1 - L'oiseau de Minerve et le crépuscule
de l'Europe
2 - L'annonciation platonicienne
3 - Descartes
4 - Kant
5 - Les premiers pas de l'anthropologie
critique
6 - Un catalyseur suspect
1
- L'oiseau de Minerve et le crépuscule de l'Europe
On dit que l'oiseau de Minerve ne prend son vol qu'au crépuscule
des civilisations, on soutient que les ailes de la mort des
Etats attendent l'heure du déclin ou de l'effacement des hommes
d'épée et des rois de l'action, parce qu'alors seulement il
est permis aux fécondateurs de la mémoire des grands trépassés
de féconder leur postérité intellectuelle. Comment le flambeau
de la réflexion passe-t-il des mains des bâtisseurs à celles
des peseurs de nos cellules grises, comment l'histoire passe-t-elle
du tranchant des glaives au tranchant de la dialectique? Il
s'agit d'apprendre sur le fil du rasoir si la civilisation
européenne se trouve d'ores et déjà dans une situation suffisamment
crépusculaire pour faciliter l'envol - toujours et nécessairement
tardif - d'une pensée lourde des catastrophes de la lucidité?
Mais il se trouve que, depuis Aristote, la science des civilisations
mourantes s'est toujours régénérée à l'écoute d'une réinterprétation
révolutionnaire de leurs funérailles et d'une mise en évidence
de la signification secrète de leur descente au sépulcre.
Car
les codes et les clés du décryptage des errements les plus
anciens de la philosophie ne sont jamais qu'un rappel impérieux
de ce que la maïeutique socratique est une herméneutique ou
n'est pas et qu'à ce titre, elle ne cesse de se placer à l'avant-garde
des évadés des forêts. Campera-t-elle un jour à bonne distance
de l'encéphale de cet animal, parviendra-t-elle à observer
cet organe du dehors - et cela aussi bien dans son fonctionnement
réputé "naturel" que dans son aptitude native à se placer
au travers son propre chemin? C'est donc la pesée de la qualité
et des forces d'une extériorité cérébrale à conquérir qui
fait toute la difficulté - car la balance dont les plateaux
pèsent l'errance des encéphales n'est pas celle dont les poids
et les mesures s'inscrivent sur le cadran où l'aiguille du
quotidien accompagne la course de l'encéphale banalisé des
nations.
Le
nouvel envol de la chouette de Minerve enseignera aux serviteurs
de la déesse comment quatre peseurs originels - Platon, Descartes,
Kant et Hume - ont essayé de se planter à l'écart de leur
propre crâne et comment la postérité de leurs tentatives de
se distancier du monde se révèleront préfiguratrices, donc
signifiantes ou si leur recul intellectuel embryonnaire échouera
à raconter l'histoire véritable de notre boîte osseuse.
2
- L'annonciation platonicienne 
L'annonciation platonicienne a tenté la première de préciser
les deux mises à distance principales qu'emprunte la réflexion
heuristique à l'égard de ses propres exercices. Quel est le
déplacement de la caméra qui préside aux raisonnements de
la géométrie et à ceux de la théologie? Ces deux laboratoires
intellectuels ne sont séparés qu'en apparence; aussi se gardent-ils
l'un et l'autre de chercher la vérité en tant que telle et
pour elle-même, puisque ces deux types d'opérateurs sont censés
la posséder d'avance et dûment enchaînée dans des postulats
jugés inébranlables, donc irréfutables - et cela en raison
même de leur pétrification. Il ne nous reste donc qu'à adresser
à nos géomètres et à nos croyants le même questionnaire: telle
proposition est-elle conforme à la logique innée qui régit
leur discipline tout entière? Est-il possible d'en vérifier
le chemin de jalon en jalon? Le géomètre et le théologien
se passent discrètement la même consigne: jamais ils ne s'interrogeront
sur les fondements ultimes du théorème d'Euclide ou de la
croyance en l'existence de Zeus, d'Isis ou de Jahvé. Ces gens-là
suent sang et eau à se demander seulement si telle ou telle
proposition juridique, politique, scientifique, morale ou
religieuse se trouve solidement clouée sur les pilotis réputés
inamovibles de leur foi.
Le
recul des entendements fixés à leurs piquets exorcise des
sacrilèges jugés attentatoires à leurs a priori. La
seule vérification des conséquences logiques du contenu des
tabernacles n'est donc pas encore de nature philosophique,
puisque la pensée des sylvestres détoisonnée commence par
le blasphème d'observer et de peser les présupposés cognitifs
qui pilotent les neurones des doctrines en tenue d'apparat.
Mais comment fabriquer la balance cérébrale à peser les problématiques
bancales sur lesquelles les savoirs faussement assurés bâtissent
leurs théorèmes inauguraux? Car l'hérésie présente des "preuves
matérielles" et les proclame accablantes. Il faut donc
recourir à des matériaux d'un type nouveau pour réfuter des
axiomes sûrs de leurs molécules et de leur dégaine.
La seconde proposition de recul à l'égard de l'encéphale pré-aménagé
auquel s'essaie notre espèce se rencontre dans le Théétète.
Le philosophe athénien y souligne que le nez camus de Théétète
ne se rendra jamais saisissable dans sa spécificité si nous
tentons de le capturer dans l'enceinte du concept généralisateur
de "nez camus". Mais s'il n'existe pas de science de l'enfermement
du singulier dans le singulier, le langage tissera des réseaux
conceptuels absentifiants donc inaptes à encercler le particulier
dans le panier percé de la parole généralisatrice, parce que
le vocabulaire est un filet de mots abstraits, donc universels,
dont on jettera vainement les mailles trop lâches sur un monde
compartimenté à l'extrême. Il faudra attendre seize siècles
pour redécouvrir, avec Abélard, que le langage est une herse
à désubstantifier le singulier. Comment déjouer le piège inévitable
dans lequel les premiers évadés de la zoologie tomberont par
définition et avant même d'avoir ouvert la bouche?
3 - Descartes 
Demandons
à l'oiseau de Minerve de traverser à tire-d'aile vingt siècles
de mutisme de la science de notre tête et demandons-nous comment
Descartes s'est heurté aux mêmes obstacles dont Platon avait
détecté la nature et la fatalité. Car il va falloir se décider
à prendre la mesure de la nécessité d'une balance à peser
la signification des preuves qualifiées de "matérielles".
Si nous fondions toute science et toute connaissance assurées
de nous-mêmes et du monde sur les évidences dont notre sens
commun ne cesse de nous présenter le généreux étalage et qu'éclairent,
du matin au soir, nos "lumières naturelles", nous échapperions,
dit Descartes, au fatras de nos métaphysiques religieuses
dont, depuis des millénaires, le verbiage entrave l'essor
naturel de nos sciences expérimentales, dont la bonne santé
ne cesse pourtant d'expérimenter au grand jour la "signification
rationnelle", donc "objective" de la matière inanimée, donc
l'inlassable intelligibilité des ritournelles communes à la
logique et à la physique.
Ce
pari sur la compréhensibilité en soi et "naturelle" d'un monde
rendu persuasif par l'autorité attachée à ses répétitions
s'est révélé fécond sur nos balances à peser les redites réputées
parlantes de la nature. Mais, en 1904, les postulats multimillénaires
de la géométrie d'Euclide et de la physique d'Aristote ont
volé en éclats dans un univers subitement évadé de la geôle
de l'espace et du temps tridimensionnels des ancêtres. Comment
allions-nous construire la balance à peser l'incompréhensibilité
de la matière et de toute la logique d'Aristote si notre croyance
en l'intelligibilité du monde repose sur des certitudes falsifiées
dans le fondement même de tous nos raisonnements? Quels sont
les mécanismes psychiques innés qui confèrent leur rang de
preuves à nos preuves? Démontreraient-elles tout autre chose
que ce que nous leur demandons de prouver - c'est-à-dire que
les redites de la matière rendraient loquace leur rabâchage
et oraculaire par nature tout ce qui veut bien se répéter?
Mais si le convaincant fonctionne à nos yeux sur le même modèle
qu'aux yeux des animaux, nos rétines et les leurs obéissent
au même modèle d'enregistrement de la "vérité" et les deux
systèmes oculaires ne mesurent que les degrés d'un seul et
même profit. Le château de cartes de notre logique tridimensionnelle
va-t-il s'écrouler aux côtés de vingt siècles de notre métaphysique?
Allons-nous nous trouver réduits à rédiger un inventaire plus
ou moins détaillé des coutumes d'un monde rendu obstinément
muet? Les trottinements éternels de la matière auraient-ils
contraint l'encéphale des prisonniers du cosmos à se forger
une logique sur les piétinements impavides de l'univers ?
Une zoologie phonétisée au cours d'une petite centaine de
millénaires seulement a-t-elle suffi à faire couler notre
matière grise dans le moule des trépignants du cosmos?
4 - Kant 
Peut-être
serait-il utile de jeter tout de suite un regard étonné, dépité
ou impatient sur la postérité kantienne de la problématique
aveugle à elle-même de Descartes. Il y faut une rétrospective
riche en catastrophes épistémologiques. Car sans rien connaître
ou prévoir ni de Darwin, ni de Freud, ni d'Einstein, alors
en embuscade dans les limbes d'un nouveau "Je pense, donc
j'existe", Kant s'est demandé, dans la boutique bien rangée
de son cordonnier de père, si le cerveau humain ne serait
pas un outil à examiner en tant que tel et seulement à la
lumière du mécanisme universel qui commande son fonctionnement
pourtant diversifié.
Certes,
cet organe se trouve programmé de toute éternité sur les pistes
des coutumes immortelles auxquelles obéit la matière en tous
lieux. Mais ne serait-il pas possible d'énumérer quelques
catégories a priori et inébranlables du logiciel humain?
Le fonctionnement de la meule de la pensée animale et humaine
exercerait néanmoins et spontanément le pouvoir automatique
et inné de déchiffrer les secrets de l'univers coutumier,
donc de décoder les habitudes perpétuelles auxquelles se livre
un cosmos mystérieux. Car, remarque le célèbre horloger de
Königsberg, si je dis seulement: "Quand une pierre est
exposée au soleil, elle chauffe", je n'ai pas encore conquis
une connaissance proprement scientifique de cet évènement
- j'ai seulement constaté la ponctualité des routines du monde;
mais si je m'avise de dire: "Le soleil chauffe la pierre",
j'introduis dans un savoir expérimental campé dans son exactitude,
mais encore aveugle au mécanisme qui le commande, une catégorie
loquace du jugement - le projecteur volubile du principe de
causalité, qui ne saurait se révéler fallacieux.
5 - Les premiers pas de l'anthropologie
critique 
Hélas,
le premier type de recul cérébral éclairant qu'affiche la
bête parlante ne me conduira qu'à la connaissance du déroulement
des phénomènes de surface, donc à des vaguelettes du monde,
mais nullement à une explication métaphysique et a priori
du théâtre de l'univers de la matière. Peu importe, dira Kant,
puisque non seulement la science expérimentale du dérisoire,
mais toute la grande industrie allemande trouveront leur assise
pratique dans une science théâtrale de la course à laquelle
se livre l'univers; et nous n'aurons plus besoin de recourir
à une mythologie religieuse inefficace, confuse et engoncée
dans le Moyen-âge. Quant aux liturgies romaines - elles exerçaient
leur office de satisfaire tout le monde et pas cher - l'honnêteté
protestante et l'esprit évangélique des Germains inspireront
un pragmatisme à bas prix, lui aussi, lequel suffira amplement
à rentabiliser l'essor d'une connaissance paisible et utile
tant de l'homme cogitant que d'un monde décidément muet. Car
un décodage superficiel, des litanies observables et capturables,
que nous appellerons une phénoménologie, comblera d'aise une
planète livrée au profit mécanisé.
On
voit que l'histoire de la distanciation fructifère du cerveau
pragmatique des sylvestres d'hier à l'égard de la rentabilité
croissante de leurs rouages mentaux se révèle une plaie impossible
à cicatriser, puisque la progression cérébrale de ces animaux
n'est jamais qu'un rabougrissement et un ratatinement accélérés
de leurs cogitations au détriment d'un approfondissement privilégié
du tragique, celui qui soulevait la question de savoir comment
peser une histoire de la philosophie occidentale qui donnerait
un sens à l'éveil de la chouette de Minerve de demain.
Décidément
cet envol ne conduirait nulle part si nous n'observions maintenant
la révolution anthropologique qui se prépare depuis deux siècles
dans les coulisses de l'Europe avec la parution de l'Essai
sur l'entendement humain de David Hume. Il n'est plus
temps, se disait ce philosophe, d'observer seulement le fonctionnement
rentable de la boîte osseuse du genre humain: il s'agit d'entrer
dans une psychologie abyssale et même dans une psychanalyse
de la pensée que nous qualifiions de rationnelle - du moins
à nous entendre - mais dont le scannage échoue à radiographier
la pierre philosophale de Kant - le fameux principe de
causalité. Comment la meule du cosmos accouche-t-elle
de l'illustre oracle d'une causalité réellement expliquante?
Expliquante de quoi ?
6
- Un catalyseur suspect 
On
sait que David Hume est censé avoir réveillé Kant de son "sommeil
dogmatique". Car l'illustre Anglais a observé le premier
que les jugements analytiques recensent seulement le contenu
formel des jugements et que leur scolastique ne fait jamais
découvrir des causes et des effets en tant que tels. Seuls
les jugements synthétiques surajoutent des synthétiseurs suspects
au mutisme de nos appellations sophistiques; et le premier
de ces catalyseurs est un gigantesque projecteur magique,
que nous avons baptisée la causalité. Le "sommeil dogmatique"
de Kant s'enracinait donc depuis des millénaires dans l'inconscient
de notre raison payante. Du coup, l'invention d'une psychanalyse
du langage ratiocinant remonte à Platon, qui pesait la parole
sur la balance de la psychophysiologie du locuteur.
Mais si les philosophes sont des animaux virtuels, un David
Hume potentiel a observé, avec deux siècles d'avance et dans
la postérité non seulement d'Einstein et de Darwin, mais également
de Freud, que l'homme est un ex-quadrumane qui, à peine devenu
le bimane encore embryonnaire que vous savez, a tenté d'introduire
une grosse corde à nœuds dans le cosmos, qu'il a appelée le
lien de causalité. Puis, chaque fois que des évènements
se succèderont aussi imperturbablement que régulièrement dans
l'espace et le temps, il s'imaginera que cette fameuse ficelle
serait tellement astucieuse qu'elle relierait les phénomènes
constants les uns aux autres par l'effet d'un "lien de causalité"
nécessaire, inévitable et explicatif, donc oraculaire. Les
répétitions de la matière deviennent les garantes de leur
rationalité; et la raison s'est trouvé le moyen de les enchaîner
à elle-même.
Mais, dit maintenant David Hume, la cordelette de la causalité
est entièrement imaginaire. Non seulement jamais personne
n'a observé ni une cause en tant que matière, ni une conséquence
en sa spécificité physique, ni les mailles du lien mystérieux
censé non seulement rattacher l'un à l'autre deux évènements
physiques, mais réputé les expliquer de surcroît, tantôt
à seulement les prévoir, tantôt à les éclairer dans leur mystérieuse
volte-face en direction de leur origine. Les causes sont donc
des phénomènes exclusivement cérébraux; et le principe
de causalité se révèle un mythe verbal dont la bête ne
cesse de projeter la chaîne sur le cosmos. Mais quel est le
type de pulsion qui lui fait construire des édifices mentaux
auxquels les causes serviront de soudures? On cherche la balance
à peser les rouages et les ressorts du principe de causalité
dans les cervelles.
Cette
première immersion de l'animal pré-pensant dans sa psychobiologie,
donc dans sa demeure ventrale, nous convie à descendre dans
les entrailles de la bête explicatrice des songes qui la propulsent,
donc dans la postérité non seulement de Darwin, mais également
d'Einstein et de Freud, puisque l'explosion dans nos pattes
des ressorts de l'univers euclidien nous renvoie à un seul
et même abîme, celui des origines zoologiques de la "raison"
et de "l'intelligence" simiohumaine.
C'est
ce que nous observerons de plus près la semaine prochaine.
le
29 mai 2015