Seules les retrouvailles
de l'Europe avec la liberté de la pensée scientifique donneront
son essor à la structurologie demeuré embryonnaire de Claude Lévi-Strauss.
Les disciplines paralysées par les décadences, mais devenues habiles
à camoufler leur avortement, illustrent l'oscillation des civilisations
entre les élans sporadiques d'une pensée critique inachevable
par définition et les longs ensommeillements de l'intelligence
logicienne. Cette alternance se montre en outre révélatrice de
la volonté des classes dirigeantes d'une époque tantôt de prendre
leur place parmi les peuples que pilote une raison en marche,
tantôt de goûter discrètement les délices d'un destin devenu jardinier
- celui dont le Général de Gaulle disait qu'il réduit la politique
à inaugurer des expositions de chrysanthèmes.
Le structuralisme est
un horticulteur dont le débarquement sur notre planète date de
l'endormissement de la pensée critique mondiale à la suite de
la victoire des démocraties sur le nazisme; puis la révolution
de 1968 a contraint un instant cette discipline à quitter l'univers
de la haute couture intellectuelle. Sa résurrection momentanée
est due à la rechute du Vieux Monde dans les liturgies d'une vassalisation
politique à la mode ou devenue congéniale à la perpétuation de
l'occupation militaire américaine deux décennies après la chute
du mur de Berlin.
Comme il est ridicule
de tenter de se souvenir des siècles de l'histoire en mouvement
alors que l'OTAN s'est révélé le "pont de la rivière Kwaï"
de l'Europe, que le port de Naples appartient à la flotte de guerre
d'un empire étranger depuis plus de soixante ans, que l'Allemagne
demeure quadrillée par deux cent cinquante-trois garnisons américaines
et que toute l'Europe se place en temps paix et pour toujours
sous les ordres d'un général débarqué d'au-delà des Océans, la
résurrection apparente du structuralisme auquel le centenaire
de la naissance de Claude Lévi-Strauss a servi de flambeau a permis
d'exprimer sous les lambris de la Coupole une mise hors jeu radicale
des sciences humaines qu'armerait une véritable réflexion sur
l'homme et sur l'Histoire. Mais, dans le même temps, les failles
intellectuelles de la structurologie ont commencé de conduire
souterrainement cette école à une science nouvelle, celle de l'articulation
secrète des mythes acéphales avec la vie politique réelle des
civilisations.
Il est donc devenu
hautement instructif d'observer les effets collatéraux d'un nouveau
jésuitisme dont le simianthrope actuel présente inconsciemment
la dramaturgie sur la science internationale; et, pour cela, il
convient d'observer tour à tour les ultimes sursauts des sciences
humaines pensantes et leur chute dans des réflexes rétractiles
de la peur. Mais il y faut un baromètre qui enregistrerait les
tonalités variables, donc instables de la conscience et de la
volonté résurrectionnelles ou démissionnaires des élites cérébrales
qu'enfante une société vaincue. Le premier structuralisme lévi-straussien
- celui de Tristes tropiques - expulsait d'emblée
l'individu autonome, donc pensant, de l'arène des mythes, mais
également du cirque de l'Histoire. Un "kantisme sans sujet"
était censé penser tout seul et remplacer l'individu cogitant
sur la terre. Mais il se trouve que le sacré a mauvaise conscience
et qu'il s'exerce à un auto-camouflage instructif des apories
qui le gangrènent. L'auto-amputation spontanée à laquelle
se livre le cerveau collectif des "primitifs" a permis
à l'Occident du milieu du siècle dernier de feindre de "comprendre"
les cultures privées de logique cartésienne et de dialectique;
mais cet apparent bénéfice s'est payé d'une légitimation camouflée
du naufrage cérébral de l'Europe. La relégation de notre propre
civilisation dans des "structures" décérébralisées en fournit
une démonstration magistrale.
N'attendons pas que
l'Histoire en course ait rattrapé la stagnation de l'Europe de
la pensée; car il ne s'agit plus seulement d'analyser le narcotique
qui endort l'ex-continent de la philosophie, il s'agit également
de diagnostiquer les déclins dans leur spécificité, afin de les
distinguer plus clairement des dégénérescences durables. Il y
a décadence quand un soporifique arrache les rênes de son
destin des mains d'une civilisation, il y a dégénérescence
quand une hébétude teintée de vanité prend soudain le relais des
lucidités devenues provisoirement impuissantes, mais encore enragées
dans leur cage et prêtes à bondir. D'où le court oubli, en 2008,
de l'abîme qui sépare l'ethnologue de l'anthropologue.
Dans le texte qui
suit, je considèrerai que l'ethnologie est une structurologie
passive et l'anthropologie une structurologie critique, afin de
faciliter l'analyse du passage d'une discipline muette à une discipline
pensante. M. Claude Lévi-Strauss s'était révélé un excellent ethnologue
quand il relevait et enregistrait les coutumes, les mœurs et les
mythes des Amérindiens ; mais il était abusif de le traiter d'anthropologue,
parce que l'anthropologie n'est pas une science seulement descriptive,
mais un savoir qui se voudrait explicatif et dont les chasseurs
traquent le gibier le plus précieux de la connaissance, le verbe
comprendre.
M. Claude Lévi-Strauss
permet aux simianthropologues d'aujourd'hui d'observer une ethnie
riche en songes et en folies, comme toutes les tribus - à savoir,
la civilisation européenne en son assoupissement passager. C'est
dire que l'invention d'une "structure universelle"
des mythes n'était qu'un moyen d'interdire leur dissection. Mais
ils refusent de se taire. Tous cognent à coups redoublés à la
porte de l'Histoire, tous font de leurs symboles une arme de frappe,
tous se métamorphosent et évoluent à l'école des mutations que
l'Histoire impose à leur logique interne.
La structurologie de
Claude Lévi-Strauss permet d'observer comment une science nouvelle
et prometteuse peut se trouver un instant déviée de son cours
et échouer provisoirement dans son ambition en raison de la décadence
cérébrale d'une civilisation, mais également d'esquisser le destin
qui l'attend sur un Continent que l'Histoire aura remis en marche.
Jusqu'à présent, les conséquences des désastres politiques s'observaient
dans les Lettres, la musique, l'architecture. Il est d'un intérêt
anthropologique décisif d'observer comment la colonisation de
l'Europe peut faire avorter une science humaine.
1-
Notre " parole de vérité "
2
- Notre raison projective
3
- " Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? " de Paul Veyne
4
- La " structure mentale " d'Erasme et le structuralisme
passif de Claude Lévi-Strauss
5
- La recherche du sujet
6
- Les totems en mouvement
7
- L'idole et l'image
8
- Que signifie le verbe " identifier " ?
9 - Le jésuitisme intellectuel du structuralisme
10
- Un retour du refoulé
11
- Les musicologues des " primitifs "
12
- Le dogme de la Trinité et la structurologie critique
13
- Le sang de l'Histoire
14
- Claude Lévi-Strauss et l'analyse anthropologique de la
théologie de la Trinité
15
- Le poids théologique de l'Histoire
1 - Notre
" parole de vérité "
Il n'est
rien de plus instructif que l'étude de la structure mentale des
hérésies en général et des chrétiennes en particulier. Nous avons
beaucoup appris d'une science historique qui, au milieu du XXe
siècle, était allée jusqu'à se donner pour mission de nous raconter
les péripéties structurales dont nos récits religieux se trouvaient
tissés jusque dans les régions les plus reculées du globe, puis
d'en comparer la confection afin de recenser les thèmes centraux
et les liens magiques qui les relient les uns aux autres en réseaux,
comme si une sorte de cerveau collectif les avait orchestrés.
Pourquoi, nous disions-nous, les récits historiques ou mythiques
qui fondent notre propre cosmologie fantastique n'auraient-ils
pas répondu, eux aussi, à une manière de logique de leurs allégations
pourtant disparates en apparence et de leurs allégeances internes
à leurs propres symboles? Une esthétique du sacré régirait-elle
donc leurs doctrines?
L'intérêt
de nos hérésies à nous - les chrétiennes - résultait de ce qu'elles
prétendaient soumettre nos dogmes à des raisonnements solidement
structurés, alors qu'elles se contentaient, elles aussi, de rassembler
la gerbe de nos "révélations" sans avoir seulement tenté
de percer les secrets de la logique schizoïde qui les avait formulées
sur un mode nécessairement dichotomique. Mais comment des propositions
incohérentes en elles-mêmes, puis habilement entrelacées afin
de constituer des structures mentales stables auraient-elles suffi
à nous éclairer sur la nature de notre embryon de raison, à la
manière dont l'organisation du marché de la drogue serait censée
nous expliquer la mentalité des trafiquants? C'est pourquoi l'ethnologie
superficielle de Claude Lévi-Strauss, qui avait rêvé de nous présenter
nos songes structurés sous la vêture de l'intelligibilité en soi
que nous accordions au concept de structure - donc au titre d'oracles
universels que proférerait le haut entendement censé inspirer
le langage - a été réduite au rang d'une floraison locale au sein
d'une civilisation en voie de décérébration de sa parole.
2
- Notre raison projective
En vérité,
la manière "musicologique" de raisonner qui comblait d'aise
l'école structuraliste s'était inconsciemment greffée en amont
sur les méthodes les plus éprouvées de nos théologies verbifiques
d'autrefois, tellement les constructions dites "rationnelles"
et même dialectiques auxquelles notre religion s'était livrée
depuis deux millénaires ne démontraient pas davantage la validité
de leurs énoncés que les édifices mentaux moins cérébralisés des
Amérindiens de Claude Lévi-Strauss: depuis les origines, toutes
les religions simiohumaines se demandent seulement si leur code
narratif leur permet de connecter entre eux des symboles grammaticaux
comparables par leur tonalité et leur coloration, mais soustraits
à tout examen de leur provenance psychobiologique et à toute analyse
de leur contenu politique sonorisé. C'est ainsi que le christianisme
et le judaïsme charrient une foule d'éléments égyptiens et hindouistes.
Nous nous
demandions donc comment il arrive pourtant qu'un code religieux
composite croie parvenir à servir de rétroviseur à son langage,
alors qu'il se présente toujours aveuglément lové sur sa propre
syntaxe. Comment l'ethnologue européen pèse-t-il la structure
mentale et stylistique de ses congénères croyants ? En vérité,
il se réfère seulement à l'axiomatique divine sur laquelle le
mode de fonctionnement cérébral de sa propre civilisation a été
construit. Mais les carences dont nos encéphales mythologisés
de naissance souffrent à titre héréditaire peuvent étendre leurs
ravages bien au delà des frontières de notre religion proprement
dite et contaminer nos disciplines expérimentales. Toute notre
physique galiléenne, par exemple, avait jugé que les trains aveugles
de la matière prouvaient leur légalité par le miraculeux effet
symbolique de leur régularité auto-juridifiante et, inversement,
que leur régularité inébranlable était inspirée par un signifiant
imperturbable - leur légalité innée - comme notre divinité passait
pour démontrée par l'autorité de ses écrits et ses écrits par
l'autorité de leur rédacteur, tautologie que notre vieux Descartes
avait expressément dénommée un cercle ; car notre encéphale se
qualifiait à se mettre à l'écoute de la notion de loi. Mais celle-ci
était de type projectif. Nos mythes scientifiques classiques nous
révèlent donc comment nous nous projetions en législateurs dans
le cosmos.
De quelle
manière sommes-nous structurés en retour par nos projections cérébrales
de juristes impénitents? Nos savants ne se sont pas livrés à un
examen ironique de la logique en circuit fermé qui commande la
raison demeurée semi animale des évadés de la zoologie ; sinon
ils seraient parvenus à dresser des constats moqueurs de notre
cécité intellectuelle de constructeurs de nos temples du droit.
Nous demeurons donc entièrement privés de tout regard réellement
distancié et critique à l'égard des vocalises sacralisantes qui
permettaient à nos ancêtres de coloniser l'encéphale de leurs
congénères autoréfléchis dans d'autres miroirs sacrés.
3
- " Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? " de Paul
Veyne
Puisque
la raison mythologisée dont usaient nos devins structurologues
il y a soixante-dix ans était nécessairement conçue, à l'instar
de l'entendement projectif celle de tous les primitifs, sur le
mode oraculaire, elle nous rendait le service discret de nous
interdire catégoriquement toute analyse sérieuse, donc sacrilège,
du fondement anthropologique des structures profératoires de nos
propres récits cosmologiques et sacerdotaux.
Le véritable
objectif d'une raison construite tantôt sur le modèle d'un canon
sans recul, tantôt en circuit fermé était évidemment de nous soustraire
à tout examen périlleux de la religion qui nous sert de glorieux
réflecteur. Comme nous ne demandions rien de plus, nous reléguions
les documents qui nous auraient révélé une parcelle de notre cécité
dans une histoire privée de boussole de l'encéphale polychrome
des "cultures". C'est ainsi que nos structurologues lévi-straussiens
valorisaient leur raison auto-structurante en la plaquant avec
grand soin sur ses propres circonvolutions, à la manière dont
nos ancêtres avaient jugé la science des alchimistes au banc d'essai
des critères de l'alchimie, la science phlogistique au banc d'essai
des critères de viabilité de la phlogistique et le créationnisme
au banc d'essai des critères du créationnisme. Nos projections
pétrifiantes fonctionnent donc en circuit fermé et nos problématiques
servent d'arène à leur validation.
Il faut
redire que si nos structurologues les plus savants tombaient en
extase devant les structures cérébrales des Aborigènes d'Australie
ou des Amérindiens et s'ils éprouvaient une délectation de fins
connaisseurs à humer le fumet mental de leurs congénères, c'était
pour le motif que la tolérance toute culinaire dont ils faisaient
profession à l'égard de toutes les religions du globe leur permettait
de se nourrir de documents qu'ils avaient voués d'avance à perpétuer
et à légitimer rétroactivement le fonctionnement spéculaire de
leur propre boîte osseuse, et qu'en protégeant leur cécité cérébrale,
ils préservaient indirectement la suprématie intellectuelle de
leur civilisation. Mais l'apparente neutralité politique de leur
science était devenue une pauvre martingale : car à sembler se
donner les moyens de décoder les secrets d'un mythe, l'Occident
pseudo pensant se trouvait de plus en plus embarrassé de retrouver
subrepticement l'hégémonie pseudo rassurante de son propre onirisme
religieux et scientifique.
L'un de
nos ironistes les plus célèbres, Paul Veyne, avait raconté, dans
un petit ouvrage délicieux, intitulé Les Grecs croyaient-ils
à leurs mythes qu'une peuplade d'Éthiopie, les Dorzé,
croyait dur comme fer que le léopard était un fauve chrétien et
que, pour ce motif, il jeûnait pieusement le vendredi. Mais l'assurance
dont témoignait notre descriptivisme scientifique demeurait bien
incapable de nous expliquer pourquoi ces dévots lointains n'en
protégeaient pas moins leurs troupeaux contre les léopards le
vendredi, donc exactement sur le même modèle que nous, qui portons
un chapelet dans une poche et un couteau dans l'autre. Pour comprendre
cette contradiction, il est nécessaire de conquérir un regard
sacrilège sur les structures mentales d'une foi déchirée entre
la férocité et le jeûne, et pour cela, il convient de commencer
par observer par la bande un verbe croire doté d'une cohérence
embryonnaire dans la tête du simianthrope. Il faut en conclure
que cet animal n'est pas encore devenu réellement logicien. C'est
dire également qu'une science historique privée de structurologie
critique, donc de balance à peser l'encéphale microscopique du
genre simiohumain, prendra le verbe croire au sens naïf que lui
donne le Littré : "Etre persuadé qu'une chose est vraie et
réelle".
Que voilà
un étrange salmigondis. Confondre la vérité avec la réalité,
quelle candeur! Littré oublie que le vrai renvoie à la fois à
des objets et à des signifiants, Littré oublie que l'intelligibilité
accordée à nos observations les change en signes de leur sens,
Littré oublie que le sens de nos constatations les métamorphose
en signaux, Littré oublie que le réel s'adosse à des valeurs,
donc à une éthique réputée piloter leur loquacité, Littré oublie
que le verbe exister fait "parler raison" aussi bien à
un arbre qu'à une croyance et que la radiographie anthropologique
du verbe être en est aux balbutiements, parce que notre spéléologie
de la parole est demeurée dans les limbes. Comment notre structurologie
fait-elle discourir le cosmos?
4
- La " structure mentale " d'Erasme et la structurologie passive
de Claude Lévi-Strauss
Nous rêvons
d'observer nos structures mentales sur une durée suffisante pour
y déceler les traces d'un progrès indubitable de notre
intelligence. Mais notre ethnologie peut bien se donner le luxe
artificiel de respirer les senteurs exquises ou les odeurs pestilentielles
qui montent des songes religieux les plus divers auxquels notre
planète demeure livrée, nous échouons à légitimer les enclos culturels
dans lesquels notre propre vie onirique se trouve enfermée; car
la connaissance psychogénétique de notre Histoire ne saurait progresser
d'une seule enjambée pas sans présenter à nos regards des encéphales
coupés en deux moitiés, dont l'une se livre à la pratique de nos
affaires courantes, l'autre à celle d'une foi délirante. Or, chaque
portion obéit à une logique incompatible avec les prétentions
de l'autre. Comme nous sommes des Dorzés un peu perfectionnés,
nous observons les projectiles que notre folie lance entre nos
deux problématiques; et puisque nous sommes devenus les otages
d'un transformisme qui ne nous conduit peut-être nulle part, nous
ne savons dans quelle direction progresser tellement nous perdons
les traces de notre itinéraire dans la vaste forêt de nos pauvres
signifiants, qui oscillent entre nos platitudes et nos démences.
Demandons-nous,
par exemple, quelle était la platitude et la démence qui avait
si longtemps donné à nos chromosomes l'ordre impératif de jeûner
le vendredi. On sait que l'interdiction universelle, donc structurale,
dont nous nous étions frappés de manger de la viande ce jour-là
était demeurée tellement coercitive qu'en pleine Renaissance,
notre cher Érasme - le malheureux était allergique au poisson
- n'avait encore réussi à s'y soustraire qu'en vertu du privilège
exceptionnel qu'un indult du pape lui avait accordé. Comment étudier
la structure mentale de l'auteur de l'Eloge de la
folie? Assurément, ce n'était pas au nom du kantisme
sans sujet de Claude Lévi-Strauss que son encéphale s'indignait
fort théologiquement qu'on pût se trouver frappé d'excommunication
majeure pour avoir mangé un poulet le vendredi, même pour reprendre
des forces après une méchante maladie. "Le bruissement d'une
certaine rumeur, non fondée, à ce que je crois, est parvenu ailes
battantes jusqu'ici : appelé en justice, tu avais été sommé d'exposer
les raisons pour lesquelles tu avais cuit un poulet pour Érasme.
[…] Alors qu'il est établi que la consommation du poisson vous
livre son homme au risque d'épilepsie, de paralysie , d'apoplexie,
ou d'une lithiase plus cruelle que tous ces maux réunis , serait-ce
qu'on tient pour un cœur chrétien celui qui contraindra le malheureux
à se nourrir de poisson? Ce n'est pas de la religion, mais de
la cruauté. Une telle attitude ne veut pas fortifier la doctrine
chrétienne, mais tuer. Si le pape désirait voir un homme succomber
ou s'exposer à un danger mortel par respect pour ses décisions,
il faudrait lui refuser le droit d'imposer la perdition." ( Érasme
, Correspondance, Ed. Allen, tome 5; L. 1353 du 23 mars
1523 à Ulrich Zasius)
Quelle
orthodoxie avait-elle interdit que ce texte du grand hérésiarque
fût publié de son vivant? Il ne put paraître que trente?huit ans
après la mort de son auteur, en 1574 , l'année même où saint Jean
de la Croix avait été torturé dans une prison de Tolède par ses
frères, les carmes chaussés. On sait que l'œuvre entière d'Erasme
avait été mise à l'index en 1559. On demande aux structurologues
lévi-straussiens de nous éclairer sur les causes anthropologiques
qui condamnent même les saints léopards à se priver de nourriture
le vendredi.
Assurément,
en 1523, le refus érasmien du culte du jeûne répondait
à un tournant de notre théologie des purifications ; et ce tournant
était révélateur de l'âme et de l'esprit d'une Renaissance dans
laquelle la notion d'auto-nettoyage subissait une mutation. Mais
de quoi nous lessivons-nous , et pourquoi ? Etudions de plus près
les méthodes d'auto-rinçage de notre pauvre cervelle qui nous
paraissent décidément un ressort central de notre évolution.
5
- La recherche du sujet
Depuis
que notre encéphale ne reçoit plus de sommations de s'auto-valider
à l'école des jeûneurs, les mythes que nos sociétés s'étaient
donnés pour miroirs se sont révélés des idoles; et nous nous demandons
comment nos enchantements d'autrefois nous convainquaient de nous
auto-purifier par la famine. Et pourtant, Sancho avait cru en
l'enchantement verbifique de Dulcinée deux jours seulement après
y avoir procédé de sa propre autorité. Nous sommes donc condamnés
à initier notre anthropologie demeurée embryonnaire à la spectrographie
des encéphales ensorcelés de nos pères, qui étaient aussi désespérément
auto-confirmatifs que les nôtres, à cette différence près que
nous sommes devenus les saints et les magiciens de nos idéalités.
Plus nous jeûnons intellectuellement en leur nom et à l'écoute
de leur tribunal, plus nous rendons leurs verdicts aussi surplombantes
que les cierges, les ex-votos, les totems d'autrefois ; et plus
nous adorons leurs sentences, plus elles nous paient de retour
et se rendent complaisantes à notre égard, au point qu'elles nous
font rouler carrosse et achètent à la gauche tout entière son
caviar.
Et pourtant,
il y a vingt-quatre siècles déjà que notre embryon de pensée est
entré en rébellion contre nos structures mentales les plus invétérées.
Et comment notre raison a-t-elle manifesté sa liberté? A s'évader
sans cesse des structures héréditaires de la doxa - la simple
opinion ! En quoi une idéalité voletante dans les airs est-elle
donc le fruit d'une opinion immémoriale ou récente? Puisque notre
prison cérébrale n'est plus celle de la caverne de Platon, ni
celle de notre obscurantisme du Moyen Âge, nos agenouillements
aux pieds de nos idéalités séraphiques peuvent-elles remplacer
la pieuse éloquence des enchantements anciens dont nous étions
les possédés?
Maintenant
nos savants nous rappellent à chaque pas que nous sommes les missionnaires
des feux et des vœux de notre intelligence à venir, donc des insurgés
en guerre sans trêve ni merci contre la muraille des structures
acquises, admises et emprisonnantes. Quand nous observons l'âme
végétative des structures et leur repli angélique dans la maison
de retraite de leur encéphale sans sujet, nous cherchons
le sujet, le vrai, celui qui, de génération en génération fait,
de nos fausses purifications par le jeûne, un symptôme des derniers
embarras de notre évolution cérébrale.
6
- Les totems en mouvement
Nous pensons
qu'une mémoire vivante ne fait pas un bloc figé de rites et de
coutumes. Pourquoi l'hérésie des structurologues du siècle dernier
considérait-elle que les événements sont insignifiants et que
seules comptent les règles supposées immuables qui assurent la
consolidation et l'auto-sécurisation du groupe structuré par son
repli protecteur sur son imagination religieuse la plus traditionnelle
? Et pourtant rien de plus rétrograde que la coagulation des ethnies
dans le culte de leurs rites. Comme il se trouve que le descriptivisme
aveugle des structurologues était un fidèle décalque de leur conservatisme
et leur conservatisme un décalque de leur désir viscéral d'immobiliser
l'objet de leur savoir et de le statufier dans une histoire arrêtée,
il nous fallait constituer en un document anthropologique
le hiératisme interne d'une science dont l'examen de ses motivations
nous conduisait pas à pas dans les arcanes d'une anthropologie
moins figée. Mais pour cela, il nous fallait découvrir le sens
caché du mimétisme à l'égard des Amérindiens dont souffrait une
ethnologie occidentale inconsciemment fascinée par le statisme
des ethnies primitives.
Notre école
s'est donc demandé comment le fossile intellectuel que constituait
l'ethnologie pétrifiée, donc rassurante, des structurologues dans
une Europe mentalement immobilisée - et comment la vénération
dont ils témoignaient pour de simples combinatoires piétinantes
- avaient pu apparaître dans notre civilisation pourtant fondée
sur la valorisation du mouvement, et cela non point seulement
depuis notre sortie du Moyen-Age, mais depuis Périclès. Nous savions
que, ce faisant, nous risquions de tomber à notre tour dans un
cercle vicieux, parce que la spectrographie de la scolastique
qui régissait les structures mentales demeurées stériles
des primitifs ne pouvait devenir heuristique dans une culture
résolument en rupture de ban avec celle de nos ancêtres que si
nous parvenions à déchiffrer cette énigme à la lumière d'une régénération
déjà en chemin des valeurs de notre propre société. Pour cela,
il fallait que la sclérose culturelle des Amérindiens, par exemple,
fût demeurée une menace voyante et mal conjurée au sein de notre
civilisation. Alors seulement, la musicologie cérébrale à laquelle
s'exerçaient les structurologues du XXe siècle pouvait se révéler
un témoin éloquent du retour déguisé de l'Europe vers les codes
cérébraux qui régissaient nos interprétations d'autrefois de nos
mythes à nous et, en tout premier lieu, du christianisme, lequel
tenait sûrement à la politique et à l'Histoire un tout autre discours
anthropologique que celui auquel sa structure théologique scolarisée
servait de véhicule depuis des siècles.
7
- L'idole et l'image
Pour tenter
de comprendre ce point difficile entre tous, nous avons imaginé
qu'une ethnie de chrétiens déciderait tout subitement de se remettre
en mouvement dans une historicité reconvertie au dynamisme politique
originel, celui qui était né en Grèce après la bataille de Salamine.
Enflammée, non plus par les idoles de pierre ou de bois de l'époque,
mais par les idéaux planétaires de la démocratie, cette ardente
phalange de concepts délivreurs porterait soudainement le fer
et le feu de sa sotériologie d'avant-garde sur le territoire des
hérétiques. Le motif allégué serait que les prêtres des abstractions
salvifiques du monde moderne auraient été outrés par le statisme
du culte ancien. Seule une guerre inexpiable vengerait une offense
à la grâce dûment concepturalisée d'une civilisation fondée sur
le messianisme dernier cri que charrie le vocabulaire de la pensée
vaporeuse.
Dans ce
cas, qui verrions-nous apparaître dans le miroir qui réfléchirait
notre sotériologie intellectuelle? M. de la Palice en personne,
lequel nous dirait qu'un carnage religieux perpétré entre des
congénères parqués dans leurs enclos salvifiques respectifs ne
saurait être rendu intelligible à notre structurologies que si
nous tentions, en tout premier lieu, de comprendre pourquoi la
peuplade susdite s'est tout soudainement enflammée pour ses porte-bannières
cérébraux. Et les Dr Pangloss d'une imagination religieuse enfin
en mouvement ajouteraient que nous ne pourrions éviter un examen
anthropologique des "causes et des effets" d'un tel incendie.
Avec le
secours d'Héraclite et de Schopenhauer, nous nous disions maintenant
que les dormeurs d' hier s'étaient changés en une armée de croisés
de leur idéodicée. Les voilà réveillés en sursaut par le bruit
et la fureur d'un monde rendu impitoyable par leur dialectique.
Mais une horde ne se donne jamais que les divinités enchaînées
ou déchaînées qui répondent à sa propre nature. Comment cerner
les tribus du concept sauveur? Par bonheur, toute idole renvoie
à l'eidos, l'image. L'étymologie de l'image scelle donc
l'alliance de la pensée avec le regard. Devenus des sociologues
spéculatifs, nous assistions au naufrage de l'ethnologie idéaliste,
parce que nous avions compris pourquoi les torrents de sang que
le XXe siècle avait fait couler demeureraient nécessairement indéchiffrables
à l'humanisme naïf des chevaliers de l'universel. Nous savions
déjà, il est vrai, que c'était seulement l'image détestée de leur
adversaire que les belligérants exterminaient dans le miroir que
leur propre esprit leur tendait, nous savions déjà
que leurs dieux respectifs peignaient leur visage sur l'écran
géant où ils croyaient identifier leurs ennemis et eux-mêmes.
8
- Que signifie le verbe " identifier " ?
Mais que
signifie identifier à l'école d'une structure, puisque
la structurologie commence précisément par éliminer le sujet de
conscience de la connaissance ethnologique? Puisque les guerres
que nos mondes religieux se déclarent les uns aux autres se déroulent
seulement entre nos effigies en pied; puisque seuls nos visages
religieux ou apaisés se révèlent des réflecteurs autorisés à donner
toute leur signification anthropologique aux symboles et aux signes
qui servent de moteurs à l'histoire de nos songes, puisqu'enfin
nous n'en demeurons pas moins des fauves qui s'assoupissent ou
se réveillent dans des circonstances historiques et politiques
déterminées, il nous faut découvrir pourquoi nous nous servons
de nos mythes pour allumer les incendies qui ravagent nos cerveaux.
Pas de doute, pour l'apprendre, il nous faudra interroger les
premiers mutants égarés parmi nous. Demandons-leur de nous accorder
le don de l'éveil dont ils bénéficient, afin que nous portions
à notre tour nos autels et nos sacrifices de sang sur les fonts
baptismaux de leur intelligence à eux.
Certes,
les événements de mai 1968 ont tué un instant la torpeur cérébrale
de nos premiers structurologues, parce que notre histoire véritable
a brutalement rappelé à nos ethnologues encore privés de rétroviseur
que les mises à feu de nos rêves sacrés sont des exploits guerriers
au premier chef et que nous devons les mettre au crédit de nos
cervelles en campagne, parce, que depuis le paléolithique, nous
appartenons à une espèce que ses armes ont forgée sur l'enclume
des conquérants. C'est ainsi que les événements de 1989 et la
chute du mur de Berlin nous ont rappelé que l'ethnologie immobile
des structuralistes n'était qu'une forme inédite de la scolastique
du Moyen-Age et qu'elle avait été sécrétée au cours d'une panne
de l'histoire de notre raison sur nos champs de bataille. Alors
une idole inconnue avait jailli dans nos circonvolutions cérébrales
- la structure. Cette sourde, cette aveugle, cette muette
endormait ses servants dans l'édénisme d'un no man's land de la
connaissance. Autrefois, le temps se mettait à penser sitôt que
nous lui infligions une chiquenaude. Aussi le lancions-nous sans
cesse à l'assaut des heures; et son glaive était devenu de plus
en plus conquérant au fur et à mesure que notre Histoire s'était
accélérée sur le cadran des siècles. Et maintenant, la structure
nous faisait piétiner dans le mutisme, maintenant, la structure
ligotait Clio à son œil mort.
Il nous
a donc fallu constater, avec Voltaire, qu'autrefois la solidité
de nos têtes s'était révélée inversement proportionnelle à notre
degré de crédulité; et, avec Nietzsche, que la densité en prodiges
de nos théologies renvoyait à des types d'encéphales différemment
bâtis. L'Édit de Nantes nous avait démontré depuis longtemps que
les protestants triaient les miracles recevables et les distinguaient
des irrecevables d'une œil plus soupçonneux que les catholiques.
Maintenant, la structure bouleversait notre ancien champ
de vision, maintenant cette idole faisait monter dans le ciel
son gigantesque œil crevé, maintenant un globe oculaire titanesque,
mais privé de rétine effaçait la distinction que nos ancêtres
faisaient entre le naturel et le surnaturel, maintenant la pupille
aveugle baptisée culture noyait dans l'universalité de
la structure les frontières entre le vrai et le faux, le
juste et l'injuste, le visible et l'invisible.
Devenus
les héritiers d'un Occident cérébral éborgné, nous étions condamnés
à rédiger un nouveau Discours de la méthode, afin
de délivrer notre future science historique du sacré du
polype de notre polyculturalisme acéphale. Mais comment reconquérir
un regard surplombant sur notre rôle d'acteurs et de stars de
nos idéalités idolâtrées ? Une civilisation en attente d'une pensée
véritable avait besoin de décrypter l'autre idole, l'idée idéalisée
qu'une structurologie décapitée n'avait pas réfutée, mais réduite
à une pieuvre. Sinon, comment aurions-nous identifié le simianthrope
onirique, l'animal au cerveau schizoïde, la bête biphasée que
la nature a rendue loquace afin de la faire délirer?
9
- Le jésuitisme intellectuel du structuralisme
Qu'auraient
répondu les structurologues au "bon sauvage" qui aurait
passé par nos grandes écoles et qui les aurait apostrophés en
ces termes ? "Pourquoi ne vous interrogez-vous pas sur les interdits
qui vous font arborer le masque d'une pseudo science structurologique
à notre égard ? Vous savez que Tacite attribue à la malignité
une fausse apparence de liberté, falsa species libertatis
: de quel droit déclarez-vous incongrues les questions pourtant
fort rigoureuses que nous pourrions vous poser en retour? Le seul
motif de votre peur de soumettre vos croyances aux pouvoirs dont
dispose votre espèce de raison, si bancale qu'elle soit demeurée,
serait-il votre souci de cacher sous le boisseau les exploits
d'autrefois de votre civilisation. Mais pourquoi proclamez-vous
maintenant urbi et orbi que toutes les cultures du monde
seront désormais tenues pour égales entre elles, puisque vous
avez tout soudainement décidé qu'elles n'auront plus à se légitimer
devant l'autorité d'un tribunal de l'intelligence?
Mais nous,
les Amérindiens, nous ne croyons pas à vos miracles de sorciers
tombés de la dernière pluie, nous, les Amérindiens instruits,
nous demandons à votre raison ancienne de vous désensorceler et
de vous faire retrouver vos esprits. Nous refusons les verdicts
de votre théologie de jésuites d'une structurologie acéphale;
car l'objectif politique inconscient, mais réel de votre providentialisme
inversé à notre égard demeure de nous convertir aux formes profitables
à vos propres intérêts que vous entendez donner à votre génie
de magiciens de votre cécité; car vous mettez votre aveuglement
volontaire à l'école de la planète vassalisée que vous entendez
habiter le moins inconfortablement possible. En vérité, si vous
vous interdisez désormais avec tant de prudence de recourir aux
armes d'une connaissance anthropologique courageuse de votre propre
asservissement, c'est seulement afin de préserver des outrages
de votre audace d'autrefois le maître d'au-delà des mers que vous
vous êtes donné. Mais vous avez honte de votre poltronnerie, vous
avez honte de votre lâcheté de déserteurs de la logique des Grecs,
vous avez honte d'avoir laissé se rouiller l'arme de guerre de
toute pensée véritable, votre dialectique. Votre raison logicienne
était l'armure de votre intelligence et de votre civilisation;
et comme vous l'avez oubliée vous faites semblant de lui avoir
trouvé un remplaçant étincelant, la structure. Mais elle
vous colonise en retour. Redevenez donc des psychanalystes et
des explorateurs socratiques des subterfuges cérébraux qui permettent
à votre dégénérescence cérébrale de se donner le change!"
10
- Un retour du refoulé
Laissons-nous
guider un instant par les véhémentes philippiques d'un Démosthène
évadé des forêts d'Amazonie et formé dans nos écoles d'éloquence.
Décidément, nous dit cet éveilleur, le jésuitisme intellectuel
de vos structurologues se heurte à une contradiction radicale,
puisqu'aucun esprit devenu relativement solide ne saurait croire
un seul instant en la véracité historique des récits des rhétoriciens
qui structurent encore les croyances religieuses du monde
entier.
Si l'on
rejette donc hors du champ de la science anthropologique la recherche
des causes et de la nature de la croyance en l'existence des dieux
- et cela sans seulement se demander ce que le verbe exister
peut bien signifier de s'appliquer indistinctement et confusément
à des personnages réels et à des acteurs cérébraux - on découvrira
que la structurologie permet précisément à la "raison occidentale"
paralysée de s'interdire de se poser une question aussi cruciale.
Mais pourquoi y a-t-elle intérêt? C'est qu'une civilisation qui
s'interroge sur le réel et sur l'irréel, une civilisation demeurée
soucieuse de distinguer le vrai du faux, une civilisation que
tourmente à juste titre la question du juste et de l'injuste est
appelée à s'interroger sur la servitude et sur la liberté, parce
que le regard souverain que la raison porte sur le réel est la
première conquête de la royauté de la conscience et la condition
même de l'apparition impériale de l'intelligence humaine.
Mais si
la culture occidentale usait encore de la vaillance de regarder
le monde réel, le premier héroïsme de la liberté qui s'imposerait
à elle serait de s'interroger sur les arcanes de sa domestication
par une puissance étrangère et de percer les secrets de la vassalisation
des civilisations. Si vous entendez échapper à un péril que vous
n'avez même plus le courage de juger redoutable, faites girer
au-dessus de la planète le titanesque œil de verre de votre structurologie
sans cervelle et laissez tournoyer cette étoile éteinte à la place
du soleil de votre l'intelligence d'autrefois et vous dégusterez
le plat universel d'un polyculturalisme délicieusement acéphale.
La culturologie est le masque cérébral du trépas intellectuel
et politique de l'ex-Europe de la pensée. Mais quelle ultime chance,
pour l'ex-civilisation des sacrilèges de la raison, de devenir
le spéléologue des masques simiohumains qu'arborent les semi évadés
de la nuit animale!
11
- Les musicologues chrétiens
Jamais l'Europe
ne serait devenue le continent de la pensée critique si son expérience
de l'Histoire ne lui avait sans cesse apporté la démonstration
du phénomène psychique le plus extraordinaire, à savoir que le
simianthrope évolué change sans cesse de cerveau, puisqu'il change
ses dieux, ses cultes, ses rites et ses prêtres tout au long des
siècles. Mais, dans le même temps, ses croyances se réclament
d'une sacralité chargée d'armer la vérité d'une immobilité statutaire
et qui, de ce fait n'est jamais que la contrefaçon de la vérité.
Quelle est donc la nature du moteur de l'Histoire universelle
qu'on appelle l'imagination religieuse? Car si le sacré
pétrifie et hiérarchise les sociétés, il ressemble également à
une chaudière sous pression. Des jets de vapeur brûlante s'en
échappent périodiquement, ce qui provoque des convulsions cérébrales
inouïes. Le sacré détiendrait-il donc les secrets de toute l'histoire
cérébrale des fuyards instables des forêts que leur évolution
cahotante a chapeautés d'un encéphale provisoire?
Nous faisons
le serment que jamais nous ne deviendrons seulement de fins gourmets
des crânes figés ou mouvants de nos ancêtres et de nos congénères.
Et pourtant, quel confort nous nous refusons ! Car si nous acceptions
de nous changer en démissionnaires de la vraie pensée occidentale,
nous constituerions des peuples entiers en stocks précieux de
boîtes osseuses à ranger sur les rayons de nos structures structurantes
et structuratives, comme nos ancêtres, les scolastiques, disposaient
de l'oracle de la causativité générale, qui enfantait des régiments
de causes formelles ou substantifiques. Quel sacrifice nous faisons
de renoncer au génie des musicologues lévi-straussiens!
12
- Le dogme de la Trinité et le structuralisme
Nous avons
donc observé la structure théologique et mentale des chrétiens
en limiers éduqués à l'école de nos éveilleurs amérindiens ; et
nous nous sommes demandé comment leur divinité trinitaire prend
grand soin de préciser les attributs éternels du Fils et comment
il les fait différer de ceux, non moins pérennes, du Saint Esprit,
et enfin comment il convient de distinguer d'un œil averti les
prérogatives qu'exercent ces deux personnes étroitement conjointes
d'une part, des apanages du Père en tant que tel, d'autre part,
bien que les trois encéphales de cette idole soient réputés ne
constituer qu'une seule divinité divisée en trois acteurs séparés
; car chaque membre de cette triplicité cérébrale est censé disposer
de pouvoirs indépendants de ceux expressément réservés à ses deux
voisins. Et pourtant, les trois rouages se concertent sans relâche
afin de s'unir mystérieusement au souverain unique de l'univers
dont ils se veulent fermement partie prenante; et ils tentent
de se fondre en son engrenage afin de gérer à ses côtés une seule
et unique mécanique du salut du monde.
Tel est
le sujet principal du Traité de la Trinité d'un
structurologue d'illustre mémoire, un certain saint Augustin,
qui rendit la théologie catholique structurale des pieds à la
tête. Saint Thomas d'Aquin décrit l'encéphale triphasé de l'idole
en ces termes: "La divinité est composée de trois vivants,
le Père, le Fils et le Saint Esprit, mais tous trois ne font qu'un
seul Dieu, en ce que leurs individualités respectives ne se séparent
que par les relations singulières qu'elles entretiennent entre
elles. Ainsi le Père se différencie du Fils par le lien particulier
de la paternité et par le fait qu'il se trouve lui-même dépourvu
d'origine dans le temps; le Fils se différencie du Père par le
lien de la filiation, le Père et le Fils se différencient de l'Esprit
Saint par la spiration, ut ita dicam; quant au Saint Esprit, il
se différencie du Fils par le fait qu'il provient de l'amour qui
le fait naître des deux. Hors de ces trois autorités , il n'y
a pas lieu d'en poser une quatrième." ( S.
Thomas d'Aquin, Summa contra gentiles, L. IV , chap. 26.)
Prenons
le mythe en aval, quand le temps se trouve déjà là. Car Augustin
est le seul logicien qui se soit étonné que le Créateur n'ait
pas commencé par créer le temps. Pour notre part, considérons-le
à l'heure où il frappe aux portes de l'Histoire. Déjà le temps
vécu piétine aux portes du symbolique qui lui fournira ses instruments.
Son bélier est prêt: il s'appelle le sacrifice. Il enseigne
que l'Histoire est à l'école du meurtre, il enseigne que le sacrifice
de la victime sur l'autel central des sociétés - celui que focalise
le mythe du Père - reçoit sur ses offertoires le sang d'une
créature en chair et en os, un "Fils" dont l'immolation, tenue
pour réparatrice, symbolisera une humanité d'otages de son idole.
Il ne s'agit plus que de savoir si ce "Fils" à la fois figuré
et charnel mettra le créateur au travail sur la terre et si, à
ce titre, il bénéficiera à son tour d'un statut qui le rendrait
entièrement congénital à son "Père" ou si, comme le croyait encore
saint Augustin, il se trouve réduit au rôle d'un personnage cosmique
seulement adjacent au démiurge, donc créé après coup par ce dernier
et à titre supplétif - celui d'un collaborateur indispensable
- afin que l'architecte suprême de l'Histoire dispose d'un adjoint,
certes éternel, donc crédible, mais subordonné et de second rang.
Mais alors, quid du statut d'une divinité reléguée dans
le temporel?
13
- Le sang de l'Histoire
Quels sont
les enjeux politiques du récit mythologique et de ses métamorphoses
au sein de la structure originelle du sacré? Nuls autres
que ceux de son articulation avec la structure générale
de l'historicité simiohumaine. Tel est l'oubli qui réduit la structurologie
passive de Claude Lévi-Strauss à une construction abstraite et
en suspension dans les airs, à une musicologie cultuelle réputée
autonome, mais tombée en panne dans le temps réel, à un exercice
d'école et, pour tout dire, à une scolastique des modernes. On
a dit que M. Claude Lévi-Strauss aurait trouvé la pierre philosophale
- la structure magique et auto-locutrice commune à tous
les mythes - on a dit que nous serions tous assis sur ce logos
fondateur, alors que si l'on persévère à ignorer comment le simianthrope
autophage exprime les appétits de son corps collectif à l'égard
de lui-même et comment il s'auto-consomme sur ses autels sous
une forme divinisée, donc promotionnelle, afin de se pérenniser
dans les nues, si l'on ignore, dis-je, ce qu'est un offertoire
aux yeux d'une structurologie critique, donc d'une anthropologie
doublée d'une simianthropologie depuis 1859, on laisse la structure
à son mutisme, ce qui la change bientôt en une simple recette
au sein des sciences humaines réduites à osciller entre le cru
et le cuit.
Mais les
paroles sacerdotales que la structure fait prononcer au mythe
face à l'autel ne sont pas culinaires, loin s'en faut: elles instrumentalisent
l'assassinat payant au cœur de l'Histoire. La bête ou l'homme
occis sur les propitiatoires acquittent un seul et même tribut
à l'idole que l'espèce est devenue à elle-même par délégation
- le tribut dont le groupe exige sans se lasser le paiement à
titre de dividende à acquitter pour sa survie. Pourquoi cela ?
Si cet animal n'assurait sa sauvegarde par le relais de la consolidation
sans relâche de la protection que son "ciel" est censé
lui assurer , l'idole se trouverait privée de son dû, celui que
la meule du sacrifice inlassable est chargée d'illustrer sans
fin . C'est pourquoi les théologiens catholiques qualifient de
"vrai et réel sacrifice" celui qui se veut inépuisablement
saignant. Quelle était l'arme massive et jugée irréfutable que
Rome brandissait face à Luther et à Calvin, sinon la démonstration
en boucle que les protestants n'avaient plus de "vrai et réel
sacrifice"?
Il est
étrange que M. Claude Lévi-Strauss n'ait pas étudié le culte des
Incas, qui sacrifiaient au soleil des pelletées de leurs congénères
au sommet d'une montagne. Sans doute en aurait-il retrouvé les
traces dans tous les cultes du monde, tellement les Iphigénie,
les Isaac, les Jésus et tous les prophètes trucidés nous montrent
du doigt le branchement originel et viscéral du divin simiohumain
sur le meurtre sacrificiel et du meurtre sacrificiel sur l'Histoire.
La structurologie critique écarte les fioritures des cultes tardifs
pour observer les gigantesques marchés de la vie et de la mort
négociées qu'on appelle une religion.
Le récit
de la Trinité nous présente la structure sacrificielle
sur laquelle le meurtre sacré des chrétiens est construit; mais
si l'on veut oublier que le mythe tueur apporte des solutions
symboliques substantifiées à des problèmes politiques réels, on
ne verra pas que le marxisme tentait de terrasser la sauvagerie
du capitalisme par l'utopie d'une abolition du culte du profit
et que, de son côté, le christianisme défiait la meule de l'Histoire
par le recours à une vaccination nécessairement inopérante de
l'humanité, celle du même évangélisme dédoublé que celui des Dorzés.
Les questions sont pieuses, les thérapies sont meurtrières. Mais
le mythe demeure-t-il infécond de se colleter en vain avec le
trépas?
14
- Claude Lévi-Strauss et la théologie de la Trinité
Notre structurologue
amérindien ayant été formé à l'école de Descartes, il nous a fait
remarquer que, depuis lors, le Fils a rejoint le Père dans "l'absence
d'origine" donc dans le "hors temps" que saint Augustin
lui refusait posément et que si le Galiléen avait conservé son
statut augustinien au sein d'une structure demeurée temporelle
du mythe de la Trinité, l'audace théologique des chrétiens n'aurait
pu aller au delà du traitement médical de quelques questions marginales
et incluses dans les énoncés d'une foi désespérément suspendue
dans une Histoire émaciée, mais non expliquer les métamorphoses
successives que les trois "personnes" allaient subir tout
au long des siècles de leur éternité. Or, ce sont ces métamorphoses
qui ont donné à la matrice originelle du christianisme tout son
poids de transfigurateur du politique, celui qu'illustre désormais
la notion mythologique de "liberté" au sein des démocraties.
Car, saint Augustin autorisait seulement à se demander si, en
chaque "personne" de la Trinité, ladite Trinité pouvait
"coexister" avec la simplicité, ou si "la trinité des
dignités pouvait coexister avec l'infinité, l'éternité, l'immutabilité,
la nécessité", ces quatre instances de la scolastique que
le Moyen-Age qualifiera de "suprêmes".(S.
Thomas d'Aquin, Summa contra gentiles, L. IV , chap. 26)
A sa
manière, le structuralisme chrétien était demeuré aussi immobile
et lové sur lui-même qu'un mythe amérindien en ce qu'il ne connaissait
que des permutations internes dûment légitimées par leur acquiescement
au réseau cognitif qui les régissait.
Essayons
donc de décrypter la Trinité en politologues et en anthropologues
des mutations cérébrales du simianthrope et tentons de contraindre
la structurologie frappée de mutisme de Claude Lévi-Strauss à
se greffer sur l'Histoire incarnée. Voici en quelques mots l'aporie
congénitale à l'espèce simiohumaine actuelle - celle à laquelle
l'évolution brutale de la logique interne du mythe de la Trinité
a inconsciemment essayé de répondre quand il a tout soudainement
tourné le dos à saint Augustin , ainsi qu'à tous ses prédécesseurs
et à tous ses successeurs afin de rendre le Fils aussi éternel
et inengendré que le Père, ce qui se produira seulement six siècles
plus tard et ne sera "théorisé", donc logicisé avec fermeté qu'au
XIè siècle par saint Anselme : si vous ne faites pas du Fils une
"personne" incréée et qui existait "de tous temps", donc antérieurement
à la création du monde et du temps lui-même - condition sans laquelle
il ne serait pas co-éternel à son géniteur jusque dans le sein
d'une mortelle, puis à l'état de marmot vagissant dans son berceau
- vous serez conduits à l'absurdité opposée d'élaborer une théologie
du débarquement passager et occasionnel d'un homme-dieu parmi
nos congénères, ce qui contraindra notre Zeus passagèrement incarné
à demeurer irrémédiablement scindé entre sa divinité un instant
désertée ici-bas et son sort d'offrande payante à un père sacrificateur
et assoiffé du sang de l'autel. Comment échapper à cette double
aporie, sinon en ordonnant au mythe de se présenter sur ses deux
faces, celle de sa "substance" trans-temporelle et celle de son
épreuve temporaire parmi les fils d'Adam - sinon, comment donnerez-vous
jamais à la liberté humaine à la fois sa transcendance absolue
et sa géhenne, son immortalité et sa fragilité, son éternité et
sa précarité?
15
- Le poids théologique de l'Histoire
Décidément,
la théologie de la Trinité parle à l'Histoire, et comment ! Ferez-vous
de la France un pauvre ère, livrerez-vous l'histoire du monde
aux traverses, tracas et simulacres des tondeurs de brebis qui
vous changeront les peuples en troupeaux aveugles et trompés par
les subterfuges de la Démocratie ? Réduirez-vous l'Europe au rang
de vassale d'un empire étranger, en ferez-vous un chantre de sa
propre servitude, un Christ titubant parmi les nations, un errant
livré aux chausse-trapes des contingences? Que vaudra une Démocratie
dont la dignité des citoyens ne s'enracinera jamais que dans la
décision tout humaine, donc précaire et de circonstance, de proclamer
libres tous les fils d'Adam? Que vaudra une liberté livrée à des
trafiquants de tous ordres, que vaudra une liberté privée de tout
garant et de tout refuge supra-terrestre, que vaudra une liberté
livrée aux tracas du temporel, que vaudra une liberté enfantée
par un tiers mythique et surplombant, que vaudra une liberté subordonnée
à un père souverain, alors que le rêve de "l'incarnation de
la vérité" pourrait accorder au citoyen, le "don divin"
de le sacraliser et d'armer sa dignité d'une assise inébranlable?
Comment
se fait-il que le calvinisme se fonde sur une christologie qui
substitue, en pratique, le Fils au Père par la suppression pure
et simple de la théologie de la Trinité, comment se fait-il que
Calvin soit à la fois un théologien du Fils absolutisé par la
démocratie et le fondateur du messianisme politique américain
? Comment se fait-il que l'Eglise orientale privilégie une poétique
théologique du Saint Esprit au point de désarmer le christianisme
devant les tyrans? Comment se fait-il que le catholicisme soit
une religion prosaïque du Père fondée sur le centralisme étatique
dans lequel le Fils se voit réduit au rang d'otage d'une mère
éplorée? Comment se fait-il que le protestantisme soit tellement
une religion du Fils que le sacré y divinise le peuple et conduise
à l'autophagie administrative sous le sceptre mou d'un suffrage
universel sacralisé par la bureaucratie? M. Claude Lévi-Strauss,
voilà l'avenir glorieux de la science politique et d'une intelligence
l'Histoire qui attend votre structurologie dans une Europe qui
aura retrouvé toute sa tête.
Mais si
vous vous proclamez le premier explorateur des structures universelles
du psychisme simiohumain, si vous vous faites de leur constance
une douce musique et de leur pérennité un oracle, il appartiendra
à la structurologie critique que vous aurez suscitée de se promener
à vos côtés dans le jardin d'Eden des cultures et de les brancher
sur le ciel et l'enfer de l'Histoire. Voyez donc comme les mythes
frappent à bras raccourcis sur leur autre volet, celui qui assure
l'ancrage de la Liberté dans une inaccessible éternité.
Un récit
sacré dont la structure fait de l'homme à la fois une victime
et un dieu engueule la politique et l'histoire de tous les temps.
Puisse l'Europe asservie et muette d'aujourd'hui redonner au corps
périssable de la liberté une âme et une tête éternelles! A ce
titre, quelle promesse qu'une science provisoirement privée de
cerveau par la dégénérescence du continent de la pensée soit appelée
à réarmer la civilisation de la raison! Puisque l'Europe décore
désormais sa vassalité politique des banderoles de la "liberté",
arrachons votre structurologie à sa mélodieuse servitude et redonnons-lui
ses deux résonances anthropologiques originelles, celles du double
enracinement du mythe de la liberté. Car les prémisses structurales
du christianisme conduiront votre postérité au rappel que le mythe
de l'incarnation de la Liberté est l'âme de l'Histoire.
Le
8 décembre 2008