Si,
sous Périclès, les philosophes Protagoras ou Prodicos, qui ne croyaient
pas en l'existence des dieux de leur temps, avaient convaincu les
Athéniens de renoncer à en parler dans les écoles, les nouvelles
générations, élevées dans l'ignorance de ce que se racontaient leurs
pères, auraient éprouvé un sentiment d'étrangeté à entendre le récit
des croyances de leurs ancêtres et de l'histoire de la ville depuis
Homère.
Cette
situation est celle de la France un siècle après la loi de 1905.
Mais si l'on informe les nouvelles générations de la religion du
pays, il sera impossible de l'enseigner pour vraie, parce que les
sciences modernes de l'homme la tiennent pour un mythe depuis plus
d'un siècle ; mais si on l'enseigne pour fausse, quels instruments
de la raison rendront-ils intelligibles des erreurs encore partagées
par les trois-quarts de l'humanité sur toute la surface de la terre
? L'éducation nationale sera-t-elle donc condamnée
au mutisme?
Dans
ce contexte, le Président de la République a demandé à
une commission ad hoc de réfléchir à la question. Ne serait-il
pas utile, puisque nécessité fait loi, d'enseigner la raison plutôt
que le silence dans les écoles ?
Lettre ouverte à la Commission Stasi
sur la laicité
1 - Qu'est-ce qu'un "fait
religieux"?
2 - De l'actualité
politique de la folie
3 - Merci, M. Périclès
4 - Le garrot de la logique
Mesdames, Messieurs,
Dans l'allocution qu'il a prononcée devant vous et qu'il a tenue
à rendre publique afin de faire connaître à la nation tout entière
la nature et la portée de la mission qu'il vous a confiée, M. le
Président de la République a clairement exposé la conception culturelle
et politique qu'il se fait de la laïcité. Mais préciser les enseignements
de la raison dans une optique strictement morale et gestionnaire
signifie que toute connaissance scientifique de la généalogie des
croyances religieuses sera exclue de l'enseignement officiel. De
plus, les mythes sacrés sont communiqués à leurs fidèles par les
signes, les symboles, les cérémonies et les rites qui les transmettent
de siècle en siècle. Comment valider les valeurs morales que définit
la laïcité et refuser de légitimer les conquêtes de la connaissance
rationnelle de l'humanité? Une approche non objective du contenu
des religions renie la vocation du pays de la raison. Les petits
fils du Discours de la méthode seront-ils privés d'avenir
intellectuel par le refus de l'éducation nationale d'initier la
jeunesse aux droits de la pensée?
1
- Qu'est-ce qu'un "fait
religieux"?

Prenez
la notion de " fait religieux ". Qui soutiendra qu'un " fait
" de ce type pourra se trouver transporté sur un autre territoire
que le sien ? Qui dira qu'une cathédrale ressortirait à l'architecture,
un agenouillement à un exercice physique, une imploration de la
Vierge à la littérature ? Quel singulier artifice d'oublier qu'une
cathédrale, un agenouillement, une prière, une liturgie, une croix
ressortissent exclusivement à une psychologie habillée en théologie
. Mais croyez-vous vraiment que la Commission pourra se permettre,
je ne dis pas d'approfondir, mais seulement d'aborder l'étude de
la foi sans se poser une question exclue d'autorité du champ de
l'interrogation permise par la censure républicaine, celle de soumettre
les mythes religieux aux impératifs de la connaissance scientifique
?
Vous
plierez-vous aux directives que vous avez indirectement reçues de
l'État, lequel vous interdit, à ce que j'ai cru comprendre, de vous
demander résolument, avec toute la science psychologique depuis
plus d'un siècle , pourquoi le genre humain se croit accompagné
dans le vide de l'immensité par de gigantesques et insaisissables
personnages cosmiques, pourquoi les esprits les plus éminents ont
cru pendant des millénaires à l' existence des dieux ou de la divinité
unifiée de leur époque et pourquoi les acteurs fantasmés
de l'éternité, qu'on appelle des idoles, ont tous péri à l'occasion
des simples mutations de l'entendement de leurs adorateurs - ce
qui démontre, à tout cerveau rationnel, que la croyance en la réalité
des acteurs imaginaires qui se sont succédé depuis le paléolithique
dans la boîte osseuse de notre espèce ressortit à des sécrétions
périssables du cerveau collectif ? Peut-on traiter la question du
statut politique et éthique de la laïcité sans aborder le vrai sujet
? Peut-on se résigner à ne pas rechercher les causes objectives
d'un phénomène aussi universel et incroyable que la croyance? Pourquoi
les évadés affolés de la nuit sont-ils majoritairement soumis à
des rêves apaisants ou terrifiants?
2
- De l'actualité politique de la folie 
Votre Commission a rendez-vous avec une actualité effrayante. Il
se trouve que le 11 septembre 2001 a précipité la planète tout entière
dans une régression théopolitique traumatisante. Donald Rumsfeld
vient de reconnaître que la politique mondiale des États-Unis s'était
adaptée à cet événement inouï. Comment votre Commission ne tiendrait-elle
aucun compte de la révolution copernicienne de la connaissance de
l'encéphale humain qu'exige un bouleversement aussi subit de toute
la politique de la plus puissante démocratie du monde ? Comment
la France et l'Occident peuvent-ils encore prétendre connaître notre
espèce s'ils demeurent tout éberlués par le débarquement sur la
scène internationale d'un Dieu à demi oublié?
A
l'heure où l'humanité se trouve à nouveau et tout subitement plongée
dans des rivalités viscérales entre diverses divinités flottantes
ou acérées, qui se révèlent incompatibles entre elles aussi bien
par leurs biographies qu'en raison de leurs complexions psychophysiologiques
opposées, il est impossible de traiter de la laïcité sans approfondit
la connaissance de l'humanité. Une République qui tournerait le
dos au commandement premier qui a fondé toute la civilisation occidentale
sur le "Connais-toi" depuis vingt-cinq siècles ne serait
que le cercueil de la raison.
Êtes-vous donc appelés à remplir une mission impossible ? Vous demande-t-on
de résoudre le problème de la quadrature du cercle ? D'une part,
vous vous dites que la France politique est livrée pieds et poings
liés à des notions confuses. Nul ne sait comment définir la liberté,
la justice, la démocratie ou la loi dans une démocratie qui se proclame
ouverte à la recherche scientifique, mais dans laquelle la connaissance
scientifique de l'homme se trouve encore frappée d'interdit par
des tabous religieux millénaires. Mais si vous vous livriez à une
ombre d'analyse de la boîte osseuse des trois quarts de l'humanité
actuelle, l'orthodoxie de la tolérance vous frapperait de son sceptre.
3
- Merci, M. Périclès

Depuis
deux millénaires et demi - merci, Périclès - toute pensée digne
de ce nom se confond avec un exercice drastique de la raison critique.
Allez-vous, au nom de l'État lui-même, entraîner la France de Descartes
dans une gestion officielle du cerveau de la nation qui se voudra
l'ennemie de la connaissance ? Oublierez-vous qu'il est impossible
à l'éducation nationale d'enseigner de prétendus " faits religieux"
, puisqu'ils ne se trouvent aucunement présents dans un monde
extérieur qui les " objectiverait " en tant que tels ?
La réalité des croyances étant subjective par nature et par définition,
comment allez-vous saisir cette subjectivité si vous ne disposez
pas des armes de la raison appropriées à une telle ambition ? Comment
allez-vous poser la question de l'origine et de la nature des croyances
s'il vous est impossible de vous interroger sérieusement sur leurs
fondements et leurs singularités ? Il vous faudrait prendre acte
qu'elles appartiennent nécessairement à des fantasmes mentaux que
la raison tente de décrypter depuis plusieurs siècles. Mais il vous
sera impossible de faire un pas dans l'inconscient des royaumes
du fabuleux mental de vos concitoyens sans obéir à la vocation séculaire
de la laïcité, qui est appelée à initier la nation aux premiers
pas de la connaissance scientifique d'une espèce sédimentarisée
par des mondes fantastiques. Apprendre, dès l'enfance, à définir
les royaumes respectifs du savoir et de la magie excèdera-t-il longtemps
encore le territoire de la recherche scientifique que nos lois consentent
de nos jours à ouvrir à l'enseignement public du premier et du second
degré ? Ce type de recherche s'infiltrera-t-il du moins dans l'enceinte
de nos universités ?
4
- Le garrot de la logique 
Tentons de serrer davantage le garrot de la logique ; et, pour cela,
dressons un bref inventaire du contenu de nos crânes et de celui
de la France d'aujourd'hui.
1 - Depuis Platon, il n' existe aucun exemple d'un progrès quelconque
du savoir scientifique qui n'ait non seulement provoqué un recul
des mythologies religieuses sur un point précis, mais qui n'ait
été fondé sur une victoire de la raison sur son unique rival, l'esprit
magique. Après une interruption catastrophique de quinze siècles,
le combat de la pensée " en elle-même et pour elle-même ",
comme disait un certain Socrate, a repris timidement son cours,
mais toujours en concomitance étroite avec un recul de l'empire
des sorciers. Chacun sait que la laïcité fut un fruit du siècle
des Lumières. C'est peu de dire que si l'Europe cessait de forger
le fer de la raison, la civilisation occidentale perdrait sa spécificité.
Messieurs, votre mission est politique au premier chef parce que
les retrouvailles éventuelles de l'Occident avec sa puissance politique
d'autrefois demeureront tragiquement provisoires et infécondes si
elles se trouvaient secrètement stérilisées par le cancer qui ronge
tous les bas-empires et qui n'est autre que la léthargie cérébrale
dont elles sont frappées quand l'acier de la pensée s'est détrempé.
2
- La nation de la raison n'a pas retrouvé son souffle - mais, de
ci, de là, un zéphyr commence de caresser les têtes. On est gêné
par une tolérance qui met le vrai et le faux à égalité de valeur
et de droits et qui n'est qu'indifférence à la vérité. Les pluies
de printemps ont fait germer un grain de raison qui a suffi à faire
redécouvrir que le respect d'autrui peut devenir l'arme la plus
redoutable de l'obscurantisme communautaire. On croit rêver devant
un si grand réveil de l'évidence.
3 - La Commission entend-elle collaborer avec l'habileté d'une Église
désormais attachée à faire valoir non plus les propositions théologiques
qui la fondent et qui seules la définissent dans sa nature propre,
mais la culture occidentale en général qu'elle est censée avoir
fécondée ? Les prodiges dont le cerveau de la France est le théâtre
se succèdent à un rythme accéléré : nous sommes éberlués de voir
le royaume de Dieu céder la place au royaume de l'art dans les têtes.
Notre confusion mentale nous fait croire que les religions ne seraient
plus des credos, mais de simples habillages de leur substantifique
moelle, que nous baptiserions LA CULTURE. Les dogmes font place
au pinceau de Michel Ange, les autels ne sont plus à l'écoute du
ciel, mais de la musique, les plafonds de la Chapelle Sixtine ont
remplacé le catéchisme.
Il
faut admirer de si grands miracles du génie politique de Rome. Régner
sur les têtes par les prestiges de l'art est devenu plus adroit
que de brandir la révélation. On prouvera l'existence d'Artémis
et de Vénus par les chefs-d'œuvre de Praxitèle. Mais seule l'ignorance
de notre siècle donne à un sacerdoce assermenté l'audace
de consolider le sacré par les triomphes de l'art. Je crains
seulement que tout ce beau théâtre ne trompe que les sots: croire,
c'est se convaincre d'un prodige censé changer tous les jours du
pain et du vin en chair et en sang réels d'une divinité sur les
autels, croire, c'est se persuader qu'un homme serait né d'une vierge
enfantée par le ciel, croire, c'est le voir bondir hors de son sépulcre
trois jours après sa mort. L'humanité demeurera inintelligible à
elle-même aussi longtemps que la science anthropologique ne connaîtra
pas le secret d'une folie qui faisait écrire, il y a plus de cinq
siècles à Léonard de Vinci que, le jour de Pâques, " dans toute
l'Europe, on verra les peuples se rassembler pour verser des larmes
sur la mort, en Orient, d'un seul homme. ".
4
- La France a promulgué la loi de 1905. Pourquoi a-t-elle ensuite
refusé de défricher le continent immense ouvert par son audace à
la recherche rationnelle mondiale sur le fonctionnement onirique
de l'encéphale de l'humanité ? Comment séparer l'État de la religion
et renvoyer Dieu dans les nues sans se demander pourquoi il s'était
domicilié dans la tête de son ex-créature ? Une législation fondée
en raison devient illégitime si, faute de courage intellectuel de
nos élites politiques, elle demeure intellectuellement stérile.
La Commission aggravera-t-elle la responsabilité de la France de
la pensée dans la régression internationale de la raison scientifique
qui frappe à nouveau d'interdit la connaissance du cerveau bipolaire
des humains ? Mais si le XVIIIe a fait progresser la raison en France
et sur les cinq continents, c'est seulement parce qu'une proportion
importante de la classe dirigeante de l'époque a partagé la curiosité
intellectuelle des encyclopédistes. La Commission réfléchira-t-elle
à la question de la responsabilité cérébrale des classes politiques
dans les démocraties ?
5 - N'est-il pas catastrophique d'achever de rendre la République
acéphale à l'heure où l'empereur du monde pointe un index vengeur
sur un " axe du mal " mythique ? La laïcité peut-elle se ruer dans
un désarmement cérébral accéléré de l'Europe à un moment aussi crucial
que celui où la concession d'introduire un milligramme de pensée
dans l'entendement public ne suffira pas à ressusciter le siècle
des Lumières ? Pour lutter efficacement contre la régression mondiale
de l'intelligence à laquelle nous assistons, il faudra se livrer
à un approfondissement vertigineux de la connaissance de l'inconscient
de l'Histoire. C'est la géopolitique qui appelle les descendants
de Descartes et de Voltaire à se réveiller. Puis-je me permettre
de vous rappeler avec insistance que le continent de l'inconscient
religieux des évadés de la zoologie est devenu largement
déchiffrable aux yeux des psychologues du monde entier ? Votre rapport
ressemblera-t-il aux décisions du Concile de Trente, qui a ignoré
la rotondité de la terre et l'héliocentrisme ?
7 - La première école musulmane agréée par l'éducation nationale
vient d'ouvrir ses portes sur le territoire français. Elle est placée
sous l'égide d'Averroès, le philosophe arabe condamné pour hérésie
par l'islam et contraint à faire amende honorable, puis réhabilité
de son vivant par sa religion, mais condamné par l'Université de
Paris en 1240 puis, derechef, par Léon X en pleine Renaissance,
en 1513. La Commission sera-t-elle embarrassée ou encouragée de
ce que la laïcité pourrait se trouver fécondée par la médiation
en forme de coup de semonce du philosophe cordouan qui ridiculisa
toute la théologie du Moyen Âge, laquelle se refusait au sacrilège
d'élaborer une science physique nécessairement incompatible avec
le récit de la création ?
Averroès
faisait de l'intelligence humaine le vrai feu de toute spiritualité,
de toute lucidité et de toute science véritable. Comment défendrez-vous
une laïcité réduite au rang de gestionnaire de communautés acéphales
? Craignez que l'hérétique qui convertit saint Thomas à Aristote,
puis Rome à élever l'aquinate au rang de docteur officiel du catholicisme
jusqu'à Vatican II en 1962 vienne, pour la seconde fois, réveiller
la raison endormie de l'Occident. Comment un islam français pensant
ne vous rappellerait-il pas l'absurdité de condamner l'école publique
à l'ignorance et à l'irréflexion ? Comment oublieriez-vous que toute
l'anthropologie scientifique occidentale trouve son origine dans
Averroès et que nos écoles dites catholiques elles-mêmes ne sont
agrées, au sein de la République, que si leurs enseignants sont
diplômés par l'État et si leurs manuels scolaires sont laïcs ? Je
rappelle que les enseignants de ces écoles ne sont pas admis à corriger
les épreuves du baccalauréat du seul fait que la croyance et la
raison ne sont compatibles que sur un terrain limité et toujours
seulement secondaire.
Comment, dans un tel contexte, définirez-vous la laïcité de telle
sorte qu'il lui demeurera interdit, trois cent soixante sept ans
après le Discours de la méthode et huit cent cinq ans après la mort
d'Averroès de peser les croyances avec la rigueur et la clarté de
la science psychologique de notre temps? Ne pensez-vous pas qu'un
nouvel humanisme européen naîtra du fait que l'islam nous donne
à méditer le destin du commentateur cordouan d'Aristote qui permettait
, un siècle avant Descartes, à Léonard de Vinci d'écrire:
" Celui qui se réfère à l'autorité ne fait pas travailler son
intelligence, mais seulement sa mémoire ". Si la Commission
prenait l'initiative révolutionnaire d'introduire les droits de
l'intelligence dans l'éducation nationale, elle commencerait par
mettre Averroès au programme du baccalauréat aux côtés de Freud
qui écrivait : " Le Dieu personnel n'est, psychologiquement,
rien d'autre qu'un père porté aux nues. "
8
- L'histoire réelle est celle du cerveau du monde. L'analyse que
feront les historiens et les philosophes de demain de la manière
dont vous aurez interprété le destin pensant ou non de l'Europe
vous donne rendez-vous avec votre postérité. Elle sera digne de
vous si vous posez la question de la responsabilité des élites politiques
modernes face aux conquêtes de la raison et de l'intelligence de
leur temps.
11 juillet 2003
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