chantant, avec son vers de douze pieds,
vaillamment suivi d'un autre de treize, échoue à redonner
aux astres le rang de personnages en activité dans une immensité
mystérieuse - et nous ne savons toujours pas ce que sont nos
deux geôliers principaux, l'espace et le temps.
Toute
la physique contemporaine a oublié que le temps n'est pas
seulement un coadjuteur chargé d'épauler la matière en mouvement
et de régler le débit des heures sur la vitesse de son compagnon
de route, mais la condition de l'existence même du cosmos.
Le temps échappe à l'expérimentation de l'accélération des
particules: impossible de jamais connaître ce cocher dans
son existence spécifique. Sitôt que je veux rendre compte
de cet acteur de l'univers, je suis déjà pris dans son enceinte,
donc incapable de jamais me situer hors de son étau; et si
j'entends penser le temps qui me capture, donc le monde dont
il tient les rênes, c'est l'univers tout entier que je dois
renoncer à placer sous le joug du verbe être.
Impossible
de s'attacher à préciser la nature d'une durée qui échappe
à nos cyclotrons et qui ne saurait se présenter à l'observation,
puisque le temps trépassé ne saurait se placer sur la balance
à peser l'existence d'un monde encapsulé dans le temps. Mais
s'il faut peser la lumière du non-être à la lumière du non-être,
seuls les mystiques ont rencontré l'aporie à laquelle se heurtera
toute la science physique de demain - à entendre les expérimentateurs
du néant, l'univers serait "tombé dans le temps".
La physique mondiale a rendez-vous avec l'ultime finitude
de la science de la matière et du temps; et cette finitude-là
ne se laissera pas "observer" dans les laboratoires. On attend
les expérimentateurs de la mort de Chronos.
5 - Notre double cécité 
La
loi de 1905 sur le divorce de l'Eglise d'avec l'Etat coïncide
avec la découverte de la relativité générale d'Einstein. Cent
dix ans plus tard, l'enseignement laïc n'a pas davantage adapté
l'éducation nationale à l'univers de la quatrième dimension
dans les écoles de la République que l'Eglise du XVIIe siècle
n'avait quitté l'astronomie de Ptolémée.
En ce temps-là, l'espace et le temps étaient encore candidement
séparés, et nos ancêtres les croyaient unifiables chacun de
son côté. Aristote avait expédié la question en arpenteur:
"Le temps est la mesure du mouvement", disait-il, ce
qui supposait que la clepsydre ou le sablier cachaient deux
acteurs dans leur coulée, la durée ou l'étendue.
Mais, en 1904, Copernic enregistrait naïvement une métamorphose
du cosmos qu'il aurait dû prévoir. Pourquoi
ne tirait-il pas les conséquences logiques de l'expérience
suivante: si vous échangez des balles sur un navire en marche,
leur va-et-vient ne tient aucun compte de la course de leur
support sur les eaux; et si tout objet en mouvement charrie
son espace et sa durée confondus avec ses atomes, on comprend
que la lune tourne autour de la terre comme si celle-ci ne
courait pas autour du soleil à la vitesse de trente kilomètres
à la seconde. De même les planètes tournent autour d'un astres
censé immobile dans l'espace de Copernic, alors que cette
étoile se rue en direction de la constellation de Bételgeuse.
Pis encore, si je chevauchais un rayon de lumière, je périrais
aussitôt, parce que mon cœur battrait cent fois moins rapidement,
mais si je survivais un an à ce ralentissement, je retrouverais
la terre vieillie d'un siècle.
Le temps n'est donc pas plus unifiable que l'étendue - je
suis lové dans une durée dont la coulée obéit à des rythmes
variables, je suis livré à un vide coupé en tranches mystérieusement
séparées. Tout cela n'a rien de commun, existentiellement
parlant, avec le système métrique sûr de lui et les horloges
peu étonnées de Copernic et de Newton. La laïcité peut-elle
se tromper d'astronomie comme elle se trompe d'anthropologie?
6 - Retour au temple d'Aphrodite 
La
difficulté de penser le sacré démocratique et le sacré religieux
commence avec l'impossibilité de préciser le contenu scientifique
et psychologique d'une foi stabilisée par une théologie rigoureuse.
Quel était le contenu doctrinal bien arpenté de la foi des
Grands à la cour de Louis XIV? D'un côté, ils écoutaient les
logiciens d'un ciel bien structuré par les Bossuet, les Bourdaloue
ou les Massillon avec une ferveur conciliatrice de la dialectique
avec la politique, mais, de l'autre, ils réconciliaient autant
que faire se pouvait, les maîtresses du roi avec la monarchie
de droit divin, donc un Evangile irénique avec les conquêtes
guerrières dont se nourrit la gloire de tous les rois du monde.
Un
siècle plus tard, quel était le contenu syllogistique de la
foi d'une haute et d'une moyenne bourgeoisie plongée dans
la lecture de Madame Bovary ou de La Vie
de Jésus de Renan? Quelle est la dévotion argumentée
des Napolitains d'aujourd'hui? Chaque année, le 19 janvier,
une foule de fidèles convaincus de la sincérité de leurs dévotions
se presse dans l'enceinte de la cathédrale où un notaire apostolique
est censé constater de ses yeux le prodige rituel de la liquéfaction,
tantôt retardée de quelques instants, tantôt ponctuelle à
souhait du sang d'un saint Janvier appelé à se retrouver durci
dans sa fiole pour le reste de l'année. Sur quelle assise
catéchétique la foi de cet officier ministériel repose-t-elle?
Visiblement, il est de mèche avec un Vatican dont la pastorale
juge sage de cautionner le subterfuge par l'autorité d'un
tabellion assermenté. Mais ni la piété notariale, ni l'ecclésiale
n'en sont ébranlées pour un sou. Dans ce cas, quelle est le
pilier cérébral de la dévotion censée argumentée du
Saint Siège lui-même?
Et
maintenant, quittez les parvis de la superstition napolitaine
et courez dans les rues et les ruelles de la ville, et maintenant
demandez aux passants leur sentiment sur le miracle traditionnel
du 19 janvier. Je vous le dis, vous ne croiserez pas un seul
mécréant, parce que le prodige figure dans la liste des trésors
religieux de la ville. Si vous vous rendez à Milan ou à Venise,
trouverez-vous des jaloux du riche magasin des accessoires
religieux des Napolitains? Nenni: le même patriotisme confessionnel
vous dira que l'Italie est la capitale d'une religion universelle,
donc respectable et qu'il ne serait pas civique de porter
atteinte à la gloire d'un saint célèbre dans le monde entier.
Les visiteurs des temples prestigieux d'Aphrodite, d'Apollon
ou de Junon ne disaient pas autre chose.
Puis, partez pour l'Allemagne protestante où Luther vous fera
prudemment escamoter, mais nullement réfuter vigoureusement
le dogme de l'immaculée conception ou de la naissance virginale,
tandis que la Prusse calviniste vous livrera à un Dieu privé
des colifichets d'une prêtrise substantifiable, donc de lien
social pétrifié, mais dont le sceptre sera d'autant plus redoutable
que ses foudres se seront privées des renforts du bois, du
fer ou de la pierre et n'auront ni anse, ni manche à tenir
dans vos mains. Le fondement de la foi réformée serait-il
seulement la croyance ferme et inébranlable en l'existence
du Dieu solidifié que les Français ont couronné de la tiare
de Napoléon?
7 - Qui suis-je ? 
Mais, du coup, votre embarras ne fera que grandir. Car s'il
est possible de préciser ce que signifie concrètement le verbe
exister appliqué à un arbre ou à une charrue, que faut-il
entendre par la notion abstraite d'existence attribuée
à un Dieu insaisissable par nature et par définition? Bien
plus, qu'en est-il de l'existence vaporeuse, mais établie,
de la géométrie si seule la logique d'Euclide s'en porte garante
et si elle a fait naufrage dans le cosmos en 1905? Que penser
des démonstrations attestées des mathématiques tridimensionnelles,
que dire d'une philosophie ritualisée par sa scolarisation
intensive, comment peser une République enchainée à ses démagogues
institutionnels, comment libérer une Démocratie ficelée à
un corps électoral d'ignorants? Ou bien vous observez la nation
telle qu'elle se présente ligotée dans l'enceinte d'une Assemblée
Nationale de la sottise publique ou d'un Sénat des Sancho
Pança de la démocratie et, dans ce cas, ce n'est pas elle
que vous voyez si mal fagotée par ses écuyers, mais seulement
son ombre ou sa caricature. Mais si vous la définissez dans
son idéalité cérébrale, donc dans sa perfection gargarisée,
jamais vous ne saisirez ce don Quichotte à bras le corps -
le canasson Rossinante veille au grain.
Il
en est ainsi de "Dieu": cette Dulcinée échappe à ses liturgies,
à ses encensoirs ou à ses prêtrises sur le même modèle que
la République tourne le dos à ses magistrats, à son clergé
d'Etat et à tout son cérémonial. Mais si vous évoquez le souffle
du mythe caricaturé par sa pastorale, sa toison vous glissera
sans cesse des mains. Et vous vous direz: "Qu'en est-il de
ce personnage d'apparat dont le monde entier se dit habité"?
Serions-nous
sur la piste de cet acteur obsédant? Car enfin, nous sommes
tous dichotomisés sur le modèle de cette effigie: notre corps,
ce n'est pas nous, mais notre âme est un vivant incapturable:
"Je pense, donc je suis", disait fièrement Renatus Cartesius.
Mais qui es-tu, toi qui voudrais te connaître pour un animal
pensant, alors que ta pensée n'est jamais que ton spectre
et qu'à peine cernée un instant, cette ombre a bondi plus
loin et te précède de nouveau? Décidément, le sang tour à
tour coagulé et liquéfié de saint Janvier, c'est toi ! Quel
alchimiste que le mythe!
En
vérité, nous ne savons ni qui nous sommes entre nos Béatrice
et nos Maritorne, ni de qui nous parlons quand nous évoquons
la France, la République ou la divinité. Nos mathématiques
demeurent en cours de définition, mais elles sont inachevables,
notre philosophie est en cours d'accouchement, mais elle a
ouvert l'infini devant elle. Qu'en est-il de l'ambition de
connaître l'animal en fuite devant la bête qu'il pourchasse
et qui n'est autre que lui-même ?
8
- Le grand absent 
Si l'éducation nationale initiait les nations à la spiritualité
qui inspirerait une laïcité pensante, peut-être la raison
du monde trouverait-elle un pilote capable de conjuguer le
verbe exister. Car, selon les Grecs, symboliser
(sum-ballein) c'est "jeter ensemble" le signe
et la chose signifiée. Si la France des signaux trouvait un
gouvernail, si la lucidité et le courage trouvaient leur signalétique,
si la pensée trouvait sa solitude, si la politique se signalait
comme une bouée de sauvetage sur une mer démontée, la laïcité
dirait à ses prêtres: "Vous êtes les hommes-signes de ce temps.
Qui serez-vous quand vous conjuguerez le verbe le plus porte-lanternes
dans toutes les langues de la terre, le verbe exister?"
Décidément,
une laïcité respirante dans le symbolique se réserverait bien
des surprises. Qu'en serait-il de son identité intellectuelle
et spirituelle? Longtemps, cette actrice s'est montrée trop
sûre de sa démarche. Elle s'est voulue le guide de l'esprit
de raison de la France, celle du "Que sais-je?" de
Montaigne, puis elle s'est rêvée le souffle ascensionnel de
notre nation et son éducatrice sur le long chemin des élévations
du genre humain. Mais pourquoi ne se demanderait-elle pas
également ce qu'il en est de l'identité titubante des grands
vivants en devenir de leur absence qu'elle a largués dans
le cosmos?
Chez
les Grecs déjà, les dieux dissimulaient leur absence sous
les masques de leurs géniteurs apeurés. Qu'ont-ils à se cacher
à eux-mêmes, les fabricants des masques titanesques qui leur
accordent une prestigieuse effigie en retour? Serait-ce la
peur qui leur interdit de se glisser dans le dos de leurs
portraits gigantifiés dans le sacré? Mais si Jupiter était
seulement l'exorciste de la solitude de ses créatures et le
pédagogue de leur érémitisme originel, quelle ascension que
d'enseigner aux idoles qu'elles n'ont pas de vis-à-vis sur
lesquels se retourner et qu'elles servent seulement de béquilles
du vide aux infirmes épouvantés par l'infini d'une éternité
privée d'interlocuteur?
Qu'ont fait d'autre tous les mystiques du monde, sinon de
chercher l'Absent dont ils se trouvaient habités? Qu'est-ce
donc que l'élévation intérieure, sinon cette ascension-là?
Mais alors, qu'en serait-il de la laïcité française si elle
initiait la nation de la pensée aux secrets de vie ascensionnelle
de la raison elle-même, celle qui réconcilierait vingt-cinq
siècles de la philosophie d'un "connais-toi" insaisissable
avec les profanateurs des idoles qui disaient à Zeus: "Ote-toi
de là, Grand Fuyard, je n'ai pas besoin du soutien du soutien
de ton effigie. Je sais que je brûle du feu de ton absence."
L'absence de "Dieu" est le pain spirituel de tous les saints.
Et
si les solitaires du cosmos, c'était chacun de nous?
7 juin 2014