1-
Le débarquement de la jeunesse du monde
2
- Le nouvel échiquier de l'histoire
3
- Demain, l'Europe et l'islam
4
- La chute de l'empire colonial européen et la démocratie
israélienne
5
- Les tourments de conscience d'Israël
6
- Dieu et la théologie de la fatalité
7
- L'apprentissage de la parole publique
8
- L'exemple de la France
9
- La démocratie et l'éloquence
10
- La démocratie mondiale à l'épreuve d'Israël
11
- L'homme, cet inconnu
12
- Une démocratie de l'apocalypse
1 -
Le débarquement de la jeunesse du monde
Afin de tenter de conquérir d'emblée un regard plongeant sur
la nature et les promesses du "printemps arabe", il faut
s'exercer à une prise de conscience de ce que le cœur battant
de cette nouvelle aventure mondiale de la démocratie n'est autre
que l'irréversibilité de son déroulement: il s'agit du basculement
dans l'histoire vivante d'une masse musulmane hier encore aphone
et aveugle, il s'agit de la naissance d'une jeunesse soudainement
arrachée aux rites de l'islam traditionnel, il s'agit d'une
génération de l'ubiquité du politique, il s'agit du débarquement
des encéphales branchés sur internet, greffés sur le
téléphone portable et connectés à l'image télévisuelle à l'échelle
de la planète. Cet événement est tellement tellurique qu'il
a aussitôt fait retentir tout entière la machine giratoire
que nous habitons: Moscou et Pékin ont immédiatement pris leur
place aux côtés de Washington, de Londres et de Paris dans cette
polyphonie encore mal orchestrée. Le globe terrestre est devenu
le théâtre de l'islam en ébullition autour d'une Méditerranée
que, du temps de notre souveraineté, nous appelions "notre
mer".
Pour
la première fois dans l'histoire du genre humain, la planète
est une arène livrée à tous les regards. Les acteurs de la mappemonde
évoluent sous les yeux d'une espèce devenue à elle-même une
genèse. C'est dire que les péripéties les plus cruelles de cette
aventure ne seront jamais que des incidents de parcours. C'est
un grand avantage, pour une révolution juvénile, de se dérouler
sur le tapis d'un temps cabossé par la fatalité. Le drame ou
la comédie compteront des actes par dizaines, parce que les
récitants se raconteront un destin sur lequel le rideau ne tombera
plus jamais - celui où l'anecdotique lui-même courra dans le
sillage d'un coursier aux naseaux de feu. On n'arrête pas l'attelage
dont les chevaux trouent le temps des vivants et des morts.
Kadhafi résiste ? Qu'importe, ses heures sont comptées sur le
boulier de Chronos. Des nababs dans la pourpre s'étonnent de
l'assaut des fourmis grouillantes autour de leurs sceptres ?
Qu'est-ce que cela si cette dramaturgie se donne les sables
du désert, l'étendue des eaux et la danse des jours et des nuits
pour témoins!
Nous
sommes entrés dans une épopée où des millions de spectateurs
escaladeront des monticules afin d'oublier la stratégie qui
la dirige. On écoutera des pleurs, on déplorera des trépassés,
mais l'histoire est une canonnade depuis que Zeus a fait parler
sa foudre dans Homère. Il y a belle lurette que nos trois dieux
uniques rivalisent en vain avec le poète qui a réduit leurs
flèches à une maigre artillerie.
2 - Le nouvel échiquier
de l'histoire
Et pourtant, l'anthropologie critique garde la tête froide.
Il s'agit, pour elle, de tenir les rênes de l'attelage d'une
main ferme. Afin de raison garder, cette discipline se contente
de remarquer que la mutation que déclenchera le "printemps arabe"
sur l'échiquier des nations permettra aux mémorialistes et même
aux chroniqueurs de faire entrer les péripéties du destin de
la pensée dans le récit des huissiers du globe terrestre. Mais
pour cela, il ne suffira pas de raconter l'alternance entre
les époques de paix et celles des grands massacres. Certes,
Thucydide aurait pu démontrer les conséquences parallèles de
la défaite navale d'Athènes à Aegos Potamos et sur le champ
de bataille de la philosophie et de la littérature de la Grèce;
certes encore, le débarquement du monothéisme dans le monde
romain aurait pu faire naître une école d'historiens attentifs
à la métamorphose de la tonalité et de la tournure d'esprit
de la langue latine entre saint Ambroise et son élève, un certain
saint Augustin.
Mais, depuis 1789, la Révolution française ouvre un champ plus
vaste aux narrateurs. Cet évènements cosmique aurait dû permettre
de tisser conjointement la trame des évènements guerriers et
celle d'une métamorphose cérébrale de la France, puis de coudre
ensemble ces deux étoffes, tellement la proclamation du culte
de la "déesse raison" en 1793, assortie de celui d'un "Etre
suprême", rattachaient l'identité proprement historique à l'identité
astrale des peuples et des nations; car ce type de relations
entre la vie onirique et la vie au jour le jour du genre simiohumain
répond à un modèle d' "existence" fort différent de celui dont
les enregistrements se limitent à d'étroites connexions entre
tel ou tel événement historique et telle ou telle œuvre de l'esprit.
La
Confession d'un enfant du siècle sonnait, pour
le poète, l'heure du retour des "noires araignées" de
la monarchie, mais de tels jeux du destin ne bouleversaient
pas encore la carte entière de la culture mondiale, tandis que
la Révolution française a greffé la planète mentale que le genre
humain est à lui-même sur une toile et une trame nouvelles du
récit historique. Il en sera de même de la fécondation ou de
l'avortement de l'alliance de l'islam d'hier et de demain avec
un Occident cérébralement à bout de souffle.
La signification d'une histoire conjointe des Etats et des encéphales
en sera modifiée. Si la rencontre qui se prépare entre l'histoire
narratrice et celle des têtes se révélait racontable, il deviendrait
aussi décisif de décrire le cheminement souterrain des grandes
civilisations que de raconter les péripéties de l'histoire événementielle
; mais les collisions entre l'immatériel et le concret obéiraient
à des interprétations nouvelles du destin de l'intelligence
humaine.
3
- Demain, l'Europe et l'islam
C'est dans cet esprit qu'il convient d'évoquer les difficultés
politiques et culturelles qui entraveront et féconderont tout
ensemble le dialogue de demain entre une Europe condamnée à
un examen de conscience et à une auto-critique des principes
et de la pratique de la démocratie mondiale d'une part et la
civilisation musulmane à naître, d'autre part, celle qui appellera
les grands penseurs arabes à féconder à nouveau de leur génie
le capital spirituel épuisé de l'Occident. Mais, pour que cette
double ouverture se produise, un monde arabe à ressusciter et
une Europe à bout de course devront apprendre à scanner
à nouveaux frais le vieil encéphale d'une espèce fatiguée, tellement
les apories natives qui accablent la condition simiohumaine
attendent de se trouver radiographiées. Demandons-nous donc
quelle problématique générale commandera l'évolution parallèle
d'un monde islamique appelé à redevenir pensant et un Occident
menacé d'un naufrage cérébral définitif.
Premièrement,
la progression des deux civilisations ne deviendra simultanément
prospective que si une spectrographie anthropologique inédite
nous aide à décrypter le rôle que le "peuple élu" entend s'accorder
dans le monde d'aujourd'hui. Observons les tentatives opiniâtres
de son jeune Etat de loger sa magistrature théologique au cœur
de la réflexion rationnelle sur le destin politique et philosophique
des civilisations laïques. On cherche les secrets totémiques
de l'espèce simiohumaine, parce que la rencontre biblique de
l'Europe vassalisée d'aujourd'hui avec le génie endormi de l'islam
passera par un décryptage de la fécondité scientifique de tous
les grands mystiques, y compris de ceux d'Israël.
-
Le printemps arabe, l'Europe et l'islam,
10 avril 2011
4
- La chute de l'empire colonial européen et la démocratie israélienne
Résumons
la situation, donc la nouvelle distribution des cartes imposée
à l'issue de la seconde guerre mondiale. En raison d'un triomphe
partagé, mais précaire des Etats-Unis et de la Russie marxiste,
ces deux empires du salut se sont discrètement entendus pour
déposséder la France et l'Angleterre du poids de leurs colonies.
L'un de ces apôtres brandissait les principes universels du
messianisme démocratique, l'autre la délivrance - non moins
eschatologique - du prolétariat sur les cinq continents, l'un
évoquait la planétarisation de l'économie, du commerce et de
la finance, l'autre un collectivisme évangélisateur, l'un se
vantait de fonder le règne de sa vertu sur l'extension de sa
puissance militaire à tout le globe terrestre, l'autre se nourrissait
de l'ambition para-religieuse de substituer au péché hérité
des origines de l'humanité l'éternité d'un royaume de la vertu
dont la métaphysique placerait sur toute la mappemonde les travailleurs
du temporel sous le protectorat et le guidage assurés d'une
classe sacerdotalisée par l'utopie. Mais alors, quel rôle l'encéphale
messianique d'Israël allait-il jouer dans la lente résurrection
d'une Europe souveraine et dans l'accès du monde arabe aux démocraties
censées se fonder sur la "pensée rationnelle" depuis la séparation
de l'Eglise et de l'Etat en 1905?
Pour l'instant, le peuple juif se croit démocratique, et l'on
sait que cette illusion politique a envahi entièrement son cœur
et son esprit. Elle résulte de ce que cet Etat en expansion
par la force des armes depuis 1947 élit un parlement au suffrage
universel, de ce que divers partis s'y affrontent, de ce qu'une
presse sioniste des pieds à la tête ne se permet que quelques
embardées isaïaques, de ce que le gouvernement est soumis aux
verdicts des députés. De plus, cette définition toute formelle
de la démocratie se trouve validée depuis la Grèce antique.
Certes, Athènes, que Périclès qualifiait d' "éducatrice de
toutes les cités grecques", se montrait souvent non moins
implacable le glaive à la main que Lacédémone. Mais Lysandre
ayant fait assassiner trois mille marins athéniens à la suite
de la bataille d'Aegos Potamos en -405, Plutarque écrit: "Les
Argiens ayant massacré quinze cents de leurs propres citoyens,
les Athéniens firent apporter des sacrifices d'expiation afin
qu'il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une
tentation si cruelle." (Œuvres morales, ch.XIV,
cité par Montesquieu, L'Esprit des lois, Livre
VI, chap. XII). Le vote populaire serait donc vertueux et civilisateur
par nature.
5
- Les tourments de conscience d'Israël
Mais la France et l'Angleterre impériales avaient habillé leur
corps électoral à la fois en démocraties des droits de l'homme
et en puissances coloniales. Quant à la légalisation de la torture,
elle n'a nullement disqualifié, que je sache, la définition
séraphique de leur Etat aux yeux des citoyens américains. Aussi
le blason et l'écusson angéliques de la "seule démocratie du
Moyen Orient" semblent-ils aller comme un gant aux conquérants
de la Cisjordanie et aux affameurs d'un million et demi d'habitants
à Gaza. Israël n'a-t-il pas débarqué en Palestine à la suite
d'une autorisation du ciel des démocraties ? Depuis lors, la
naissance virginale de cet Etat fait croire dur comme fer au
" peuple élu " qu'il bénéficie d'une bénédiction du ciel de
la démocratie mondiale aussi définitive qu'éternelle et que
le droit international actuel l'autorise expressément à étendre
sans fin son territoire au détriment de celui de ses voisins.
Et
pourtant, Tel-Aviv hésite à soutenir le "printemps
arabe" par la force des armes, parce que, d'un côté, la capitale
de l'Etat juif se demande en secret et dans l'angoisse si le
droit de remettre la main sur son enceinte mythique d'il y a
deux mille ans ne serait pas en contradiction évidente avec
la définition même du régime démocratique, tandis que, de l'autre,
elle se rassure à l'école des "promesses de son baptême": n'est-elle
pas née sur les fonts baptismaux de la révolution de 1789, se
dit-elle, et ne doit-elle pas sa légitimité insoupçonnable à
la bénédiction que ce régime lui a accordée à la suite de sa
victoire sur le nazisme? Mais si le monde entier se convertissait
à la démocratie immaculée de l'Occident et si les peuples arabes
se plaçaient à leur tour sous ce nouvel étendard de l'absolu,
Tel-Aviv n'aurait-il pas des soucis à se faire pour défendre
son statut de berceau sacré de la démocratie post-coloniale?
Telle
est également la raison pour laquelle Israël soutient de ses
vœux la révolte du peuple iranien ou syrien: ces Etats ne sont-ils
pas théocratiques dans l'oeuf, donc hérétiques par nature? Le
peuple de l'étoile de David s'imagine qu'aussi longtemps que
ses ennemis brandiront le Coran ou la charia, il n'aura rien
à craindre d'eux sur le long terme, puisque la Liberté démocratique
est fournie par le baptême démocratique et que son rituel s'est
rangé à jamais aux côtés des fils d'Abraham. On voit que les
vrais moteurs de l'histoire de la planète sont mythologiques
par nature et que si Clio ignorait les secrets du mode de propulsion
liturgique de notre espèce, elle regarderait le genre humain
de nulle part.
6
- Dieu et la théologie de la fatalité
Mais
telle est précisément l'erreur mortelle des théologiens et des
pères fondateurs de l'Etat hébreu: sitôt que les peuples arabes
se seront ralliés aux principes de l'orthodoxie démocratique,
ils se révèleront des adversaires beaucoup plus inflexibles
d'Israël que les mollahs. Pourquoi cela ? Parce qu'à l'instar
des deux autres dieux uniques, Allah ne cautionne jamais que
les verdicts d'une fatalité à laquelle il est censé présider.
C'est que le malheur est toujours tenu pour le fruit des verdicts
d'un "Créateur", c'est que la miséricorde du ciel fait toujours
alliance avec la passivité pieuse des peuples vaincus, c'est
que, du temps de sa jeunesse et de son omnipotence, le Dieu
des chrétiens bénissait, lui aussi, la victoire et la défaite,
le bonheur et les larmes, la vie et la mort. Une idole qui ne
bénirait pas les défaites de sa créature paraîtrait sans cesse
vaincue à ses côtés sur les champs de bataille. Le ridicule
militaire tue même les Olympes. Aussi Allah ne règnera-t-il
sans partage sur la terre que si ses jugements suivent pas à
pas ceux de Histoire dévote qu'il est censé rédiger jour après
jour.
C'est
pourquoi Montesquieu a tort d'écrire que "dans les pays mahométans,
la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement
de Dieu". (Esprit des lois, L.V, Pléiade,
p. 296). Car
une divinité chrétienne qui ne serait pas construite sur le
même modèle se révèlerait non seulement inutilisable dans l'ordre
politique, mais quitterait aussitôt le banc d'essai de l'histoire
du monde. Rien de tel avec la démocratie: la liberté bafouée
est une rebelle intraitable, et rien n'arrête sa révolte qu'elle
n'ait renoué avec ses triomphes.
Aussi
la démocratie est-elle une reine des songes dont le sceptre
a bouleversé la définition et la nature du ciel de l'humanité
et dont le tribunal a soumis tous les peuples oniriques de la
terre au culte de l'indépendance des nations. Israël n'aura
pas d'ennemis plus sévères que les principes inexorables de
1789 - et ces rêves-là ne laisseront jamais ni acheter, ni corrompre
leurs hosties. Il est vain d'espérer qu'un royaume des valeurs
qui se suiciderait s'il se reniait descendra au tombeau de sa
propre volonté - jamais le sacré, qu'il soit idéaliste
ou religieux, ne quitte de son plein gré l'histoire qui l'a
enfanté. C'est pourquoi, de son côté, le sacré tombé de la bouche
de Jahvé demeurera aussi inflexible que celui dont la France
a fait entendre la voix en 1789.
7 - L'apprentissage
de la parole publique
C'est à l'écoute de ces deux oracles confondus qu'il faut observer
les premiers pas de la démocratie égyptienne, tellement ils
ont illustré les apories universelles dont la condition simiohumaine
se révèle tributaire. D'un côté, le pouvoir d'Etat se trouve
provisoirement entre les mains de l'armée et de la classe demeurée
théologique de la nation ; et ces deux autorités ont immédiatement
ouvert le canal de Suez à un couple de gentils navires de guerre,
puisque seulement d'école. Mais le traité léonin qui contraint
l'ex-empire des pharaons à vendre son gaz à Israël avec quatre-vingt
dix pour cent de réduction sur le prix mondial a été remis en
cause dans la foulée; puis le passage entre l'Egypte et la ville-martyre
de Gaza a été rouvert sans tarder, quoique partiellement. Pas
de doute, la démocratie des Pyramides a le toupet de juger que
la conquête de la Cisjordanie biblique et la dépossession du
peuple palestinien des terres de ses ancêtres sont incompatibles
avec la résurrection politique du monde arabe, ce qui contredit
radicalement les écrits vétéro-testamentaires d'Israël, qui
soutiennent mordicus le contraire.
Mais, dans le même temps, l' Etat égyptien a aussitôt proposé
et obtenu de la bible nouvelle, celle du suffrage universel,
des modifications doctrinales de la constitution antérieure
du pays telles que le peuple du Nil se trouve d'ores et déjà
dépossédé des pouvoirs d'une Constituante profanatrice, ce qui
ne lui laisse pas le temps de former une classe dirigeante dûment
informée des principes civiques qui inspirent l'orthodoxie des
idéaux de la démocratie. Aussi longtemps qu'il demeure dépourvu
des oracles d'un Parlement, le pouvoir du peuple n'est jamais
qu'un leurre pieux, tellement une souveraineté qui n'aura pas
passé par l'épreuve d'une instance délibérante ne conduira jamais
qu'aux ochlocraties pilotées dans les coulisses par les grands
sorciers de la démagogie.
8
- L'exemple de la France
Voyez le peuple français : il n'est parvenu à culbuter une monarchie
de droit divin réhabilitée par Waterloo que quinze ans plus
tard, en 1830. Puis le trône de Louis-Philippe n'a été renversé
qu'en 1848 ; puis la candidature du prince Napoléon à la présidence
d'une République enfin censée sortir des limbes a été plébiscitée
dans la foulée; puis le coup d'Etat de 1852 a été approuvé par
les masses populaires dûment consultées. Que vaut la Pythie
qu'on appelle le suffrage universel s'il couvre les trônes des
lauriers de la Liberté?
L'Egypte
des oracles du peuple semble reproduire le scénario dicté par
le concept même de démocratie depuis Périclès: car la rue arabe
n'a pas encore ouvert les yeux sur la politique étrangère des
vrais Etats. Quand ils auront été partiellement dessillés à
l'école d'une pédagogie patiente - celle d'une République qu'on
aura relativement laïcisée - on ne verra pas pour autant un
suffrage universel informé des arcanes de la politique internationale
débarquer sur la scène d'Isis et d'Osiris: ce n'est pas le peuple
français, mais le Général de Gaulle, qui a libéré le territoire
national des bases militaires pharaoniques de l'étranger qui
y campaient depuis dix-sept ans; et, en 2011, ni le peuple allemand,
ni le peuple italien ne demandent le départ de l'occupant, alors
que le mur de Berlin est tombé il y a près de vingt-deux ans.
Quant à l'intervention du 19 mars 2011 contre le Président Kadhafi
en Libye, on a vu la France et l'Angleterre peiner sous le sceptre
subitement retrouvé de l'OTAN. Comment ces deux pays parviendront-ils
à redonner sa souveraineté perdue à une Europe qui ne veut plus
de cette couronne, tellement la démocratie dite des "droits
de l'homme", n'est pas celle du sceptre des nations?
L'incapacité
naturelle des peuples de la "Liberté" d'ouvrir les yeux sur
la politique réelle, celle qui se déroule à l'échelle de la
planète, puis l'incapacité parallèle des dirigeants des démocraties
sur la scène internationale de les ouvrir sur les besoins domestiques
des masses populaires, cette double incapacité va se trouver
illustrée à l'occasion de l'accès titubant du monde arabe aux
idéaux universels de la démocratie.
C'est
que l'espèce humaine produit rarement des cerveaux doués pour
un combat sur deux fronts. Il faut un Pierre le Grand pour couper
les barbes sur tout le territoire et pour étendre les frontières
de la Russie les armes à la main. La junte du Caire tient-elle
entre ses mains les doubles rênes de la grandeur de l'Egypte
et des attentes du social?
9
- La démocratie et l'éloquence
Mais
trois facteurs peuvent modifier le cours fatal de l'échec de
la politique extérieure des démocraties. Le premier est l'explosion
démographique: la moitié de la population de l'Egypte rassemble
une jeunesse ardente et bien décidée à prendre en mains le destin
du pays. Le second est l'information instantanée et armée d'ubiquité
qu'internet et l'image télévisée fournissent aux néophytes.
Le troisième est le rétroviseur de la durée : les nouvelles
générations ont appris les péripéties de la "Grande Révolution"
sur les bancs de l'école. Il est significatif que la fraction
informée de la jeunesse du Caire ait aussitôt détecté le piège
dans lequel la Révolution pouvait tomber dès ses premiers pas
si la coalition de l'armée et des islamistes parvenait à enterrer
d'avance une assemblée constituante qui servirait d'arène à
l'apprentissage d'un débat public et juvénile, donc du champ
d'expérimentation d'une éloquence arabe encore en attente de
ses armes.
Si
toute démocratie vivante en appelle au talent littéraire des
Démosthène et des Cicéron, c'est parce que ce régime est fondé
sur une absurdité originelle et impossible à terrasser définitivement,
celle d'accorder au plus grand nombre l'autorité de discerner
et de défendre la "vérité", alors que les foules sont toujours
et fatalement des réservoirs inépuisables de l'ignorance et
de la sottise confondues. Le sceptre de la raison à brandir
dans une mêlée confuse s'appelle l'art du discours, le surgissement
héroïque de la pensée critique, qui est toujours solitaire,
s'appelle l'art du discours, la folie généreuse de confier à
des martyrs de l'esprit de justice, et à des guerriers de l'intelligence
le destin plein de bruit et de fureur du genre humain s'appelle
l'art du discours. Si une oligarchie ardente devait allumer
le flambeau de la logique et de la dialectique dans le tohu
bohu de la jeunesse du Caire, elle déclencherait une dramaturgie
aux turbulences bien connues et dont il est vital que les péripéties
s'inscrivent dans une connaissance réfléchie des leçons que
l'Europe a retenues de 1789 à 1989.
Car
si le génie de l'éloquence écrit la véritable histoire des démocraties
de Lysias ou d'Isocrate à Mirabeau ou à Danton, cette même histoire
est également celle de rhéteurs dont, depuis vingt-cinq siècles,
la parole caricature grossièrement, mais efficacement l'art
de la parole argumentée. Aussi, depuis Périclès, le pouvoir
populaire est-il tout entier livré aux deux faces opposées
du discours, celui de la raison, qui est sobre et lucide et
celui des flatteurs, qui excelle à tromper une intarissable
ignorance.
En
Europe, l'Eglise est longtemps demeurée le seul théâtre de l'éloquence.
Puis la Révolution s'est révélée trop passagère pour donner
naissance à un art de la parole publique digne de faire entrer
la République dans la haute littérature Enfin, le régime démocratique
est devenu présidentiel, ce qui a réduit les parlements à des
chambres d'enregistrement. Si l'Egypte forgeait une démocratie
de la raison sans tomber dans la médiocrité notabiliaire, elle
servirait d'exemple au premier régime de la Liberté capable
d'escalader les sommets du pays montagneux qu'on appelle l'Histoire.
10
- La démocratie mondiale à l'épreuve d'Israël
Et voici que l'avenir d'Israël s'esquisse et se précise sous
le guidage des deux chefs de file du monde arabe: l'Egypte et
la Turquie. La main de fer d'Ankara a fait alliance avec la
mémoire tenace de l'ex-empire ottoman. Les deux Etats entendent
bander la plaie purulente de la démocratie mondiale: la ville
saignante de Gaza. Une initiative commune du Caire, d'Ankara
et de la Ligue arabe a tenté de soumettre la région à une zone
d'exclusion aérienne. Elle s'est aussitôt heurtée au veto de
la France de Nicolas Sarkozy - mais personne n'accordait une
grande portée à ce ballon d'essai, parce que tout le monde savait
qu'une initiative diplomatique mondiale bien plus redoutable
pour Tel-Aviv se dessinait pour le mois de septembre, que la
majorité écrasante des membres de l'Assemblée générale des Nations
Unies allait reconnaître la souveraineté d'un Etat palestinien,
que le territoire d'Israël se trouverait ramené aux frontières
de 1967 de cet Etat, que le peuple hébreu revêtirait aux yeux
du monde entier la casaque de l'occupant d'une nation souveraine,
que l'illégitimité de l'expansion ininterrompue de ce pays depuis
1947 se trouverait dûment constatée aux yeux du droit international
public.
Face à une menace aussi mortelle pour son peuple, quelle sera
la parole de Jahvé? On suggère, que face au verdict de l'éthique
de tout le genre humain, il autoriserait la seconde flottille
de la paix à entrer dans le port de Gaza, on insinue même que
les Nations Unies seront appelées à prêter la main aux libérateurs
et à s'opposer, par les armes au besoin, aux guerriers qu'Israël
enverrait combattre les sauveurs d'une vaste population d'affamés,
on va jusqu'à laisser entendre que toute la Cisjordanie serait
évacuée, on murmure que les juristes iraient jusqu'à prétendre
que le glaive de la justice serait remis entre les mains des
habitants de Jérusalem et qu'après tout, le désir de ravitailler
une ville réduite à la famine serait un devoir universel de
l'humanité.
11
- L'homme, cet inconnu
Mais l'anthropologie critique se rit des naïfs apprêts des consciences
chatouilleuses. Elle enseigne que la nature et les enjeux du
conflit ne ressortissent pas aux combinaisons des chancelleries
et que les mois à venir condamneront la politologie moderne
à accoucher d'un regard nouveau sur l'histoire et sur la politique
des évadés partiels de la zoologie. Nos diplomates professionnels
ignorent que notre espèce s'est enracinée dans un monde à califourchon
entre le temporel et le surréel. Pourquoi le sacré se révèle-t-il
indéracinable, pourquoi a-t-il resurgi en Russie après de soixante-dix
ans de mise en couveuse, pourquoi cinq millions de musulmans
français demandent-ils à la République de la raison de respecter
l'irrationalité de leur conscience et de leur foi religieuse,
pourquoi l'homme s'est-il ancré dans l'au-delà, pourquoi les
descendants d'un primate à fourrure logent-ils leur tête dans
les nues, alors que, d'Epicure à nos jours, notre connaissance
des délires célestes d'un ex-bimane toisonné a suffisamment
progressé pour nous permettre de radiographier les souverains
mythiques que nous colloquons dans le vide et le silence de
l'immensité?
Voici
que le monde se trouve condamné à un approfondissement vertigineux
de sa science, demeurée si infirme, des idoles qui assiègent
son pauvre encéphale. Mais il se trouve qu'Israël est le seul
peuple de la terre dont la démence sacrée noue sa cervelle à
la surréalité d'un sol. Un juif n'est pas ficelé à la Judée
sur le même modèle qu'un Français à la France ou un Anglais
à son île. Il s'agit d'une alchimie théologique que les évènements
à venir mettront enfin en pleine lumière, et cela de telle sorte
qu'il ne sera plus possible ni aux historiens bi-dimensionnels
de notre temps, ni aux psychologues et psychanalystes d'un inconscient
censé mesurable au cordeau, ni à nos politologues à l'usage
de bipèdes à mettre en cage, ni aux éducateurs scolaires, ni
aux pédagogues assermentés de 1789 de prétendre que le genre
simiohumain appartiendrait à une espèce bien connue.
12
- Une démocratie de l'apocalypse
En automne, le vote évoqué ci-dessus de la quasi unanimité des
Etats membres de l'organisation des Nations Unies se heurtera
au mur d'acier du veto des Etats-Unis, dont Israël a obtenu,
le 4 décembre 2010, qu'ils s'opposeront systématiquement à toute
tentative de la démocratie mondiale et de la conscience universelle
des délégitimer ses conquêtes d'hier, d'aujourd'hui et de demain.
Alors le duo, vieux de soixante cinq ans, de Washington et de
Tel-Aviv, s'achèvera sur une comédie saisissante, puisqu'on
y verra un Président des Etats-Unis métamorphosé en polichinelle
ridiculement asservi au sceptre de Jahvé. Du coup, le théâtre
du monde verra deux acteurs monter sur les planches, Goliath
armé de sa massue et Israël de sa fronde. Ces deux personnages
feront un couple d'inséparables, tandis que le reste de la planète
entrera en révolte, mais tombera également dans la "crainte
et le tremblement" décrit par un certain Kierkegaard.
Car
jamais Israël ne lâchera prise; quand cet Etat menacera le monde
entier de l'entraîner dans son suicide, nos gentils humanistes
enverront-ils les huissiers assermentés de la démocratie planétaire
constater que l'identité véritable du genre humain a été falsifiée
sur nos registres de l'état-civil et que nous y avons enregistré
les spécimens d'une espèce inconnue à elle-même? Quand le rideau
se levera sur le premier acte de l'histoire réelle du monde,
Jahvé enverra, Tsahal saccager la Cisjordanie et mettre la Judée
à feu et à sang. Alors l'anthropologie critique susurrera aux
oreilles des sciences humaines endormies dans l'oubli d'une
certaine potence: "Apprenez donc à ouvrir l'œil sur Adam et
ses gibets. Sachez que ce modèle de notre espèce se croit expulsé
d'un Eden. Depuis cette catastrophe originelle, il boit son
propre sang de génération en génération et mange sans relâche
sa propre chair sur ses autels."
Le 17 avril 2011