1
-
Le statut spirituel de la
démocratie et vous
2
- Les crocs des dieux
3
- L'école de la mort
4
- Suite de l'évacuation de notre prochain
5
- La question de l'âme
*
Lettre
aux intellectuels tunisiens (suite)
1- Le
statut spirituel de la démocratie et vous
La semaine dernière, je vous ai proposé de vous amuser un instant
par le récit détaillé de l'avortement intellectuel de la laïcité
"à la française" - mais comme les errements de l'espèce de rationalité
pseudo scientifique dont nous faisons usage dans nos écoles publiques
se sont répandus comme une trainée de poudre dans toute l'Europe
scolaire, voyons ensemble si nous pourrons remettre sur le bon
chemin la philosophie de la raison que nous avons estropiée.
A peine le vaincu de Waterloo se fut-il embarqué pour l'île d'Elbe
que Louis XVIII s'est hâté de valider à nouveaux frais le principe
de l'inquisition, donc de redorer le prestige un peu terni des
procès en hérésie - mais on ne trouva personne à brûler vif entre
1814 et 1824. Puis Charles X a remis la main sur la sainte ampoule,
de sorte que notre pseudo révolution de 1830 a placé notre Jupiter
pacificateur et tueur plus en porte-à-faux que jamais entre un
ciel des châtiments à l' usage des enfants et les idéaux oniriques
de notre démocratie. Il en est résulté que notre Restauration
religieuse s'est vainement essayée à trancher enfin la question
décisive de savoir si ce sont les livres d'images des hommes qui
font exister leurs dieux ou l'inverse.
De 1852 à 1870, ce fut au tour de Napoléon III de demeurer assis
entre les deux selles du sacré - l'infernale et la séraphique
dont le Moyen Age nous avait fait les héritiers, tellement la
démocratie désormais baptisée de chrétienne tentait encore de
nous installer à demi sur le trône d'un "Dieu" des tortures éternelles
et à demi sur celui des abstractions bienheureuses devant lesquelles
la raison simiohumaine se béatifiait depuis 1789. Aussi n'est-ce
nullement un débat entre les mots angéliques qui nous servaient
maintenant de prie-Dieu, d'une part et les découvertes de nos
premiers anthropologues des trois monothéismes, d'autre part,
qui ont posé les fondations de la IIIe République, mais seulement
la cruauté de la défaite de nos armes devant l'Allemagne en 1870.
Vous voyez que je vous mets doucement à l'écoute de la question
de savoir comment il s'appellera, le Allah intérieur qui imposera
la souveraineté du peuple palestinien à la communauté internationale
et comment notre laïcité au petit pied n'en sera pas le prophète,
mais la vôtre. Pour l'apprendre, sachez, en tout premier lieu,
qu'à la suite de la proclamation de notre IIIe République à une
seule voix de majorité, une longue guerre des objets du culte
s'est déroulée derrière les décors et que nous n'avons réussi
que par ruse et en tapinois à retirer de nos écoles les crucifix
de plâtre ou de bois dont nous interposions les écrans entre nous
et nos semblables - et ce n'est qu'en 1905, que nos premières
écoles globalement qualifiables de laïques ont pu se trouver
inaugurées, mais toujours sur le fondement bancal de la proclamation
de Napoléon 1er selon
laquelle Zeus existerait objectivement mais que, dans le même
temps, il ne saurait se passer du saint chrême dont la souveraineté
du peuple français le ferait bénéficier.
C'était également à l'école du pouvoir catéchétique qu'il avait
souverainement accordé à son propre sceptre que l'empereur avait
intronisé le Dieu doctrinal des chrétiens dans le ciel d'une démocratie
mondiale messianisée et qu'il s'était fait couronner du titre
de médiateur des droits de l'humanité sur cette terre. Le chrétien
se trouvait immergé dans l'eau de baptême des idéaux universels
de la Révolution, mais sur le même modèle d'une intronisation
seulement verbifique à laquelle notre République des Jésuites
de la démocratique vous appelle maintenant: on vous demande de
reconnaître la souveraineté, toute vocale à son tour, de la Palestine
opprimée. Au moment où, en la cathédrale Notre-Dame de Paris,
le pape Pie VII s'apprêtait à déposer la tiare impériale sur la
tête du Clovis de la Liberté, le saint Corse la lui a prise des
mains - mais de mèche, évidemment, avec le donateur - et l'a déposée
lui-même sur son "auguste front". Et nous nous disions les uns
aux autres: "Où donc cette religion-là nous cache-t-elle
notre prochain? Notre semblable serait-il introduit dans nos cœurs
à l'école de la parole d'un ciel à deux faces, celle d'une potence
de bois sec et celle des vocables de 1789?
Dans
ce cas, il fallait conduire l'anthropologie scientifique au décryptage
de cet astucieux dédoublement, il fallait découvrir les fondements
psychobiologiques du tartuffisme. Mais déjà Allah vous poussait
l' épée dans les reins, déjà le statut véritable d'Allah vous
situait au cœur de la politique de la planète, déjà votre vocation
de théologiens de la laïcité tranchait dans vos esprits, du statut
spirituel des démocraties.
2 - Les crocs des
dieux
Vous
savez que la France laïque s'est ensuite frappée d'une scission
cérébrale plus torturante encore que les précédentes: en 1905,
notre République s'est accordé le statut d'un Etat réputé séparé
du co-gestionnaire qui lui collait aux os depuis le Moyen Age,
le Vatican. Mais notre autonomie en droit international public
n'était que l'affichage juridique d'une raison politique décélestifiée,
du moins en apparence et partiellement. Puisque notre laïcité
n'avait pas encore de "théologie" de notre prochain, comment la
France se serait-elle proclamée indépendante de l'autorité des
droits et des pouvoirs que le ciel des chrétiens exerçait jusqu'alors
sur toutes les nations de la planète rattachées à son culte?
Du
coup, un nouvel avatar a frappé le statut irrémédiablement schizoïde
de la proclamation pseudo catéchétique de Napoléon; car si l'identité
de notre nation se dichotomisait plus résolument que jamais entre
l'enseignement césarien des dogmes de l'Eglise, d'une part et,
d'autre part, l'initiation aux règles muettes qui président aux
conquêtes de la science expérimentale depuis le De Revolutionibus
de Copernic en 1543, ne fallait-il pas consulter les entrailles
des Etats modernes et celles des trois orthodoxies du monothéisme,
ne fallait-il pas demander aux augures des deux mutismes à l'égard
de notre prochain de nous dire si les dieux doctrinaux ne détiendraient
pas les secrets les plus cachés de la denture et des mâchoires
des Etats carnassiers?
Car
à peine une nation se croit-elle devenue "rationnelle" qu'elle
se met à reconquérir en tâtonnant quelques recettes des morsures
de la politique. Récompenser et punir, se faire obéir, craindre
et respecter, s'entourer d'un prestige, d'une vénération, d'une
fascination, tout cela ressortit aux enseignements millénaires
des crocs voraces du sacré. Amputerez-vous votre politologie de
la dissertation des Célestes de ce type? Mais alors, qui est-il,
l'Allah des donateurs qui vous habite, celui qui nourrit d'un
regard critique la politique et l'histoire de l'humanité?
3
- L'école de la mort
Autre difficulté: comment faisons-nous trotter côte à côte notre
république et nos autels si les deux baudets se présentent scindés
entre un mythe indécis et un réel flottant et s'ils ne savent
si le fléau de la balance de la vérité penchera du côté du prochain?
Sur quel plateau déposerons-nous le terme de Justice si notre
loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat n'a remédié en rien
à la dichotomie congénitale qui frappe l'espèce de raison dont
nous disposons? Certes, nos écoles laïques, d'un côté et nos écoles
du sacré, de l'autre, ont longtemps essayé de cheminer de conserve
et sans seulement se livrer à quelques escarmouches. Mais vers
quel baccalauréat partagé entre Euclide et notre Olympe nous a-t-il
fallu tenter de les faire courir? Notre République s'est exclusivement
fondée sur les droits souverains dont notre raison scientifique
se réclame depuis les Grecs.
Encore
une fois, qu'adviendrait-il de notre "Connais-toi" si personne,
dans nos rangs, n'ose seulement se poser la question brûlante
et qui seule fonderait une anthropologie réellement scientifique,
celle de nous demander pourquoi, depuis le paléolithique, notre
espèce se procure des dieux désespérément locaux et périssables,
pourquoi elle les vénère à genoux, pourquoi elle ne se prosterne
que l'espace de quelques siècles devant leur sainteté gloutonne
et pourquoi elle en modifie les leçons à l'école des immolations
gastronomiques et dont ils nourrissent leur obésité. Car, à l'origine,
nous trucidions de sang froid nos congénères les plus précieux
en l'honneur d'une kyrielle de nos Célestes, puis le brouet des
animaux de boucherie de plus en plus méticuleusement tarifés,
parce que le sang du sacrifice tantôt de notre prochain bien cuisiné,
tantôt de nos bêtes domestiques bien concoctées demeurait
fort inégalement rémunéré sur les autels de nos marmitons de la
démocratie mondiale.
Or, Allah est la première de nos divinités qui nous ait donné
l'ordre de jeter au panier le couteau de boucher de Jahvé, puis
aux oubliettes la foi des chrétiens qui clouent leur dieu ensanglanté
sur une potence réputée salvifique, puis en font humer l'odeur
aux narines de leur Jupiter meurtrier. C'est donc à un Allah privé
du poignard masqué des deux autres monothéismes que votre théologie
de la sainteté laïque vous conduit. Comment délivrerez-vous le
peuple palestinien du glaive biblique dont les chrétiens aspergent
une foi appelée à servir de beau masque à leur gibet du sacrifice?
Serez-vous les successeurs des apôtres français des Lumières,
ferez-vous débarquer la psychanalyse transcendantale des théologies
dans la science historique mondiale, serez-vous le fer de lance
de la Renaissance arabe, redonnerez-vous son feu à l'intelligence
sur cette planète?
4
- Suite de l'évacuation de notre prochain
Voici la suite des aventures cérébrales que notre République sacrificielle
a vécues: en 1958, Michel Debré s'est dit que, décidément, jamais
la laïcité française ne parviendrait à séparer la vérité scientifique
de l'obscurantisme religieux si nos écoles du sacré usaient impunément
de manuels scolaires confits en dévotions et si les pratiques
sociales qu'entraînent les piétés immolatrices s'apprennent dès
la plus tendre enfance sur les bancs des augures antiques retrouvés.
Le Général de Gaulle se voulait catholique et chrétien, mais il
avait la tête gallicane comme personne. Il promulgua donc une
loi qui ordonnait à nos écoles confessionnelles de confier exclusivement
leur annonciation d'une révélation prétendument divine à des professeurs
dûment certifiés à l'écoute et à l'école des autels mentaux que
nous élevons, de notre côté, à notre espèce de raison bien asséchée.
De plus, on mettrait désormais entre les mains des générations
encore imprégnées du mythe sacré des chrétiens les mêmes manuels
scolaires que ceux dont la République usait dans l'enceinte des
écoles du savoir scientifique; et, par un surcroît de précautions,
les correcteurs chargés de noter les copies d'un baccalauréat
désormais unifié sous la férule des examinateurs diplômés de nos
savoirs positifs seraient dorénavant recrutés exclusivement dans
nos lycées laïcs - sinon, le risque était grand que des dissertations
entachées de quelques relents de l'irrationnalité catéchétique
des chrétiens se trouveraient favorisées en catimini et à la faveur
de l'anonymat des juges sélectionnés et officialisés par l'Etat.
Rien n'y fit: en 1965, notre Eglise rassemblée sous la bannière
de l'archevêque de Paris imposait au Général de Gaulle l'interdiction
de projeter sur notre territoire un film que notre corps épiscopal
jugeait sacrilège à l'égard de la sainteté monastique: on y racontait
la vie d'une cloitrée du XVIIIe siècle, dont l'auteur, un certain
Denis Diderot, était mort 1784.
5 - La question de
l'âme
En 1984, une ultime tentative de M. François Mitterrand d'unifier
définitivement une instruction publique plus ignorante du prochain
que jamais se brisait sur les phalanges d'une foi héritée des
ardeurs religieuses de la monarchie. Enfin, en 1995, le Président
Jacques Chirac tentait de rebrousser chemin à toute allure et
de reconduire la France des arrière- petits-fils de Voltaire dans
les bras de l'Eglise catholique, apostolique et romaine; et l'on
vit une foule de défenseurs tout neufs de la foi et de la culture
religieuse de l'Ancien Régime surgir en rangs serrés sur les pavés
de la capitale, comme s'il avait suffi de desserrer un instant
l'étau de la loi de 1905 pour que la vieille France sortît de
terre comme champignons après la pluie et brisât les digues édifiées
depuis des décennies par une République fondée sur le silence
pur et simple à l'égard de nos semblables. Et depuis lors, la
laïcité française regarde notre prochain et s'écrie: "Qui est-il,
celui-là?"
Vous, que la foi musulmane conduira à accoucher de la vie spirituelle
du XXIe siècle, vous à qui l'islam devra l'enfantement d'un Allah
de la raison et du cœur dont votre religion est grosse depuis
tant de siècles, vous qui ferez, de l'intelligence le feu de l'esprit,
vous qui fonderez le premier culte auquel le monde entier devra
le tarissement du sang des autels, vous qui nous direz quel est
le véritable Allah, vous vous demanderez pourquoi en Russie également,
l'Eglise orthodoxe et ses popes du sacrifice ont soudainement
surgi des catacombes à la suite de la chute du mur de Berlin,
pourquoi en Turquie, l'armée, convertie en apparence à la laïcité
par Kemal Ataturk en 1924 et qui aurait donc dû se montrer le
fer de lance de la souveraineté nationale, s'est aussitôt cherché
un nouveau maître auprès des Etats-Unis, faute d'avoir trouvé
dans l'islam le masque sacré de tous les Etats du monde,
l'alliance d'un sceptre avec le sang des glaives.
Puisque la foi des juifs et celle des chrétiens de curie se cherchent
leurs emblèmes dans le temporel, puisque ces deux religions
du Livre rêvent de réduire leurs rivales à quia, les philosophes
français du XXIe siècle vont-ils se décider à prendre la relève
de ceux du XVIIIe ? Oseront-ils se demander enfin et à vos côtés
pourquoi les pithécanthropes se jettent le front dans la poussière
aux pieds de leurs dieux de tueurs? Leur peur du silence de l'éternité
ferait-elle germer des offertoires sanglants dans leur tête?
La
semaine prochaine, ce sera à l'écoute de votre médiation spirituelle
que nous poserons cette question à l'islam de l'esprit. Puissiez-vous
vous placer à l'avant-garde du dialogue de nos intellectuels avec
la Renaissance arabe, puissiez-vous aider la France à retrouver
le langage de son âme.
Le
20 novembre 2011