1 - D'une rencontre probable de la politique
avec la pensée
2 - L'astronomie politique
3 - La redistribution des cartes est en
marche
4 - Comment retrouver sa tête ?
5 - Les arbres cachent encore la forêt
1
- D'une rencontre probable de la politique avec la pensée

A l'heure où la France de la logique politique, donc de l'histoire
réelle du monde, se trouve ballottée entre le vide d'une laïcité
décérébrée et le trop plein d'un fanatisme religieux redevenu
torrentiel, donc incompatible avec l'eau tiède des démocraties
semi-réflexives de notre temps, le devoir d'un Etat républicain
surmonté d'une tête pensante lui impose de s'adresser non
seulement prioritairement, mais exclusivement, à l'armée de
ses défenseurs éveillés, donc d'une nation convertie à l'esprit
critique. Or cette audace est récente: elle ne remonte qu'à
deux millénaires et demi.
Et pourtant, nombreux sont les électeurs montés sur le pont
du navire de l'intelligence. Leur intérêt pour une navigation
tumultueuse, mais à laquelle la raison servirait de boussole,
leur vigilance aiguisée et leur patriotisme en alerte les
ont rendus méfiants et mis, depuis longtemps, sur leurs gardes.
Ceux-là connaissent les dangers de l'oscillation permanente
des nations modernes entre, d'un côté, le néant des cultures
privées de l'alliance de la pensée rationnelle avec l'esprit
de logique des philosophes et, de l'autre, les débordements
dans le fanatisme sans rivage des religions en crue et prêtes
à bondir hors de leur lit. Nous serons moins d'un million
de sentinelles de la solidité d'esprit de la France, moins
d'un million de citoyens à prêter l'oreille au sens rassis
qui fonde la civilisation scientifique - celle dans laquelle
nous sommes censés avoir appris à vivre depuis 1789 et qui
repose tout entière, à ce qu'on dit, sur le socle des savoirs
ancrés dans le sens commun.
Mais
bientôt, le corps électoral des vigies du pays de Descartes
aura doublé le nombre de ses fidèles - dans l'inquiétude d'abord,
puis dans l'angoisse. Nous espérons que, dans quelques mois
seulement, nous serons redevenus une majorité raisonneuse
au sein d'un Etat qui nous parlera du destin d'une République
de l'intelligence - et nous aurons le sentiment de partager
les responsabilités proprement intellectuelles des Etats d'aujourd'hui.
Car, pour la première fois au monde, les soucis de la raison
seront devenus prioritaires et camperont au cœur de la géopolitique.
Qu'en
est-il aujourd'hui de l'équilibre mental des démocraties semi
laïques ? Comment tentent-elles de colmater les brèches grandes
ouvertes dans la coque du vaisseau? Comment entendent-elles
résister aux canons des artilleurs célestes dont les amiraux
bombardent de nouveau les Républiques du haut des cieux?
Essayons de faire jouer un rôle incitatif à une France dont
la cervelle est devenue indécise et flottante, mais qui, au
XVIIIe siècle encore, avait osé appeler la nation des logiciens
à se rendre pensante à l'échelle de notre astéroïde tout entier;
et souvenons-nous des périls féconds au cours desquels les
Français demeurés dignes de la vocation solitaire de Voltaire
auront le choix de devenir les instituteurs écoutés de leurs
concitoyens, les éducateurs chevronnés de leur réflexion et
les pédagogues reconnus du redressement mental des patriotes
ou de retourner au Moyen-Age. Tout vrai citoyen est désormais
chargé d'une mission d'enseignant intrépide, tout vrai citoyen
est chargé d'aiguiser l'intelligence émoussés de la collectivité.
Quels seront les exemples à suivre aux yeux des citoyens réveillés
en sursaut?
2
- L'astronomie politique 
Pour nous en informer, souvenons-nous de ce que nous avons
à réapprendre notre apostolat, parce que notre premier pas
de convertisseurs nous fera tous retourner en classe. Certes
nous ne quitterons pas sur la pointe des pieds l'école fort
respectable d'une République des enfants imaginée en d'autres
temps par nos pères. Mais, au siècle dernier, les rudiments
puérils de la vie politique des adultes s'apprenaient en culottes
courtes, parce que l'histoire de la France des nourrissons
se déroulait encore naïvement sur les préaux du pays. Un citoyen
au courant des affaires de sa commune et de sa région se portait
à la hauteur de sa tâche; et maintenant, la planète des démocraties
renvoie chacun de nous aux responsabilités d'une réflexion
mûrie et précise sur les mascarades du ciel des idéologies,
sur la mise en scène des attrape-nigauds de l'abstrait, sur
les mécanismes psychiques qui assurent le fonctionnement politique
des rédemptions verbales, sur le nouveau chœur des anges de
la Liberté, sur les chefs d'orchestre des idéalités et sur
la falsification des oracles du langage.
Il
y a quatre mois, un document de travail secret nous apprenait
que l'Europe se préparait - timidement encore - à retrouver
quelques lambeaux de sa souveraineté d'antan. Mais le président
des Etats-Unis s'en trouvait aussitôt informé. Sur l'heure,
il faisait connaître ses directives à une chancelière d'Allemagne
ligotée à Washington, il la sommait rudement de remettre sur
ses rails un Vieux Continent coupable d'hérésie et lui enjoignait
vertement de jeter à la poubelle le document de travail indocile
dont il tenait une copie fidèle entre ses mains. Comment voulez-vous
que les vrais citoyens ne demandent pas aussitôt à leur Etat
de se rendre relaps et renégat au point de les informer de
leur propre chute au rang des métèques du monde antique?
Et voici que le mort bouge encore.
3 - La redistribution des cartes est en
marche 
Car l'Europe asservie se trouve placée de force à un tournant
décisif de sa dévassalisation progressive.
On aura observé que, le 6 juin 2014, la France est parvenue
à préciser, face aux caméras du monde entier, le rôle militaire
immense que la Russie a joué au cours de la dernière guerre
mondiale - rôle que les Etats-Unis tentaient de s'attribuer
à titre exclusif et à chaque célébration annuelle - toujours
unilatérale et monoidéiste, du débarquement du 6 juin 1944.
Il s'agissait, en fait, de rien moins que d'exclure purement
et simplement la Russie de l'histoire réelle du monde de 1939
à 1945. Afin de briser le mythe d'un Etat délivreur et rédempteur
imaginé par Hollywood, la Chine et le Russie ont décidé de
promouvoir un récit véridique de la deuxième guerre mondiale.
Puis, le 6 décembre 2014, au cours d'une rencontre filmée
à Moscou entre François Hollande et Vladimir Poutine, qui
se trouvait diabolisé sur la scène internationale par toute
la machinerie atlantiste soudain en tournage à plein régime,
la France a "relégitimé" le chef du Kremlin. Le 6 février
2015, la France et l'Allemagne ont remis d'un commun accord
le dossier ukrainien entre les mains de l'Europe seulement,
et cela avec le secours, qui a fait date, du président de
l'Assemblée de Strasbourg, M. Martin Schulz - sept décennies
après 1945, ce haut dirigeant s'est publiquement désolidarisé
du principe même de la présence militaire perpétuelle de l'Amérique
en Europe.
Puis le 17 février 2015, la Russie a accompli, de surcroît,
l'exploit de faire légitimer les deuxièmes accords de Minsk
à l'unanimité du Conseil de Sécurité - décision à laquelle,
en raison de son isolement précipité sur une scène internationale
hier encore à sa main, M. Obama s'est vu contraint de paraître
se rallier. Le 19 février, la France et l'Allemagne ont continué
de traiter l'affaire de l'Ukraine avec M. Poutine seulement.
Le 24 février c'est à Paris que les ministres des affaires
étrangères de la France, de l'Allemagne, de la Russie et de
l'Ukraine ont débattu de l'affaire, en l'absence des Etats-Unis
et de l'Angleterre, alors qu'au cours des négociations de
Genève de l'an dernier sur l'Iran, la France s'était vue réduite,
pour ainsi dire, à servir le café au cours d'une rencontre
finale réservée à MM. Lavrov et Kerry. Puis les Etats-Unis
ont vainement tenté de remettre le dossier entre les seules
mains de MM. Lavrov et Kerry - mais Paris et Berlin, soutenus
par le FMI de Mme Lagarde, ont refusé de se laisser remettre
en laisse : ils ont invoqué l'autorité récente, mais suprême
des accords de Minsk. Alors, le tour est venu pour Kiev de
se trouver sommée de les respecter: l'unanimité du Conseil
de Sécurité, donc de Moscou et de l'Europe, faisait à nouveau
la loi.
Enfin,
le 7 mars 2015, le général Breedlove, chef des armées de l'OTAN,
a prononcé une déclaration ahurissante selon laquelle ses
troupes se trouveront engagées sur le terrain dans une guerre
contre la Russie et pour la défense des oligarques de Kiev,
ce qui a permis de mesurer le chemin parcouru derrière le
décor depuis la farandole de Brisbane en juillet 2014. Mme
Merkel a aussitôt traité de "propagande dangereuse"
et d'"hallucinations" les propos rocambolesques du
Général en chef de l'OTAN - et plusieurs Etats de l'Europe
l'ont suivie sur un nouvel échiquier du monde. Les yeux de
l'Europe sont néanmoins demeurés mi-clos sur le fond , puisqu'il
a été demandé à M. Stoltenberg, Secrétaire général de l'OTAN,
de mettre le Général Breedlove au pas, alors que M. Stoltenberg
n'est qu'un petit domestique norvégien de Washington, dont
la servilité a déjà dépassé celle de son prédécesseur, le
valet danois, M. Rasmussen.
4
- Comment retrouver sa tête ? 
Les
arbres continuent donc de cacher la forêt : alors que les
troupes américaines occupent Ramstein, Bologne, Pise, Naples,
Syracuse et que, depuis soixante-dix ans, cinq cents bases
militaires en provenance du Nouveau Monde expriment la ferme
et inébranlable volonté d'occuper l'Europe éternellement.
Le Vieux Monde contemple quelques broussailles et quelques
buissons en Ukraine. Et pourtant, la nouvelle Commission de
Bruxelles se veut le fer de lance d'une armée européenne qui
prendrait la relève des vassaux de l'OTAN. Mais il lui faut
encore feindre qu'elle se lancera, l'arme au poing et flamberge
au vent vers les plaines de Russie. Car si le général Breedlove
n'est qu'un paltoquet de Washington, il faudra doubler la
mise face au Tamerlan des steppes et au nouveau Gingis Khan
censés nous menacer à l'Est.
Les dégénérescences flirtent avec le fantasmagorique, le délire
politique prend la relève du fabuleux théologique. On pensait
que le recul de l'irrationnel religieux ferait progresser
le rationnel, on s'imaginait que le retrait des croyances
sacrées courrait au secours des intelligences - et l'on découvre
que les délires posthumes se multiplient, se diversifient
sur la terre ferme et y perdent seulement le bénéfice de l'unanimité
qui les rendait rassurants. On les canalisait au profit d'un
seul exutoire des démences collectives - et voici que la myopie
politique rend les arbres plus visibles que la forêt.
Quel
tohu-bohu ! Mais la forêt, elle, nous demande de chasser l'Amérique
de la Méditerranée, la forêt, elle, nous enjoint de renvoyer
l'occupant de l'autre côté de l'Océan. Certes, il vaut mieux
ne pas se dénuder entièrement sous prétexte que nous n'avons
plus d'ennemis physiques à terrasser, sinon tout le monde
cesse de vous respecter, tellement les évadés partiels de
la zoologie ne sont craints que s'ils montrent leurs muscles,
même inutiles. Mais aussitôt l'Angleterre s'est dressée sur
ses vieux ergots - votre liberté, s'écrie-t-elle comme jamais,
passe par votre enchaînement perpétuel à l'Hercule qui vous
surveille de près. Certes, Mme Mogherini se réveille un peu
; elle voit enfin l'Europe bâillonnée et piégée par l'atlantisme
et M. Renzi se rend à Moscou. Mais comment retirer ses chaînes
à un aveugle et à un sourd, comment faire marcher droit un
vieillard titubant, comment réarmer la cervelle d'une civilisation
fatiguée? Décidément, plus un mot n'est à prendre au pied
de la lettre et dans son sens littéral. Du coup, initions
les peuples au langage à double détente d'une Europe qui rêve
de trancher son garrot, mais qui croit s'évader à revêtir
de la nouvelle camisole de force qu'elle se prépare.
5
- Les arbres cachent encore la forêt 
Non seulement des images d'un semblant de résurrection de
l'Europe courent à un rythme accéléré sur nos petits écrans,
non seulement notre astéroïde en rotation autour du soleil
nous entretient jour et nuit de ce qui lui arrive ici ou là,
non seulement la pellicule des faits divers qu'on appelle
maintenant l'Histoire, déroule jour et nuit le récit d'un
tourniquet harassant, mais les chefs d'Etat du monde entier
ne mettent que quelques heures pour se rencontrer précipitamment,
mais sans rien trouver à se dire et toujours entre deux portes.
Pour tenter de comprendre ce qui se passe dans les profondeurs,
adressons-nous aux habitants d'un astéroïde détaché de ses
gonds et privé d'assise. Nous ne sommes pas encore devenus
des témoins écoutés, des spectateurs informés et des acteurs
responsables de la giration de la France sur son axe. Tentons
pourtant d'assister au basculement sans fin de notre pays
de la nuit à la lumière, essayons néanmoins de nous rendre
spectateurs de notre pivotement dans le vide de la géopolitique
actuelle, efforçons-nous cependant de garder la tête sur les
épaules, tellement notre tournoiement sans fin ne nous raconte
plus notre histoire véritable. Alors seulement nous découvrirons
qu'on ne devient un citoyen vivant et respirant que si l'on
a appris à regarder le pays et soi-même de plus haut et de
plus loin.
Le
13 mars 2015