Le
4 juin 2007 le Président Poutine a publié dans le Figaro une
interview pleine de bon sens et de mesure . La diabolisation de
la Russie est désormais déclenchée à l'échelle planétaire. Mais
l'Europe , même vassalisée , acceptera-t-elle que le système anti-missiles
américain installé en Pologne et dans la République Tchèque fonctionne
en liaison automatique avec le dispositif nucléaire des Etats-Unis
? L'Europe, même humiliée, acceptera-t-elle que, pour la première
fois, le nucléaire américain soit installé sur son sol ? L'Europe,
même domestiquée, acceptera-t-elle que l'équilibre politique mondial
soit bouleversé au profit de l'assujettissement militaire définitif
du Continent de Copernic à un empire étranger, alors que nous
ne sommes menacés par personne ? L'Europe des esclaves demandera-t-elle
à Vladimir Poutine de l'aider à briser ses chaînes ? Voilà la
seule vraie question.
Car
il s'agit, en réalité, d'une tentative désespérée des Etats-Unis
de retrouver l'hégémonie théopolitique mondiale que leur esprit
de croisade leur assurait avant le naufrage international du messianisme
démocratique échantillonné en Irak.
Le
Nouveau Monde se trouve très efficacement soutenu dans
ses tentatives de reconquête des esprits en Europe par la
complicité de la presse française, à commencer
par le Figaro, qui s'est bien gardé de publier le
coeur du message de M. Vladimir Poutine au Vieux Monde :
Question
: Pourquoi les Américains essaient-ils de concrétiser
leurs plans avec tant de ténacité s'ils sont si
visiblement sans objet réel?
M.
Poutine : Il se pourrait que ce fût parce que nous avons
emprunté une voie dont il s'agirait d'empêcher la
continuation, celle du rapprochement de la Russie avec l'Europe.
Je ne l'affirme pas, mais c'est une possibilité . Si tel
était le cas, ce serait une faute de plus.
Question
: Envisagez-vous d'installer un système semblable
[un bouclier anti-missiles] à Cuba et au Vénézuela
?
M.
Poutine : Non seulement ce n'est pas notre intention, mais
nous avons démantelé nos bases à Cuba . Or,
les Américains s'en construisent en Europe . Après
la chute de l'Union soviétique, notre politique a pris
un tout autre caractère . Nous ne voulons ni confrontation,
ni bases sous notre nez. Le système russe actuel repose
principalement sur des décisions politiques.
La
censure du Figaro n'est pas innocente : elle relaie évidemment
l' article du nouveau Président du CRIF, M. Richard Prasquier,
dans le Monde du 31 mai 2007 : Iran, le nucléaire
proliférant , qui tente d'approfondir la division des
Européens en faisant valoir que la menace imaginaire de
l'Iran concernerait le Vieux Monde.
Le
Vieux Continent se trouve donc dans l'obligation morale absolue
de retrouver sa souveraineté, ce qui exigera la formation d'un
pôle euro-russe suffisamment dissuasif pour mettre un terme à
l'expansion planétaire d'un empire militaire , dont l'étroite
collaboration avec Israël constitue pour l'instant l'axe
central.
Certes,
le degré de vassalisation sous le glaive de la " Liberté " auquel
le Vieux Monde s'est d'ores et déjà résigné rendra difficile à
la diplomatie française de prendre la tête de l'Europe respirante.
Comment dissuader l'Allemagne de demain de revêtir la casaque
de chef de file des nations fort satisfaites de leur tenue de
cour?
voir
Lettre persane n°30 , L'enclume de la mort
La
zone grise, Israël et la Palestine sous le regard de
Primo Levi et de Kafka, ( Aline de Diéguez)
Mais, par bonheur, il y a plus de quarante ans que notre pays
a expulsé de son territoire les troupes du nouvel occupant de
l'Europe. Si nous ne jouions pas, seuls au besoin, la carte du
refus de l'assujettissement, nous trahirions non seulement notre
histoire, mais le génie de l'Europe. Il y va de la résurrection
ou de la mort d'une civilisation.
*
Les fidèles lecteurs
de mon site se souviennent de ce que j'ai mis en ligne, le 1er
septembre 2005 une analyse théopolitique, donc à la fois anthropologique
et géopolitique de la volonté légitime de l'Iran de s'armer de
la bombe thermonucléaire
- Le
savoir et l'action. L'Europe vassalisée face à l'Iran révolté,
ler septembre 2005
J'y démontrais notamment
que la lucidité politique de la classe dirigeante européenne était
sur le point d'accéder à une conscience claire du caractère onirique
de cette foudre , donc de son irréalité foncière dans l'ordre
militaire, mais de sa portée essentielle pour la défense du rang
et du prestige qui définissent la théâtralité les grandes puissances
sur la scène du monde. A l'heure où huit héroïnes de l'histoire
universelle disposent d'une apocalypse aussi terrifiante dans
les imaginations que mécaniquement inutilisable sur un champ de
bataille de ce bas monde, il est devenu illusoire à son tour de
prétendre mettre un terme définitif aux exploits gesticulatoires
du singe matamoresque. Je rappelle que MM. Védrine, Dumas et Moratinos,
actuel Ministre des Affaires étrangères de l'Espagne, ont publiquement
dénoncé la rencontre de l'apocalypse avec le ridicule, mais que
leur conviction n'est autre que celle de la majorité des experts
internationaux d'aujourd'hui, qui semblent s'être ralliés avec
quelque retard à mes analyses théopolitiques et anthropologiques
d'il y a plus de trente ans , qui portaient sur les formes modernes
du mythe de l'excommunication majeure:
- Le
dissuadeur dissuadé, Esprit,
novembre-décembre 1980
- Critique
de la dissuasion, Esprit,
juin 1979
- La
crédibilité de la dissuasion nucléaire, Esprit,
novembre 1977
Le 17 mars 2007 ,
l'ambassade d'Iran à Paris est venue jusqu'à ma chaumine enfumée
enregistrer et filmer à l'intention de la télévision iranienne
une interview dont la teneur ne présente donc rien de secret.
A la suite de la récente reprise du dialogue, suspendu depuis
vingt-sept ans, entre les Etats-Unis et l'Iran, je crois le moment
venu de publier cette interview, parce que ce débat place désormais
la simianthropologie au cœur de la réflexion rationnelle sur la
politique internationale. Dès lors qu'un bouclier anti missiles
américain a été construit en Pologne aux fins de détruire en vol
une bombe thermonucléaire iranienne aussi fantomatique que celle
dont disposent les propriétaires actuels d'une apocalypse artificielle,
il deviendra de plus en plus difficile à la politologie moderne
de ne pas s'apercevoir que les trois théologies monothéistes sont
construites sur le modèle de la dissuasion mythologique qu'illustre
l'arme thermonucléaire. La psychanalyse de l'idole biblique débarque
dans la science historique, puisque le génocide sacré du Déluge
et l'éternité des tortures infernales se révèlent enfin des documents
en attente de leur interprétation anthropologique .
*
L'ambassade
d'Iran : Vous avez publié une vingtaine d'ouvrages chez
les plus grands éditeurs, de nombreux articles dans les colonnes
du Monde et quelque quatre-vingts articles de revue. Au
lendemain de l'attentat du 11 septembre 2001, vous avez décidé
de vous exprimer sur internet, convaincu que ce mode de communication
ne manquerait pas de sceller une alliance d'un type nouveau entre
la réflexion de fond du philosophe et l'actualité politique la
plus brûlante. Vous y mettez une passion intellectuelle qui illustre,
à vos yeux, les brèches que seul internet sera en mesure d'ouvrir
à la réflexion anthropologique sur la politique de demain. Vous
soutenez que le cerveau de notre espèce se trouvant scindé entre
le réel et des mondes oniriques, il s'agit d'apprendre à interpréter
en anthropologue cette dichotomie fondatrice du sacré. Vous êtes
également co-fondateur de l'Encyclopedia Universalis, dont
vous avez orienté la philosophie des sciences dans une direction
aujourd'hui partagée par les analystes des fondements inconsciemment
théologiques de la physique classique . Votre anthropologie critique
éclaire les fondements psychologiques de la notion de " théorie
de la nature ". Pouvez-vous nous expliquer cela d'une manière
accessible au grand public?
Manuel
de Diéguez : Bien sûr. Tout le monde comprend que la politique
est l'histoire en action. Si vous approfondissez la notion de
"politique" , vous découvrez que la physique est une politique
appliquée aux comportements de la matière. Par bonheur, celle-ci
veut bien se montrer suffisamment constante et régulière pour
se rendre prévisible, donc exploitable. Mais, du coup, une connaissance
plus approfondie de l'homme se révèle la clé de la science du
cosmos. Pour apprendre à décrypter l'espèce simiohumaine actuelle,
il faut observer le fonctionnement de sa boîte osseuse à la lecture
des grands écrivains et des grands philosophes. Mais Shakespeare
, Cervantès ou Swift sont, en réalité, des contemplatifs de notre
espèce et de son cerveau, donc de vrais philosophes. A ce titre,
ils nous initient à la politique et à une vraie lecture de l'histoire.
L'Ambassade
: Pas de politique réfléchie, sans une connaissance approfondie
de l'histoire. Mais vous évoquez la " démence politique " de l'Amérique.
Manuel
de Diéguez : Don Quichotte est fou, Lady Macbeth sombre dans
la folie, Gulliver observe la folie et la sottise des Yahous,
Molière va jusqu'à une psychanalyse de la folie obsessionnelle
de L'Avare. C'est assez dire que la plus haute littérature
et l'anthropologie philosophique ont en commun d'observer la folie
du genre humain , mais aussi la grandeur de la folie spirituelle,
celle qui fait de Zarathoustra un frère de Jean de la Croix. Du
reste, Unamuno associe le génie de la folie de don Quichotte au
sacrifice du Christ. L'âme espagnole est une grande initiatrice
aux ressources spirituelles de la Folie , et la France est un
don Quichotte de la liberté aux yeux du monde entier. Il s'agit
de porter sur l'Occident un peu du regard que Cervantès ou Shakespeare
portaient sur la folie et sur la Folie . Pour cela, il faut démontrer
que l'on n'arrête pas la marche de l'histoire de la dignité humaine.
C'est à ce titre que l'Iran est aussi en droit de posséder l'arme
nucléaire que les huit grands fous en possession de la bombe inutilisable.
La guerre n'est pas un suicide à deux . Il est absurde d'en interdire
la gesticulation au reste de l'univers . Tout le spectacle nous
renvoie à une démence du simianthrope digne de la plume de Kafka,
cet autre visionnaire génial de la folie.
L'Ambassade
: La bombe atomique iranienne est donc l'occasion, à vos yeux
, d'illustrer la capacité du philosophe-anthropologue d'aujourd'hui
d'initier le suffrage universel aux secrets de la politique internationale.
Manuel
de Diéguez : Oui, à condition d'approfondir la notion de politique
afin que l'œil de la science historique métamorphose la politique
en un formidable scanner des secrets anthropologiques du genre
humain.
L'Ambassade
: Lorsque M. Nicolas Sarkozy dit redouter la bombe iranienne
, qui menacerait Israël, cela vous semble donc relever de la naïveté
politique ?
Manuel
de Diéguez : Pas du tout , cela relève du tartufisme politique.
M. Sarkozy n'est pas un simple d'esprit.
L'Ambassade
: Dans ces conditions, comment définiriez-vous l'objectif
prioritaire de la politique internationale ?
Manuel
de Diéguez : Libérer l'Europe politiquement et militairement
vassalisée par le Nouveau Monde depuis 1945, voilà ce qui me paraît
l'impératif catégorique d'aujourd'hui, celui de la vraie France,
c'est-à-dire celle de don Quichotte. Mais le peuple italien commence,
lui aussi, d'ouvrir un œil et le peuple allemand est tout près
d'ouvrir les deux . Même les parlements des Länder font mine de
s'interroger sur la durée de l'occupation américaine. C'est une
pente de la politique sur laquelle on s'arrête difficilement de
glisser. Certes, il y a soixante ans que les peuples du Vieux
Monde se mettent un bandeau sur les yeux. Mais il naîtra un de
Gaulle allemand , un de Gaulle espagnol , un de Gaulle italien.
Vous voyez comme le génie politique est un grand fou : il va jusqu'à
enseigner l'histoire véritable à l'école de la folie des prophètes.
Néanmoins, la politique est d'abord une affaire de bon sens. Face
à l'expansion guerrière d'un empire, il n'y a que deux logiques
possibles : celle de la soumission et celle du combat. L'existence
même du joug de l'OTAN frappe la civilisation européenne de déshérence
.
L'Ambassade
: Qu'en est-il, du point de vue de l'anthropologue de la politique
de l'alliance entre les Etats-Unis et Israël ?
Manuel
de Diéguez : Il existe une contradiction évidente entre le
droit public des démocraties, qui reconnaît à tous les peuples
de la terre la disposition d'eux-mêmes et le retour précipité
et guerrier en Judée de la diaspora juive éparpillée sur tous
les continents à la suite de la destruction de Jérusalem en 70
après Jésus-Christ. Cet événement extraordinaire soulève un problème
anthropologique entièrement inconnu de la politologie et de la
science historique mondiale, celui du fonctionnement dans le sacré
du cerveau d'une espèce scindée entre le réel et des mondes terrestres
théologisés. Est-il légitime de chasser de ses terres une population
qui, elle, occupait ce sol depuis plusieurs siècles avant Moïse
? De plus, à partir du VIIe siècle, la population originelle s'est
mise à adorer un troisième Dieu, dont la doctrine se trouve biphasée
sur le modèle de tous les dieux dits uniques, donc nécessairement
incompatible avec les " révélation " qui fondent l'orthodoxie
de ses deux prédécesseurs . Ce n'est pas ma faute si seules des
décennies d'épreuves sur le terrain nous renseigneront sur l'issue
de cette incroyable illustration expérimentale de la théopolitique
dont j'essaie de poser les fondements anthropologiques depuis
plus de trente ans .
Il se trouve
que ce problème se connecte désormais étroitement à celui de l'Europe
occupée par l'OTAN. Platon explique dans la République
qu'une génération vaincue engendre nécessairement deux générations
d'aveugles, mais que la troisième se réveille non moins nécessairement.
Il est donc inévitable qu'un jour le Vieux Continent chassera
les garnisons américaines de son territoire. Dans ces conditions,
comment voulez-vous faire jamais réussir la greffe d'un cerveau
théologique sur un autre au Moyen Orient - celui de Jahvé sur
celui d'Allah ? La science historique moderne et la géopolitique
manquent encore d'une science anthropologique des relations que
les descendants d'un quadrumane à fourrure entretiennent avec
les personnages imaginaires qui se promènent dans leur tête et
qu'Isaïe appelait des idoles. Croyez-vous que si les Etats-Unis
ne se présentaient pas en supplétifs du dieu Liberté, dont les
gènes sont ceux des évangiles à quatre-vingt dix-neuf pour cent
, un porte-avions géant de l'US Navy serait ancré au milieu de
la Méditerranée depuis soixante ans ? On l'appelle encore l'Italie,
mais seulement pour la forme, puisque seuls les Italiens nés entre
1920 et 1930 ont encore des yeux suffisamment ouverts pour s'en
étonner. Mais les Italiens nés autour de 1970 réapprendront à
les écarquiller. L'avenir leur appartient .
L'Ambassade
: Vous avez des formules terribles sur la "servitude européenne",
comme celle-ci: "Notre miroir nous renvoie notre effigie de bourreaux
tartuffiques".
Manuel
de Diéguez : Comment un bourreau peut-il se révéler tartufique
? La psychanalyse du bourreau était demeurée dans l'enfance .
Elle n'était qu'un trou noir dans la grande littérature, et cela
malgré La Colonie pénitentiaire de Kafka. Mais avec
Les Bienveillantes de Jonathan Littell , les Balzac,
les Stendhal et les Proust de demain, s'il en naîtra, s'ouvriront
à la psychanalyse du tortionnaire. Vous voyez qu'avec un peu de
psychologie, on peut ouvrir les yeux des gens sur des secrets
de chancellerie. Décidément, le génie littéraire est le moteur
de la connaissance du genre humain. Le génie de Littell est de
nous peindre le tortionnaire comme un personnage aussi banal et
universel que M. Homais , parce que le tartufisme réel est viscéral
et inconscient. Mais ce thème nous entraînerait trop loin.
L'Ambassade
: Comment définiriez-vous l'idéologie ?
Manuel
de Diéguez : L'idéologie est le rempart tartufique qui nous
empêche de descendre dans les profondeurs anthropologiques du
Créateur et de sa satanée dose de bonne conscience. Prenez le
récit du déluge. Le premier exploit de cette idole n'est autre
qu'un génocide à l'échelle de la planète. Mais voyez comme ce
tortionnaire se met lui-même dans l'embarras, et cela à l'école
de son propre tartufisme, qui ne manque pas de le piéger de belle
façon en retour ;car il lui faut sauver de la noyade des échantillons
de sa création, sinon comment continuerait-il d'écrire sa propre
histoire ? Il croyait se venger une bonne fois pour toutes, et
le voici captif, à l'image d'un géant thermonucléaire devenu l'otage
de sa propre foudre. Puis ce maladroit se donne un fils en chair
et en os. Mais comment en faire un dieu armé d'un squelette, de
muscles, d'un foie et de viscères, comme Mars ou Poséidon ? Comment
supplanter ses rivaux à se donner un tube digestif ? Quel sot
que ce premier Tartufe de la torture ! L'islam, lui, s'est bien
gardé de faire naître Mahomet des entrailles d'une femme fécondée
par une divinité, comme Léda ou Proserpine. A refuser l'incarnation
des signes, donc du symbolique, l'islam a pris quinze siècles
d'avance sur le christianisme. Aussi, depuis près de trois siècles
, l'Occident de la science et de la raison s'efforce-t-il de regarder
Jésus comme un grand prophète. Cela s'apprend dans le Coran.
L'Ambassade
: Qu'entendez-vous par ce que vous appelez la théopolitique
? Le drapeau est-il un objet théopolitique ?
Manuel
de Diéguez : Même l'Eglise catholique enseigne qu'un ciboire
n'est pas un objet sacré, parce que le spirituel ne joue pas à
cache-cache avec des atomes de fer ou d'argent. La France ne joue
pas à qui perd gagne avec le tissu d'un drapeau, parce qu'il est
païen de s'imaginer que le spirituel se substantifierait .
Cela signifie
que les candidats à l'élection présidentielle devraient savoir
qu'on leur demande de symboliser la vraie France et que la vraie
France ne s'incarne pas, car elle est un signe en marche, comme
le prophète Jésus ou le prophète Mahomet sont des signes en marche.
La théopolitique renvoie à la connaissance de l'inconscient "spirituel"
de la politique et de l'histoire ; et l'adjectif "spirituel" s'applique
aux signes et aux symboles, non à la matière.
L'Ambassade
: Le Vatican a-t-il encore un rôle à jouer ?
Manuel
de Diéguez : La théologie institutionnalisée est morte. L'avenir
de Dieu est " poétique ", à condition qu'on redécouvre que la
poésie est une démiurgie spirituelle. J'ai traité de ce sujet
dans mon Essai sur l'avenir poétique de Dieu, Plon
1965. J'y montre que Bossuet, Pascal, Chateaubriand et Claudel
partagent la même théologie doctrinale, mais qu'ils sont reconnaissables
à leur "vrai Dieu", celui de leur voix, qui sont quatre dieux
différents.
L'Ambassade
: Le poids du judaïsme est-il excessif en Occident ?
Manuel
de Diéguez : L'ex président Carter a publié un essai politique
qui a fait grand bruit et dans lequel il dénonce la politique
de l'apartheid qu'Israël pratique à grande échelle à parquer les
Palestiniens dans les gigantesques camps de concentration qui
s'appellent Gaza et la Cisjordanie . Jimmy Carter s'appuie depuis
longtemps sur la théologie de Kierkegaard, ce prêtre protestant
et ce philosophe de l'individu qui a étudié la question des relations
de la " grâce de Dieu " avec la fatalité du mal - ce qui revient
à demander à l'Amérique comment il se fait qu'elle se croit l'élue
de Dieu, alors qu'elle se comporte en " Satan du monde ". Vous
remarquerez qu'une ONU pourtant soumise à l'Amérique "rédemptrice"
et "évangélisatrice", a pourtant condamné le mur israélien de
l'apartheid . Voyez comme la
politique est, en réalité, une théopolitique en ce sens qu'elle
est de plus en plus condamnée à étudier l'inconscient théologique
de la politique.
Kierkegaard
a combattu toute sa vie la dialectique hégélienne , qui substitue
une épopée du concept de "liberté" au devenir de l'individu réel,
donc la croisade d'une idéologie guerrière à une théologie du
souffle, donc un messianisme des idéalités de 1789 à l'écoute
de l' " esprit ". Carter a écrit ce livre parce qu'il est le seul
président des Etats-Unis qui ait appris la politique à l'écoute
d'une culture philosophique , ce qui lui a permis de comprendre
que la démocratie messianisée à l'américaine est l'expression
de la chute du monde moderne dans un hégélianisme au service du
mythe de la " liberté " et de la "justice" . Ces abstractions
substituent le glaive du " verbe démocratique " à l'individualisme
absolu de la " grâce " . L'intelligence anthropologique de l'histoire
et de la politique descend dans les entrailles de la pensée philosophique
de l'Occident.
L'Ambassade
: Et si M. Sarkozy gagne les élections…
Manuel
de Diéguez : Le Congrès de Versailles du 23 février 2007 a
introduit dans la Constitution deux nouveaux articles. Il s'agit
d'une réforme de la loi fondamentale qui permettra au peuple français,
par la voix de l'Assemblée nationale et du Sénat constitués en
haute Cour de justice pour la circonstance, de destituer solennellement
un président qui braderait la souveraineté de la France. J'ai
étudié la légitimité de ces articles en droit constitutionnel
Leur portée politique me semble révolutionnaire dans une démocratie.
- La
Constitution du 23 février 2007 et la défense de la souveraineté
nationale, 15 mars 2007
Tout cela
répond à l'éventualité selon laquelle N. Sarkozy, s'il était élu
président de la République, vassaliserait la France au profit
des Etats-Unis d'Amérique. Mais la vraie France est désormais
sur ses gardes.
L'Ambassade
: Quel est votre point de vue sur l'immigration et sur la place
que prend cette question dans la campagne présidentielle?
Manuel
de Diéguez : L'immigration est une question culturelle. Il
s'agit de savoir si l'élite intellectuelle de l'Occident
est encore fécondatrice et si, de son côté,
l'islam est en mesure d'enfanter une philosophie et une pensée
qui inspireraient l'Europe en retour. Nous en sommes loin. Pour
l'instant, l'inculture atterrante d'une laïcité exténuée empêche
que se forme une élite philosophique française en mesure de démonrer
que l'Islam a pris, en réalité, une grande avance
sur le christianisme, parce que la religion de Mahomet n'est pas
fondée sur le mythe païen de l'incarnation du symbolique. Si la
France cartésienne ne se réveillait pas dans la vraie postérité
de Darwin et de Freud, il ne naîtrait pas non plus d'élite philosophique
au sein de l'islam français ; et le pays ne connaîtrait pas une
deuxième renaissance, qui approfondirait notre humanisme
devenu superficiel. L'islam deviendra-t-il le détonateur d'un
nouvel élan de la raison et de la pensée européennes? Si le Dieu
fatigué des théologiens chrétiens devenait le support symbolique
d'une véritable poétique de l'homme , nous écouterions la voix
des hommes-signes, qu'on appelle des prophètes . L'un d'eux, un
certain Isaïe , faisait dire au dieu en lequel il avait déguisé
son propre génie : "J'ai horreur de vos sacrifices et de vos mains
pleines de sang sur mes parvis." Encore le politique, encore l'histoire
!
L'Ambassade
: Vous avez toujours rejeté le marxisme, mais comment gérer
l'injustice sociale ?
Manuel
de Diéguez : A peine le mur de Berlin était-il tombé que Jean-Paul
II a troublé le chœur des laudateurs béats du capitalisme retrouvé,
parce que le christianisme des origines est une religion des pauvres
et qu'elle est tombée en quenouille chaque fois qu'elle s'est
faite la proie du capitalisme à l'orientale, celui du trône et
des dorures du Vatican. Ce que Jean-Paul II condamnait, ce n'était
pas le combat marxiste contre la pauvreté, mais le mythe du salut
par l'avènement d'un " royaume du Dieu " prolétarien , parce que
l'Eglise elle-même avait dû l'abandonner après moins d'un siècle
d'apprentissage des lois qui régissent la politique et l'histoire
réelle. Depuis lors, le simianthrope est déchirée entre l'utopie
édénique et la sauvagerie guerrière.
L'Ambassade
: Vous évoquez l'ascendance simienne de l'homme. Etes vous
le créateur du concept de simianthropologie ?
Manuel
de Diéguez : Oui, dans Une histoire de l'intelligence
(Fayard 1986) et auparavant dans La Caverne (Gallimard,
Bibl. des idées, 1974). J'observe que Darwin n'a pas conduit la
logique interne du concept d'évolution des espèces jusqu'à son
terme naturel, donc inévitable; car si nous n'incarnons qu'une
étape du devenir de notre cerveau, nous devons observer notre
inachèvement cérébral actuel - ce qu'une Eglise encore vivante
devrait saluer comme une bénédiction du ciel , puisque, depuis
vingt siècles, toute la mystique chrétienne se concentre à connaître
la finitude de la créature. Pascal a fait dire à l'idole: "
Plus il s'élève, plus je l'abaisse ; plus il s'abaisse, plus je
l'élève. " L'anthropologie critique allume son feu à l'école
d'un abaissement de l'homme au rang d'un semi animal, mais parce
que seul un œil ouvert sur la semi animalité proprement humaine
voit l'idole en tant que telle, c'est-à-dire dans son animalité
spécifique. Car l'idole n'est pas dans le bois sculpté, mais dans
un regard transanimal sur le dieu de bois ; et ce regard-là, comment
le bois de l'idole le donnerait-il ? Les saints voient le dieu
de bois qui s'appelle l'Eglise .
L'Ambassade
: La stérilité dont la raison occidentale semble désormais
frappée n'est-elle pas une maladie provoquée par l'impérialisme
européen , et cette maladie n'est-elle point "à mort" , comme
disait Kierkegaard ?
Manuel
de Diéguez : Il n'y a jamais eu de grande civilisation qui
ne se soit répandue et qui n'ait imposé son rayonnement par un
autre moyen que par la force des armes. Si Alexandre n'avait pas
lancé les Grecs à l'assaut de l'Asie, il n'y aurait pas eu de
mondialisation de la civilisation grecque, si Rome n'avait pas
porté le fer et le feu hors de ses frontières , il n'y aurait
pas eu de civilisation de la loi écrite et d'héritage planétaire
du génie athénien . La guerre apporte au vainqueur la prospérité
économique, puis une éventuelle floraison culturelle. C'est pourquoi
il faut bien se mettre dans la tête qu'aux yeux des Etats-Unis,
1945 n'est pas l'année de la libération de l'Europe, mais celle
de leur propre triomphe militaire à l'échelle de la terre, dont
ils disent eux-mêmes qu'il les a portés à une puissance supérieure
à celle de l'empire romain, supérieure à celle du règne de Charles
Quint, supérieure à celle de l'empire napoléonien, supérieure
à celle du Commonwealth britannique, ce qui leur a longtemps permis
d'imposer le dollar au titre de seule monnaie de réserve de la
planète. Aujourd'hui, c'est également par les armes que l'empire
américain périt sous nos yeux et sa descente à l'abîme sera scellée
par sa défaite en Irak. Pourquoi ce naufrage mondial est-il devenu
inévitable, sinon parce que la Russie et la Chine sont désormais
en mesure d'empêcher un empire américain déjà secrètement désespéré
et à bout de souffle de défier une dernière fois la fatalité de
sa mort par une ultime ruée sur le pétrole de l'Iran et du Soudan?
Mais l'heure est passée de poursuivre coûte que coûte l'expansion
militaire de l'empire à l'échelle du monde.
C'est dire
que l'Europe occupée secouera le joug de l'OTAN sitôt que l'empire
américain aura été vaincu par la révolte générale de ses vassaux
. Tout le reste n'est qu'un vain bavardage, parce qu'il est bien
impossible qu'un continent momentanément occupé par une armée
étrangère ne retrouve un jour sa souveraineté. Mais l'Amérique
des Attila, des Tamerlan, des Gengis Khan de la démocratie aura-t-elle
été civilisatrice à sa manière ? Quand Jonathan Littell approfondit
jusqu'au vertige la notion de barbarie, quand il écrit que le
grand écrivain est un plongeur qui n'en a jamais fini de descendre
dans le noir et dans "le plus noir que le noir", il demande
la nationalité française. Peut-être sait-il que la civilisation
est un poète, peut-être sait-il que tout poète va chercher Eurydice
aux enfers, peut-être sait-il qu'une culture est une Eurydice
que la flûte d'Orphée a transfigurée.
C'est dire
également que toutes les civilisations ne sont pas égales entre
elles. S'il était interdit de distinguer le vrai du faux au nom
d'un panculturalisme acéphale, il n'y aurait plus de civilisation
, puisque le sorcier qui croit que l'esprit de ses ancêtres se
cache sous l'écorce des arbres deviendrait l'égal du poète de
la "Subida al monte carmelo". "Les yeux d'Ezéchiel sont
ouverts", dit l'Ecriture. La civilisation est un poète qui
ne cesse d'ouvrir les yeux d'Ezéchiel.
L'Ambassade
: Dans ce contexte, croyez-vous que le conflit israélo-palestinien
soit une maladie inguérissable ?
Manuel
de Diéguez : Quand tout le monde aura compris qu'Israël ne
consentira jamais à revenir aux frontières de 1967 et quand l'Europe
vassalisée ne pourra plus feindre de se l'imaginer, cet Etat aura
rendez-vous avec Kierkegaard, qui lui dira : " Tu étais malade
de ta fausse justice. A toi de décider si cette maladie est mortelle.
"
mise
en ligne le 5 juin 2007