Le
texte ci-après se trouve également sur le forum . Il s'agit de ma
réponse au Professeur Tissot de l'Université d'Ottawa. Je tente
de préciser les raisons pour lesquelles la réflexion anthropologique
sur les religions doit demeurer scientifique. Le vrai débat ne saurait
être compris s'il devait débarquer dans l'espace public, celui-ci
confine nécessairement le problème dans le champ de la gestion politique,
qui est superficielle et dénaturante.
1
- Le fond du débat
2
- Pourquoi les religions sont-elles dogmatiques?
3
- Les religions ne sont pas des cultures
4 - Le double langage des démocraties
5
- Résumé de l'expérience française
6
- Nécessité d'une généalogie critique de notre évolution
cérébrale
Voltaire
: " Pensez par vous-mêmes ".
Necker : " Régner, c'est dominer les imaginations
".
Le 9 mars 2004
Monsieur le Professeur,
J'ai lu avec le plus grand intérêt votre réflexion sur ce forum.
Votre contribution me paraît décisive : on ne saurait aller davantage
au cœur du débat qu'en soulevant avec courage la question de l'interdiction
d'accès à l'espace public de toute recherche scientifique ou philosophique
sérieuse en matière de croyance.
1 - Le fond du débat 
Qu'enseigne
l'évolution de notre encéphale ? Que sans une identité cérébrale
à la fois partagée et musclée, il n'y a pas de société viable. Aussi,
depuis les origines de notre espèce, tout pouvoir politique durable
se voit contraint de répandre divers mythes selon lesquels nous
serions informés de l'origine de l'univers et de sa finalité. Nos
chefs politiques furent d'abord des sorciers en possession des connaissances
fondamentales sans lesquelles les évadés de la zoologie ne sauraient
ni d'où ils viennent, ni ce qu'ils font là, ni où ils sont censés
se rendre après leur trépas. C'est pourquoi les religions sont des
armures mythologiques par nature: sans médication magique de l'ignorance
native et traumatisante dont les fuyards de la nuit sont affligés
de naissance, comment prendre pied hors du règne animal ?
2
- Pourquoi les religions sont-elles dogmatiques? 
Il résulte également de ces évidences que les théologies sont nécessairement
dogmatiques: impossible à nos premiers chefs de faire croire que
des connaissances imaginaires par définition seraient vraies sans
leur attribuer une autorité souveraine, donc doctrinale, laquelle
ne saurait, en outre, s'imposer sans recourir à des contraintes
publiques. Celles-ci provoquent d'ailleurs un consentement général
du seul fait qu'elles sont censées répondre au salut du genre humain.
3
- Les religions ne sont pas des cultures 
Aussi
les difficultés politiques des religions n'apparaissent-elles qu'à
l'instant où plusieurs mythes incompatibles entre eux ou difficilement
convergents s'installent sur un même territoire. Pour les dominer
et apaiser leurs rivalités, l'autorité publique se voit dans l'obligation
de les débaptiser et de les appeler des cultures, ce qui les prive
de leur identité , puisque c'est viscéralement qu'une croyance n'est
crédible que de se prétendre en possession, non point d'une " culture
", mais de LA vérité. Du coup, le pouvoir politique simiohumain
se prive de la puissance du souverain, lequel ne saurait s'imposer
à nos boîtes osseuses qu'à l'aide d'un rêve plus englobant que tous
ses adjoints et comparses réunis. Sinon, gare aux tribalismes proliférants,
gare à l'anarchie des cerveaux, gare aux songes plus dissolvants
que coagulants.
4 - Le double langage des démocraties 
Un État réduit au rang de simple gestionnaire de mondes oniriques
multiples - ils entrent nécessairement en guerre entre eux sitôt
qu'on les libère d'une forte tutelle - se trouvera condamné à tenir
un double langage. D'un côté, il proclamera que tous les dieux seront
tenus pour existants et égaux entre eux, mais que chacun se trouvera
parqué sur le lopin attribué à son credo, ce qui les condamne à
sacrifier l'universalité de leur vérité. A-t-on jamais vu une théologie
condamnée au partage de ses dogmes ? De l'autre, par sa nature même
le pouvoir démocratique ne disposant pas de l'autorité des cosmologies,
il se dilue à force de ne tromper personne sur la relativité de
ses commandements.
Aux
yeux des croyants, l'infirmité cérébrale des démocraties polyculturelles
les entraîne fatalement au naufrage progressif de leur prestige
politique , donc de leur force de persuasion. Comment régner durablement
à l'aide d'une police chargée d'admonester des enfants en bas âge
? " Jouez avec vos dieux, mais ne vous chamaillez pas avec vos marionnettes
cérébrales. Nous vous interdisons de vous faire plaies et bosses
avec les poupées qui se promènent dans vos têtes. " C'est pourquoi
les États dans lesquels la vérité est définie par les majorités
parlementaires sont au rouet : la multiplication des mythes religieux
sur leur sol les change en cuisiniers affairés autour de leurs casseroles
et attachés seulement à empêcher leur écume de déborder, alors que
l'encéphale simiohumain est tout bouillonnant de personnages fantastiques
chargés de nous cacher que notre espèce n'a basculé hors du règne
animal que pour reculer d'épouvante de se trouver seule dans l'univers.
5
- Résumé de l'expérience française 
Vous êtes bien courageux, M. le Professeur , d'avoir discrètement
soulevé la question du statut de la raison critique au Canada. Mais
l'observation de la généalogie du cerveau humain n'a pas d'autre
arène possible que les revues savantes. Freud n'a trouvé aucun éditeur:
vous savez qu'il a fondé sa propre revue avec l'aide de quelques
amis et que les nazis ont mis fin au sacrilège.
Notre
XVIIIe siècle nous a fait croire un instant que le débat rationnel
sur le sacré pourrait devenir public et favoriser les progrès de
l'intelligence - mais nos encyclopédistes n'étaient que les derniers-nés
d'une longue lignée de pédagogues français du ciel des chrétiens.
Ces candides avaient si peu la tête politique qu'ils ont cru qu'un
" Dieu " tolérant serait capable de toréer dans l'arène de
l'histoire! Deux siècles plus tard, l'Amérique en guerre contre
l' " axe du mal " et l'Islam engagé sur les champs de bataille
d'Allah nous rappellent que les rescapés des ténèbres sont affligés
d'un encéphale qui les scinde irrémédiablement entre leurs ciels
orageux et leurs mondes lumineux.
Bien avant Darwin, la révolution de 1789 a gravé dans nos chairs
l'expérience que les croyances religieuses sont d'origine psychobiologique
et qu'on ne hâte pas l'évolution de l'encéphale de notre espèce
à les extirper au bistouri. Napoléon a fait bénir ses carnages à
redresser les autels, Charles X et sa sainte ampoule ont pris le
relais, Louis-Philippe l'a suivi parmi les encensoirs et Napoléon
III a scellé à nouveaux frais l'alliance immémoriale des empires
avec le sang de la croix. Depuis 1905, la France s'efforce de remplacer
le catéchisme par le mutisme. Mais on n'enseigne pas la raison par
le silence. Aussi toute l'Europe est-elle demeurée religieuse autour
de nous et notre avenir politique bien compris dans le sacré oblige
notre diplomatie à composer avec les turbans de l'Islam.
6 - Nécessité d'une généalogie critique de notre
évolution cérébrale
Pourquoi
une vraie science des tabernacles ne peut-elle naître que d'une
anthropologie critique ? Parce que le cerveau religieux n'est que
le plus spectaculaire et le plus répandu d'une espèce dichotomisée
et totalisante. La princesse Marie Bonaparte , que j'ai bien connue
- on en reparle beaucoup en ce moment à cause du film avec Catherine
Deneuve - voyait dans la psychanalyse une espèce de religion révélée
tout d'une pièce, avec sa doctrine définitive ; et elle s'indignait
que je voulusse écrire l'histoire de cette science, parce que si
les dogmes ont une histoire, ce ne sont plus des dogmes. La psychanalyse
française avait des réflexes d'Église. Elle continue de cajoler
le " fait religieux ". Qui, en France, lit L'Avenir d'une
illusion ? C'est que l'humanité n'est pas mûre pour se connaître
dans sa nudité.
Mon
site se voudrait une sorte de revue spécialisée dans un monde hypercommercialisé
où seul internet conquiert progressivement l'espace d'une liberté
et d'une audace de l'intelligence critique. Pour l'instant je suis
le seul philosophe à publier des textes inédits pour internet. Apprenons,
dans le silence de la réflexion, à descendre dans les profondeurs
de notre boîte osseuse La vérité avance " sur des pattes de colombe
", disait Nietzsche .
9 mars 2004
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