1 - Les malheurs du verbe comprendre
2 - " Dieu, sa vie, ses œuvres " , par
Jean d'Ormesson de l'Académie française
3 - L'ascensionnel
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- Les malheurs du verbe comprendre
Si l'Europe crépusculaire devait servir de rampe de lancement
à la mise en orbite d'une histoire abyssale, donc anthropologique,
de la philosophie occidentale, il faudrait observer que la
notion courante d'explication , donc de compréhensibilité
applicable à l'inerte n'est qu'une sorte de fourrage mental,
puisque l'homme du "sens commun" est un animal si peu
cérébralisé qu'il présuppose spontanément que la rentabilité
qui couronnera sa capacité de prévoir les piétinements du
cosmos se révèlera du même coup un discours de l'intelligibilité
de l'univers, donc un savoir censé faire briller des évidences.
La cavité cérébrale propre à l'humanité se nourrit donc de
l'avoine des redites aveugles de la matière arrêtée ou en
mouvement.
Et
pourtant, quel prodige que la succession régulière des phénomènes
dans l'espace, quel mystère que la course du cosmos dans le
temps! Le langage pseudo explicatif que la bête s'est forgé
afin d'apprêter la matière à son usage a donc bel et bien
donné leur essor cérébral aux premiers fuyards des forêts.
Mais elle demeure vaine, la folle ambition de ces malheureux
de décrypter l'habitacle dans lequel ils se trouvent immergés.
Car
si la prétention de plonger dans les arcanes d'un univers
en voyage se révèle d'origine et de nature psychogénétiques,
il faudra oser remarquer que l'ignorance cérébralisée que
Platon a mise en lumière il y a vingt-cinq siècles nous renvoie
au constat selon lequel non seulement la vocation première
de la philosophie est de découvrir les ingrédients d'une ignorance
savantesque, mais de comprendre comment l'ignorance intellectualisée
à l'école d'une parole réputée visionnaire et surplombante
emprunte seulement et nécessairement la dégaine du savoir
censé le plus rationalisé possible et le plus irréfutablement
logicisé - et cela à l'école des preuves soi-disant tangibles
que cet animal parvient à se procurer, donc proclamées saisissables
en tant que "matérielles". Mais si les preuves sont les étais
physiques du verbe comprendre dans le cerveau métamorphosant
de la bête grammaticalisée, les plateaux de la balance à construire
pèseront le poids d'une matière censée devenue probatoire
et qualifiée de persuasive dans l'inconscient de l'expérimentateur.
Il faudra donc peser le psychisme qui pilote le code pseudo-explicatif
des ex-sylvestres, ainsi que l'échiquier sur lequel ils placeront
d'avance et d'instinct leurs preuves moléculaires.
On
se demande bien comment des preuves seraient rendues palpables,
pesables et consistantes sous les doigts de ce bimane, donc
saisissables avec des griffes et des pattes, alors qu'elles
sont nécessairement des objets proprement mentaux, donc sécrétées
à ce titre par l'illustre magicien de l'abstrait qui s'appelle
le "principe de causalité" et qu'elles renvoient nécessairement
à des signifiants, donc à des signaux de type simiohumain.
Le "lien de causalité" sera seulement un emblème de son expéditeur;
et cet emblème ne nous présentera nullement ses démonstrations
sur l'établi de la "nature naturante" des scolastiques, mais
exclusivement sur le plat de lentilles d'une sophistique de
la "causativité des causes" dont le Moyen-âge avait répertorié
les six principales - l'originelle, la finale, la suffisante,
la formelle, l'efficiente, la matérielle.
Par
conséquent, il faut redire que la parole du singe explicatif
est née de l'alliance gourmande de son ventre creux avec sa
parole de vorace; et tout l'appareillage du probatoire carnassier
dont usent les fuyards des forêts, ils l'ont construit d'avance
sur les comportements constants, donc prophétisables, donc
profitables de la matière en déplacement dans le vide. Mais
si leur espèce de philosophie affamée renvoie à une psychobiologie
de la connaissance causale dont Montaigne observait déjà qu'elle
est de nature expérimentale chez tous les animaux, l'expérimentateur
chargé de piloter leurs démocraties dans leur tête s'appelle
Messire Gaster, comme disait Rabelais.
Il faut donc distinguer clairement, d'un côté, l'expérience
payante de ce qui arrive régulièrement dans le cosmos - la
pierre chauffe au soleil, dit Kant - et, de l'autre, les signifiants
loquaces et profitables qui s'agglutinent au mutisme originel
censé charrier les bagages et tout le paquetage d'un langage
réputé habiter la matière. Ce double bât renvoie le singe
nu à des signifiants nourriciers, donc à une signalétique
simiohumaine, donc à des symboles que la bête tient pour "explicatifs".
Mais si un drapeau sert de logement à la patrie, quel est
le domicile fixe du mythe de la causalité parlante?
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- " Dieu, sa vie, ses œuvres " , par Jean d'Ormesson de l'Académie
française 
Ce sera donc par nature qu'une histoire abyssale de la philosophie
occidentale et du langage qui l'étaie sera anthropologique;
et la pesée anthropologique du vocabulaire explicatif qui
sert de jambe de force à cette discipline nous renverra aux
origines zoologiques de la connaissance simiohumaine d'hier,
d'aujourd'hui et de demain. La fécondité socratique d'une
première mise en évidence de l'historicité propre aux vocalises
et au gosier d'une "reine des sciences" née de l'ironie d'un
condamné à mort sera de nous fournir la clé psychogénétique
du lent tarissement de la pensée tragique dans le monde actuel.
Car il devient signifiant que, depuis la mort de Hegel au
cours de la peste qui ravagea Berlin en 1831, l'Europe n'ait
plus aperçu un seul philosophe demeurer crédible s'il refuse
de boire le poison de la vérité.
Mais
si la théologie est la ciguë de la philosophie et si ce venin
est un pharmakon, un remède qui vous ressuscite à vous
faire passer par le tombeau, alors, demandons-nous ce que
Socrate nous dit du sépulcre qu'il a traversé. L'homme serait-il
un escargot soucieux de quitter la coquille qu'il porte sur
son dos et qui se demanderait toute la journée, avec Heidegger:
"Pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien?"
Il
y aura bientôt deux siècles entiers que l'histoire secrète
de la philosophie occidentale nous renvoie sans relâche au
décryptage difficile de la signification anthropologique,
donc encore cachée, de la relégation définitive des cosmologies
protectrices dans le royaume des coquillages mythiques dont
usaient les premiers âges de notre espèce. Aucun démiurgie
mythique ne saurait résister longtemps au silence subit et
définitif de ses porte-parole ou de ses suicidaires socratiques.
Au début, on se demande seulement pourquoi la divinité a cessé
de se donner le surplomb d'une mythologie . Puis, les hommes
de plume de Dieu se demandent pourquoi les escargots de Dieu
n'ont plus prêté leur encrier à leur démiurge.
Mais les gastéropodes logés dans le ciel de leur langage plongent
maintenant leurs tentacules dans le vide et le silence d'un
cosmos privé de sa coquille. Leur nudité nouvelle donne à
leurs antennes leur solitude pour demeure. Alors seulement
ils découvrent que leurs dieux étaient leurs leviers. Au confrère
astucieux qui, au cours d'un dîner d'ecclésiastiques, s'était
levé pour adresser au Créateur une prière formulée sur le
mode sacerdotal: "Je vous supplie, ô mon Dieu, d'inspirer
l'esprit de modération à votre serviteur", le Père Cardonnel,
soupçonné d'hérésie par son ordre et visé par ce discours
habillé d'une sainteté maligne, s'était tourné vers de dévot
pour lui dire: "Pourquoi ne me parles-tu pas sans détours?"
Mais à qui parler sans détours, sinon au géant qui élèvera
la bête privée de sa coquille à se colleter avec le Dieu qui
l'attend, celui de sa propre solitude?
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- L'ascensionnel 
Le
décryptage anthropologique des chemins de traverse dont usent
les orateurs sacrés a ouvert une brèche féconde, mais également
une clairière qui nous fait espérer que le regard de l'ironiste
athénien s'étendra à l'immense postérité intellectuelle de
Darwin, d'Einstein et de Freud; car trois disciplines, l'astronomie
de l'infini, la psychanalyse du néant et l'histoire psycho-zoologique
du cerveau microscopique de notre espèce se pressent à la
porte de la geôle où Socrate dit la Torpille s'apprête à lancer
ses démons tétanisants, tellement ces trois décodages rejettent
ensemble nos Célestes d'autrefois dans les origines oniriques
du langage simiohumain.
Certes,
Einstein n'avait pas encore ouvert la porte à une anthropologie
de la physique mathématique: il disait ignorer si l'espace
et le temps encerclent les gastéropodes dans quelque enceinte
matérielle. Mais nous savons maintenant que si, dans le passé,
nous avions forgé un enclos physique de l'univers des escargots,
c'était parce que nous nous trouvons immergés dans un monde
d'objets emprisonnés derrière leurs propres barreaux, de sorte
que nous nous étions imaginé que les formes insaisissables
de la matière, que nous continuons d'appeler l'espace et le
temps, se trouveraient commodément encerclées, elles aussi
sur le modèle de nos champs et de nos cités.
Mais
si l'univers est infini par définition et si l'espace se laisse
seulement couper en tranches, nous aurons beau savoir que
la sonde Rosetta, qui franchissait cent vingt kilomètres à
la minute, mettrait environ deux cent soixante dix mille milliards
d'années-lumière à seulement affubler un lopin du néant d'une
frontière imaginaire; et si, au-delà de ce découpage sans
fin, un vide d'une étendue comparable à notre précédent tronçonnage
s'ouvrira sur des atomes en feu, puis sur un creux insondable,
puis sur une incandescence des souterrains de l'infini et
ainsi de suite, comment imaginer qu'une divinité se tortillerait
entre une succession de lumières et de ténèbres à découper
en moceaux et qu'elle y prendrait le plus grand soin du ciron
de Pascal, que nous appelons maintenant l'humanité?
Si
l'oiseau de Minerve profitait du crépuscule de la civilisation
européenne pour nous raconter son vol d'un encéphale au suivant
de la bête, nous nous interrogerions sur la pulsion ascensionnelle
qui, d'un siècle à l'autre, nous fait rêver de nous évader
de la zoologie, alors que l'instrument même de notre sortie
du règne animal n'est qu'un enfermement dans une escalade
manquée. La semaine prochaine, nous verrons de plus près de
quel humanisme plus abyssal que le précédent la civilisation
européenne attend sa renaissance politique.
le
5 juin 2015