1 - Les signifiants sont-ils de l'ordre
du constat?
2 - Comment parler à un sourd ?
3 - Un miracle moderne
4 - L'animal schizoïde
5 - Pourquoi les mondes oniriques sont-ils
les plus réels ?
6 - Le temps, cet orchestrateur du sens
7 - La démiurgie sociale
8 - Vidocq et Balzac
9 - Le symbolique humain
10 - L'écartelé
11 - Gallus in suo sterquilinio plurimum
potest (Le coq est roi sur son fumier)
12 - Pour une spiritualité des solitaires
du cosmos
1
- Les signifiants sont-ils de l'ordre du constat?
Jamais une science expérimentale n'a rencontré autant de difficultés
à cerner les termes-clés de "rationalité", d' "objectivité",
de "savoir théorique", de "preuve" que l'anthropologie des
modernes, dont l'ambition méthodologique est pourtant de "rendre
compte" des secrets de l'étrange détoisonné qu'on appelle
l'homme.
Certes, on savait, depuis Claude Bernard, que les hypothèses
ne se cachent pas dans les éprouvettes, on savait, depuis
Kant, que dame causalité et son cortège de causes ne se placent
pas sous la lentille des microscopes, mais on ne savait pas
encore que les problématiques ne sont pas des champignons
répandus dans la nature. Il suffisait, pensait-on, de placer
la matière à observer sur le banc d'essai de ses répétitions
naturelles pour valider, du même coup, des "hypothèses" censées
se trouver gravées dans les redites invariables du cosmos.
Les preuves passaient par la chambre ardente des répétitions
du cosmos, donc par l'enregistrement de la constance des résultats
quantifiés dans nos calculatrices. Le concept de "vérité"
se plaçait sous le sceptre de l'universalité des "coutumes
de la nature", comme disaient les nominalistes du Moyen Age.
Mais
la découverte des allergies capricieuses a ruiné l'alliance
millénaire de la vérité scientifique avec l'imperturbable.
Puis, la pesée de l'inconscient savantissime qui téléguide
les fausses motivations alléguées en toute bonne foi par un
"sujet de conscience" logicien a fait douter de la validité
des axiomes et des postulats naïfs de la géométrie classique.
L'univers tridimensionnel des évidences et du "sens commun"
vérifiait le scandale qui fait marcher l'erreur du pas assuré
de la vérité la plus impérieusement démontrée.
Qu'en
était-il de la précarité cachée des fondements nécessaires
et censés vérifiables de la physique traditionnelle si, en
tapinois, une surdimension de l'univers faussait traîtreusement
tous nos calculs? Le concept de "loi de la nature" devenait
juridifiant. Si les ressassements sempiternels de la nature
n'étaient plus l'expression d'un ordre logique et persuasif
de l'univers des atomes, mais des rênes qui nous permettent
d'apprivoiser l'univers et de mettre en toute candeur son
mutisme à notre service, suffisait-il de toucher le cosmos
du bout d'une baguette magique - celle du constat de la régularité
de ses ritournelles - pour rendre intelligible l'aveuglement
et le silence de la matière? Puisque la "pensée scientifique"
se trouvait façonnée par des syllogismes, la physique passait
pour apprêtée à la finalité qu'elle poursuivait en catimini,
et cela à la même école de la loquacité de l'inerte qu'au
sein des théologies, qui sont fondées en amont sur une révélation
préjudicielle: une divinité bien intentionnée aurait donné
leur coup d'envoi et leur légitimité à la dégaine enfantine
des verbes comprendre et expliquer.
Mais comment la "vérité" théorisée se constaterait-elle
à l'école des faits avérés qu'elle se contenterait d'enregistrer
si la notion d'intelligibilité scientifique repose subrepticement
sur la construction des valeurs morales dont se réclament
leurs utilisateurs, donc sur des signifiants intéressés par
leurs propres bavardages? Dans ce cas l'observateur réclame
d'une nature bien disposée qu'elle fasse preuve de ponctualité
courtoise à son égard; et la loi dite divine valorisera à
son tour le répétitif payant, donc loyal. Un monde téléguidé
en secret par une théorisation à l'usage exclusif de ses utilisateurs
proclamera honnête un univers rémunérateur. Mais comment une
nature qui ne vous fera pas faux bond mettra-t-elle une parole
de la justice et du droit dans la bouche d'une divinité?
Si l'on observe que la prévision assurée d'un évènement le
rend exploitable par définition, dira-t-on que la science
défend la volubilité factice du concept de loi, parce
que ce vocable rendrait le rentable oraculaire et fortifierait
le pacte du juriste avec Zeus? Si une nature sans traîtrises
nous permet de mettre la main sur sa monotonie et de la rendre
banalement convaincante, la théologie dite expérimentale ne
sera pas en reste avec la rentabilité scientifique, puisque
la chute d'Adam dans le péché originel donnera au croyant
un rendez-vous fâcheux, mais certain, avec le châtiment des
tortures éternelles concoctées de longue date par l'Olympe,
tandis que la confession de foi du fidèle le fera bénéficier
de félicités posthumes illimitées.
2
- Comment parler à un sourd ? 
L'intelligible
religieux est donc une proie fidèle à ses rendez-vous avec
des cerveaux et seulement plus désirable que dans la science,
où l'expérimentateur se déclare comblé par les exploits sans
faille de sa discipline . Dans tous les cas, jamais la notion
de vérité, tant théologique que scientifique, ne se révèlera
trans-subjective par nature et par définition, puisqu'elle
n'habillera toujours que des vœux abusivement substantifiés
et rendus ridiculement tangibles: la matière ne se laisse
que fallacieusement délivrer de son silence originel. Comment
l'univers nous enverrait-il sottement un torrent de signes
matériels de sa signification divine et humaine, comment les
décoderait-on si leur signalétique générale nous renvoie à
Messire Gaster, comme disait François Rabelais?
Du
coup, l'homme sera une bête à l'affût des mangeoires que le
cosmos lui tendra. Son logiciel le plus énigmatique, sa cervelle,
ne sera qu'un fournisseur patenté de son estomac. Mais ce
présupposé nous contraint à tracer les chemins d'une anthropologie
serve de la prétendue bienveillance dont l'univers témoignerait
à notre égard. Nous chargerions l'anthropologie de décoder
les bavardages du cosmos, nous énoncerions des axiomes tapis
dans un univers réputé éloquent. Mais qui sommes-nous si nous
nous trouvons renvoyés à l'examen des fondements ventraux
de nos preuves semi-animales ? Pourquoi ahanons-nous à rendre
oraculaires les évènements?
Décidément
nous ne saurions valider une discipline oratoire de ce type
et la baptiser d' "expérimentale" sans avoir résolu, au préalable,
la question la plus décisive, celle de la véritable nature
du matériau que nous rassemblons sous l'emblème d'une vérité
rendue si abusivement discoureuse. Qui sont les constructeurs
ascétiques ou obèses des signifiants verbifiques qui servent
de toisons ou de blasons au cosmos si les réitérations et
les métamorphoses des atomes ne démontrent à l'Ecclésiaste
que l'aveuglement et la surdité éternels du cosmos?
3
- Un miracle moderne 
Une
anthropologie devenue scientifique se mettra en chasse des
désirs et des volontés qui commandent une espèce ardente à
brancher un discours rationnel sur un astre idiot. A ce titre,
cette discipline commencera par constater que l'homme est
le seul animal dont les neurones se sont scindés entre une
planète errante et des mondes imaginaires. De plus, cette
bête habite tantôt dans l'un et tantôt dans l'autre des compartiments
de son encéphale cloisonné, à moins qu'elle se domicilie dans
un clivage flottant, changeant et indistinct entre ses résidences
cérébrales dédoublées - les désertes et les florales.
Mais
si le fabuleux compénètre le monde tangible et le rend capturable
- et cela précisément en tant que signifiant censé
gravé dans la matière et rendu visible par les soins du bimane
que vous savez - où commence le royaume de nos rêves pattus
et où nos songes perdentt-ils leur plumage?
Il s'agit de traquer des songes réputés à la fois parlants
et immanents à des évènements matériels. Comme il est dit
plus haut, la théorie scientifique se trouve fatalement préconstruite
sur un réseau de propositions bifaces et en état d'apesanteur,
donc chargées de rendre le monde bipolaire, loquace et profitable
tout ensemble. La nature consent à ressasser ses coutumes
pour le plus grand bénéfice des prédateurs intéressés à ses
redites, mais l'imagination religieuse, elle, se projette
tantôt sur des faits constants - Apollon dirige continûment
la course du soleil - tantôt sur des faits qui ne sont pas
arrivés et qui n'arriveront jamais. Personne n'a vu Jésus
marcher en long et en large sur la mer, transformer d'un mot
de l'eau en vin, multiplier des pains et en rassasier une
foule, ressusciter un mort, descendre du ciel et y remonter,
personne n'a vu Zeus déguisé en mari d'Alcmène, Diane surprise
nue au bain par Actéon, Mercure réparer la barque de Charon,
comme l'humoriste de la foi des Anciens, Lucien de Samosate,
le raconte plaisamment dans ses Histoires véritables.
Il faut donc nous demander comment les symboles greffent des
faits imaginaires sur des signes vivants.
Depuis longtemps, une anthropologie prématurément qualifiée
de scientifique mais confinée dans un monde tridimensionnel,
se calait sur le contrefort d'une réfutation expérimentale
des miracles et des prodiges matériels. Mais l'expérience
du symbolique vient de démontrer que l'irréel - et même le
fantastique - peuvent encore triompher dans les imaginations
des preuves de la nature onirique de leurs causes et des motivations
illusoires alléguées à l'appui de leurs dires. C'est ainsi
que tout le monde a pu constater de visu que des avions gorgés
de kérosène et précipités sur deux tours titanesques ne les
font s'écrouler comme des châteaux de cartes que sous des
conditions trompeuses: il faut que ces mastodontes aient été
soigneusement dynamités au préalable et d'étage en étage.
Puis, tout le monde a également pu constater qu'une troisième
tour, non moins herculéenne que ses consoeurs, mais qu'aucun
avion n'a percutée, s'est néanmoins effondrée, mais conformément
au programme des dynamiteurs du béton et de l'acier qui ont
secrètement rédigé le scénario miraculeux, mais n'ont pu empêcher
des caméras de filmer le montage astucieux.
Mais,
dira-t-on, pendant plusieurs millénaires, des prodiges attribués
à Mars ou à Vulcain ne se sont trouvés contestés qu'en catimini
et par une infime minorité de savants et d'anthropologues
soupçonneux. C'est donc, pensera-t-on, que seuls les peuples
ignorants et superstitieux croient aux prodiges les plus sots
- et l'on soutiendra que l'aveuglement et la naïveté des foules
du début du XXIe siècle se logent encore dans un habitat imaginaire
légitimé par la collectivité, de sorte qu'en toute logique
sociale, le surnaturel ne disposera jamais d'aucun autre moyen
de convaincre les masses que la sorcellerie des religions.
4
- L'animal schizoïde 
Mais la crédulité populaire s'est répandue jusque parmi les
savants, et cela à la lumière de l'expérience phénoménale
racontée ci-dessus. Certes, depuis douze ans, aucun architecte
n'a prétendu que des masses de plusieurs centaines de milliers
de tonnes de ciment et d'acier tomberaient en morceaux comme
de la porcelaine piétinée par un éléphant et pour un motif
ridicule - quelques centaines de litres de kérosène auraient
instantanément dilaté des métaux emprisonnés dans des murs
épais et ce gonflement prodigieux se serait produit sur une
hauteur de plus de cent étages. Et pourtant cette fantaisie
demeure crédible et résiste à tous les démentis de la raison
scientifique actuelle et à toute réfutation au sein même de
la classe dirigeante du monde entier. Pourquoi l'imagerie
de ces monstres réduits en charpie ne se laisse-t-elle pas
ébranler pour un sou, alors que les preuves en direct de ce
qu'il s'agit d'une explosion organisée et dont témoignent
des caméras cachées dans les coulisses de ce théâtre ne sont
réfutées par personne? Le simianthrope serait-il le seul animal
qui, à la différence de toutes les autres espèces, ne serait
pas seulement composé de spécimens distincts par la dimension
de leur ossature et par la puissance de leur musculature,
mais principalement par la diversité de poids et de qualité
de leur boîte osseuse?
Supposons
qu'à ce prix, l'anthropologie scientifique ait enfin conquis
son champ d'observation et d'enregistrement légitime des causes
et des effets auxquels le crâne de cette espèce sert d'hôtellerie.
Mais il se trouve que l'intelligence globale et panoramique
des élites est seulement de bas étage à son tour: si vous
tentez de brancher le cerveau d'un homme de génie sur des
territoires étrangers à l'hypertrophie locale qui singularise
ses neurones, une certaine polyvalence des performances de
ses cellules grises se révèlera compatible avec la spécialisation
monstrueuse qui le caractérise. Mais pourquoi, il y a quelques
siècles encore, les cerveaux les plus supérieurs dans leur
ordre croyaient-ils, eux-aussi, à l'existence objective du
ciel et de l'enfer des juifs, des chrétiens et des musulmans
et pourquoi, de nos jours encore, toute l'intelligence critique
du monde n'y change-t-elle rien ?
5 - Pourquoi les mondes oniriques sont-ils
les plus réels ? 
Il
se révèle donc indispensable d'observer le psychisme rêveur
qui singularise l'entendement de cette espèce et qui l'a fait
accéder à une animalité songeuse afin de constater que le
cerveau semi-animal théâtralise toujours et spontanément des
symbioses factices. Il s'agit donc de décrypter le fonctionnement
spécifique et les besoins propres au cerveau d'une
bête irrémédiablement dichotomisée entre le réel et le fantastique,
donc clivée, cloisonnée, disjointe, fractionnée, diffractée,
démembrée et parcellée de naissance.
C'est dire qu'une anthropologie ne deviendra scientifique
qu'à trois conditions: la première, qu'elle
s'assure de la nature et de l'étendue sui generis de
son territoire, la seconde, qu'elle illustre une zoologie
biphasée, bipolaire, bifide, schizoïde, la troisième,
qu'elle rende compte du fabuleux créateur dans les
Lettres, les sciences et les arts. Dans De l'amour,
Stendhal a décrit le phénomène de la cristallisation
amoureuse, que la psychanalyse baptisera la sublimation
et dont elle fera le support du surmoi, donc des mondes artificiels
qu'habitent les sociétés. Malraux dira que le peintre accroche
une toile manquante dans l'univers mental de la peinture,
mais Mallarmé ne fait pas autre chose que de conquérir le
monde mallarméen, Balzac le monde balzacien, Proust le monde
proustien, Stendhal le monde stendhalien, Hugo, le monde hugolien
; et si Eschyle n'était pas eschylien et Dante, dantesque,
nous ne reconnaîtrions pas la lumière diversifiée dans laquelle
le génie littéraire, pictural ou musical éclaire le monde
banal et aplati que nous qualifions de "réel ". Quel est donc
le prodige universel qui rend onirique l'humanité?
6
- Le temps, cet orchestrateur du sens 
Résumons
: primo, le zoologique de type simiohumain ressortit
toujours et nécessairement à des données psycho-cérébrales,
secundo, ce bimane occupe des demeures polychromes,
tertio, ce bipède prend appui sur des significations
du monde de nature onirique, esthétique et spéculaire par
définition. Il résulte de ces trois évidences que les mathématiques,
la physique ou le jeu des échecs témoignent de ce que la "vérité"
tisse des connexions préjudicielles entre des faits dûment
vérifiables et dans leur nudité, d'une part, et des univers
symboliques et théorisés, de l'autre. Mais si cette étrange
espèce se remplit de métaphores censées incarner des valeurs,
nous sommes encore loin d'avoir exploré les arcanes de l'empire
du fabuleux qu'habite le singe intellectualisé.
Il
va donc falloir apprendre à fixer le regard sur un animal
inconnu de lui-même et résister à la tentation de détourner
un seul instant notre attention du spectacle des pavois d'une
bête à décrypter dans sa spécificité. Car cet animal énigmatique
met subrepticement en scène des évènements censés enveloppés
a priori d'une éthique roborative et d'une esthétique
artificielle. L'évènement matériel n'est donc jamais le véritable
théâtre du déplacement du regard simiohumain qui court sans
cesse en direction de la signification constructive qu'il
surajoute aux objets.
Il faut donc observer les recettes et les subterfuges innés
dont se sert en secret l'imagination auréolante de la bête
avide de s'emparer d'avance d'un réel glorifié et de le placer
en retour - et d'autorité - sous sa coupe; et, pour cela,
demandons-nous si le vêtement universel de l'affabulation
narrative ne serait pas la clé commune au transport des faits
ou des évènements dans l'imagination flatteuse propre tantôt
à la politique, tantôt à la religion, tantôt à la haute littérature.
Car la chronologie du récit moralisateur fait entrer l'humanité
dans un monde autobéatifié par ses symboles. C'est le déroulement
même de la fable, donc le transport du contingent dans une
continuité cognitive et mythique, qui installe la narration
à mi-hauteur entre le réel et le rêve. Si nous parvenions
donc à décrypter les contes de nourrice qui mettent l'histoire
du sang et de la mort à l'école du tic tac tranquille des
horloges et la précipitent dans des signifiants salvifiques,
nous saurions comment les attentats du 11 septembre 2001 ressortissent
à la mise en images et à l'art de raconter dont usent les
cosmologies mythiques qui, les premières, ont porté l'humanité
à la température littéraire et à la tension dramatique du
vécu.
7
- La démiurgie sociale 
Prenons l'exemple du déplacement des aiguilles de la pendule
de Chronos dont témoigne Robinson Crusoé et observons le voyage,
sous la plume experte de l'écrivain, d'un évènement d'abord
présenté dans sa nudité biographique, donc transitoire, puis
appelé à basculer dans un monde pérennisé, universalisé et
placé, à ce titre, sous tension mythologico-collective.
En
1704 une flottille de corsaires commandée par le capitaine
William Dampier expédie sur l' île déserte de Juan Fernandez
et à sa demande expresse la plus forte tête de l'équipage,
Alexandre Selkirk (1676-1721), qui s'obstinait à demander
que le navire de son capitaine, fort endommagé dans les combats
contre l'empire maritime espagnol, fût réparé et mis en état
de poursuivre sa route avant de tenter de surmonter les périls
bien connus du passage du cap Horn. Cet entêté avait raison:
son vaisseau-corsaire allait sombrer corps et biens. Selkirk
passe quatre ans et quatre mois sur le terrible caillou qui
sera rebaptisé Ile Robinson Crusoé en 1966. On lui
avait laissé quelques outils de charpentier, un couteau et
un peu de poudre à canon; mais le malheureux aventurier n'avait
pas prévu qu'il subirait une épreuve physique et morale dont
il ne s'est jamais remis, malgré la célébrité que ses malheurs
lui avaient acquise auprès de ses concitoyens.
Voilà
qui nous place à une grande distance du roman Paul et
Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, des bergeries
de Rousseau, des exploits de Tarzan ou des exploits du Capitaine
Nemo de Jules Verne. Mais Daniel Defoe ( 1660 - 1731) n'a
pas l'esprit bucolique pour un sou. Cet homme politique courageux
en tire une épopée de l'individu industrieux aussi lue, depuis
sa parution en 1719, que L'Iliade et l'Oyssée
depuis la Guerre de Troie. Toute l'histoire de la civilisation
du "travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui
manque le moins" de La Fontaine se place sous la bannière
du puritanisme laborieux, vertueux et discipliné des Ecossais.
Mais ce modèle de récit transfigurateur ne se place-t-il pas
également au fondement de l'évasion dans le fabuleux et le
fantastique d'un animal devenu méta-zoologique sous la meule
du social?
8
- Vidocq et Balzac 
Comment
la bête à la cervelle schizoïde va-t-elle progressivement
se scinder entre deux espèces? Prenez un certain Eugène Vidocq,
né le 24 juillet 1775 au 222, rue du Miroir-de-Venise à Arras
et mort le 11 mai 1857 au 2 rue Saint-Pierre-Popincourt à
Paris , actuellement au 82 de la rue Amelot. Il s'agit de
rien moins que du chef de la police de Paris sous la Restauration,
que Balzac a immortalisé sous les traits de Vautrin dans Splendeurs
et misères des courtisanes. L'île déserte de ce Robinson
des bagnes est celle d'un roi dont le trône l'a placé entre
deux mafias. Ce bandit règne sur la double face de l'univers
du crime - car il est lui-même un forçat célèbre pour s'être
évadé plusieurs fois - mais il connaît de l'intérieur l'autre
pègre, celle qui s'est légalisée, et il sait mieux que personne
que les deux mondes qu'habite la bête biface ne diffèrent
pas foncièrement - les règles du jeu n'ont pas changé, comme
Lord Bertrand Russell le constatera trois siècles plus tard
après un bref passage par la prison de Londres sous l'accusation,
alors infamante, de pacifisme.
Vidocq
obtient un rendez-vous "littéraire" avec Balzac. Il entend
bien raconter au romancier naïf des évènements qu'il est seul
à connaître sur le bout des doigts et qu'il n'a pas révélés
dans les quatre volumes de ses Mémoires. Balzac
lui explique gentiment qu'Homère n'est pas le biographe d'Ulysse
ni Rabelais le mémorialiste de Pantagruel, qu'Hamlet ou le
roi Lear sont des héros symboliques, non des valises d'anecdotes
à se colleter et que le génie littéraire ne peint jamais qu'un
seul héros et toujours le même, le genre humain tout entier.
Comment apprendre à regarder et à raconter cet acteur biphasé
? Vidocq ne sait pas que les faits n'entrent dans leur vérité
trans-biographique que transportés dans l'univers semi-mythique
de la Comédie humaine, ou de Shakespeare ou
de Cervantès , parce que l'homme est à lui-même son propre
démiurge!
9
- Le symbolique humain 
Cent
soixante quatre ans après la mort du premier romancier-anthropologue,
aucun Etat n'est près d'enseigner dans les écoles les deux
zoologies parallèles et complémentaires qui se partagent l'histoire
et la cervelle de la bête auréolée de ses mythes sociaux dédoublés.
Mais le lecteur est un dichotomisé de naissance, ce qui lui
permet d'entrer de plain-pied dans des mondes socialisés,
donc scindés. Balzac savait que le symbolique naît de la bi-polarité
du collectif et que Vautrin est un corps porteur de son écusson
policier, comme Diogène portait sa lanterne, Pénélope son
fuseau et Clovis son vase de Soisson. L'humanité se trouve
placée sous le capitanat de ses univers fantastiques, et ceux-ci
se révèlent régis par la temporalité spécifique que charrient
des surmois musicalisés par leur mode symbolique.
Mais
si les civilisations diversifient leurs parfums et se fractionnent
entre divers climats sociaux, si le collectif met en place
des univers mentaux de plus en plus affinés, l'homme réel
surgit de ses encriers; et cet animal se partage entre une
foule d'espèces: l'homérique, la dantesque, l'eschylienne,
la shakespearienne, la cervantesque, la moliéresque, la balzacienne,
la kafkaïenne, mais elle culmine dans le récit biblique qui
sous-tend l'histoire universelle.
Ce
n'est pas le génie de la communication de la Maison Blanche,
mais l'âme sotériologique du genre humain qui a aussitôt placé
l'évènement dans le canevas d'un récit, celui d'une histoire
de l'Amérique théologisée depuis trois siècles. Il était une
fois un Etat élu par son Olympe; et ce pays faisait régner
sur toute la terre le droit et la justice de son Zeus. Mais
voyez comme cette gendarmerie bascule dans le cosmologique:
soudain une escadrille de géants s'est attaquée à deux temples
de ce paradis. D'une chiquenaude, le monstre outragé précipite
des milliers d'innocents dans ses geôles et les livre à la
torture, parce que seule une vaste multitude de méchants pouvait
compenser l'énormité de l'insulte à la grandeur de l'empire.
Puis l'ange se rue sur l'Afghanistan, puis sur l'Irak - on
le retient de justesse de déglutir Damas et Téhéran.
Pourquoi
le récit authentique de l'explosion originelle est-il refusé
ou éludé dans le monde entier depuis douze ans? Parce qu'il
s'agit d'une guerre entre le Bien et la Mal, les ténèbres
et la lumière, Lucifer et les séraphins de la démocratie mondiale.
Si la narration n'était pas pré-falsifiée par le célestiforme
depuis des millénaires, si le récit ne passait pas
par le creuset traditionnel du biblique, si l'histoire du
monde n'était pas prise en charge par une symbolique immémoriale
de la grâce des dieux et de leurs châtiments, les désastres
renverraient au contingent, donc au profane. Il s'agit de
conserver la membrure eschatologique du destin des damnés
et des bienheureux, donc l'insertion des circonstances dans
l'ossature du scripturaire.
10 - L'écartelé 
Si
vous retirez à l'histoire la signalétique théologique
de la chute et de la délivrance dont elle se nourrit, Clio
cherra dans la souillure du temporel. Quand un Etat protestant
égare en chemin sa démiurgie salvifique et sa finalité rédemptrice,
il tombe dans l'ornière du monde - et c'en est fait de sa
cosmologie de libérateur et de délivreur de l'humanité.
Les grands visionnaires de la schizoïdie humaine voient les
auréoles tomber dans la zoologie. Israël ne serait qu'un prédateur
sauvage si la lanterne de l'Exode et la lumière
de la "terre promise" ne lui servaient de chapeautage
religieux dans la plus haute atmosphère de la littérature
biblique. L'Amérique défend son phare intérieur, l'Amérique
campe dans le saint monastère qu'elle croit éclairer de ses
feux. Un destin national privé de sa couronne verbale ne serait
pas le héros de la démocratie messianique, évangélisatrice
et apostolique que notre temps a hissée dans les nues.
Comment
les civilisations ne seraient-elle pas à elles-mêmes leur
sanctuaire, et cela du seul fait qu'elles sont schizoïdes
par nature et par définition? Voyez comme la bête ascensionnelle
tombe sans cesse dans la mise à l'estrapade de ses prisonniers,
voyez comme elle se couvre des ulcères du temporel, voyez
comme le Robinson eschatologisé par le saint Graal de la Démocratie
et de la Liberté ne sait plus comment exorciser la foule des
terroristes imaginaires qui ne cesse de cancériser sa sainteté!
Le
mythe de la délivrance démocratique a restructuré la
planète entière sur le modèle de la théologie du Moyen Age.
En ce temps-là, des milliers de confessionnaux drapés de noir
surveillaient la population pécheresse du matin au soir et
du soir au matin; et l'hérétique, inspiré par un Lucifer aussi
planétaire et imaginaire que celui de notre temps, mettait
en doute la légitimité de la gendarmerie céleste. Aujourd'hui,
le directeur de l'un des plus vieux journaux d'Angleterre,
le Guardian, est mis en accusation par le gouvernement
de son propre pays pour avoir prétendu invalider la surveillance
inquisitoriale des portails et des mails de toute la population
des Iles britanniques. Mais ce modèle de l'auto-vassalisation
du genre humain n'est-il pas universel et immémorial? Dans
l'Epinomis, Platon souligne déjà qu'il est impossible
aux Etats de surveiller tout le monde et que les dieux sont
des geôliers que la sagesse enseigne à craindre. L'espionnage
planétarisé n'est que la dernière étape de la théologie inquisitoriale
et l'ultime clé de la bête scindée entre le ciel et la terre.
11
- Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi
sur son fumier) 
Vidocq
ignorait que Musset avait flétri le retour des "noires
araignées" de la monarchie de juillet dans sa Confession
d'un enfant du siècle, que Vigny avait sonné le glas
de l'épopée napoléonienne dans Grandeur et servitude
militaires, que Zola fouaillera les entrailles de
la "bête humaine" et que Balzac portait dans sa tête la première
société du symbolique dans laquelle le chef de la police était
un forçat plusieurs fois évadé.
Mais
avez-vous touché du doigt la vraie postérité de Vidocq et
de Vautrin? Quel est le pont que le bagnard a jeté entre deux
prisons, l'Etat et la société civile? Ce policier est l'inventeur
d'une profession désormais mondialisée, celle
du détective privé. Cent cinquante ans plus tard, le plus
puissant empire de la terre est un Vidocq chargé de surveiller
le genre humain sur la planète tout entière - et cela, au
nom de quelles hosties, sinon de la Liberté, de la Justice
et du Droit dont la Démocratie s'auréole? Et que disent les
victimes de cette incarcération planétaire?
C'est avec un grand retard que le coq gaulois s'est dressé
sur ses ergots et qu'il a demandé la convocation de l'ambassadeur
de Vidocq à Paris - mais vingt-quatre heures plus tard, sa
crête se montrait toute penaude. On l'avait mal compris,
disait-il, il avait seulement demandé à son Excellence de
"passer" au Quai d'Orsay.
C'est que tous les Etats de l'Europe sont devenus des Vidocq
au service du Vidocq sommital de la Maison Blanche. Le proverbe
latin la plus cruel est sans doute celui qui dit: Gallus
in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son
fumier).
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- Pour une spiritualité des solitaires du cosmos 
Tel
est, depuis les origines, l'habillage du symbolique dont la
narration simiohumaine s'enveloppe. Pourquoi, de nos jours
encore, le monde entier refuse-t-il de se visser la loupe
à l'œil et d'examiner les circonstances véritables de l'effondrement
de deux tours le 11 septembre 2001, sinon parce que les évadés
des ténèbres font monter leur "pain du ciel" dans le four
de la police de Vidocq. Il faut faire traverser les airs aux
anges de la démocratie mondiale, il faut se transporter dans
un royaume des séraphins, il faut se dire et se redire que
l'homme "réel" n'est ni de ce monde, ni logé en chair et en
os dans les bâtisses de ses songes verbifiques, parce qu'il
renaît sans relâche sous la plume de ses Titans de l'écritoire.
Comment
se fait-il que tous les ordres monastiques aient élevé les
ténèbres de la mort au rang d'arme secrète de la conquête
de leur lumière? L'heure aurait-elle sonné de fonder la spiritualité
en altitude des solitaires du cosmos? Mais alors, le décorticage
de la notion d'intelligibilité que charrie la science expérimentale
nous enseigne une finitude plus ascensionnelle que la précédente.
La
semaine prochaine, j'observerai les rendez-vous que le nationalisme
des descendants de Nelson Mandela prendra avec la férocité
des Titans de la démocratie conquérante; et
nous verrons bien de quel côté penche le fléau de la balance
du sang et de la mort quand l'histoire place les Etats sur
le plateau des anges et les peuples sur celui des meurtres
sacrés.
le
14 décembre 2013