Il y a quinze jours, je suis parvenu à l'orée de la
question la plus décisive, celle de savoir comment le
genre humain s'y est pris pour accoucher de sa propre
divinité. Les Anciens ne s'étaient pas posé la question
du processus psychologique indispensable sans lequel
jamais Zeus n'aurait réussi à se proclamer le roi des
dieux et pour se faire acclamer comme tel par ses congénères
prosternés.
Et
maintenant, observons comment Adam s'y est pris pour
proclamer qu'à Nazareth, pour l'iconoclaste évangéliste
Jean, et pour les autres évangélistes à Bethléem, un
homme jouissant du statut d'un dieu était effectivement
né sur cette terre. Or, la naissance d'un dieu n'est
possible que s'il a un dieu pour père. C'est pourquoi,
le christianisme n'a pu naître qu'à la faveur de l'accomplissement
d'un prodige extraordinaire, à savoir qu'un homme se
trouverait légitimé à proclamer que son père n'était
autre que Jupiter.
Du
coup, la question du statut de fils s'est imposée au
cœur du christianisme comme l'interrogation centrale
du genre humain depuis deux mille ans. Chez les Anciens
la question était posée depuis longtemps de savoir si
x, y ou z étaient des dieux. Dès qu'un homme se rendait
célèbre sur le champ de bataille la tendance du genre
humain de se trouver des dieux dans son propre sein
s'est surabondamment manifestée. Scipion l'Africain,
par exemple, s'était vertueusement défendu contre le
penchant naturel de ses troupes de le diviniser et il
avait invoqué les droits et les pouvoirs de la démocratie,
afin de feindre de conjurer un péril théologique censé
le menacer.
Mais
avec le christianisme, la question de la filiation divine
se posait subitement au cœur de l'histoire universelle:
impossible de faire un pas dans cette religion sans
être censé y avoir résolu cette question. Toute la biographie
de Jésus n'a d'autre finalité que de raconter les étapes
de cette filiation, de la démontrer, de la faire accepter,
de la faire applaudir. Un chrétien ne conquiert son
titre de chrétien que le jour où il s'est laissé entièrement
convaincre de cette évidence et s'est proclamé la soutenir
jusqu'au martyre compris.
Du
coup, l'anthropologie critique éclaire d'avance la question
des méthodes de conquête de cette crédibilité. Comment
l'apôtre Jean s'est-il donné les preuves irréfutables
à ses yeux que la personne morale et mentale de Jésus
de Nazareth était de taille à répondre à une exigence
aussi titanesque que de se proclamer le fils de Jupiter?
Pour que la sidérale hérésie de Jean lui parût crédible
alors qu'elle ne suffisait en rien aux trois autres
évangélistes, il a bien fallu qu'il se dotât d'un
humanisme capable de répondre à un tel défi, il a bien
fallu qu'il intériorisât une dimension de l'homme aussi
scandaleuse aux yeux des autres évangélistes.
En vérité, une seule réponse correspondait à une interrogation
de ce calibre, il fallait que d'emblée Jean le gnostique
se mît sur la piste du mystique espagnol Jean de la
Croix qui finit par avouer que dieu n'est que la "vive
flamme d'amour" qui incendiait tout son être. Mais
alors comment raconter l'histoire tristement événementielle
que les autres évangélistes se récitent à plaisir? Comment
nepas couvrir de ridicule l'exploit nautique de Jésus
marchant sur la mer ou ses talents de multiplier des
pains de boulanger? Les trois autres évangiles se réduisent
à une histoire enfantine, à un compte-rendu dans le
fantastique et nous renvoient à des récits pour jardins
d'enfants.
Mais alors comment ne pas retrouver l'histoire d'Alexandre
le Grand? Ce dieu n'est-il pas le premier qui ait saisi
le taureau par les cornes? N'a-t-il pas montré la stérilité
de refuser à sa propre personne le statut politique
de divinité? En ce temps-là, la règle était sévère.
Pour se voir élevé au rang d'une divinité, il fallait
être trépassé, et lui qui avait osé se proclamer dieu
de son vivant, n'a-t-il pas achevé sa carrière dans
les vêtements du fils de Toutânkhamon, comme l'ont
solennellement proclamé les plus hauts prêtres égyptiens
qui lui ont dit: "Tu n'es pas le fils de Philippe,
mais le fils de Toutânkhamon."
On
voit que le problème de la filiation divine dans la
question du statut même du monothéisme ouvre toutes
les portes de la science moderne à la réflexion anthropologique
sur le sacré. Aujourd'hui, trois dieux uniques, Jahvé,
Allah et le dieu trinitaire de saint Jean se disputent
la véritable postérité de la question posée par le quatrième
évangile, celle de l'avenir plus grand ouvert que jamais
à la question socratique gnôthi seaouton, le "connais-toi
toi-même". Conduira-t-elle à un feu, à la question de
l'abeille emportant son miel, celle de l'abîme du non-savoir
dont Socrate a fait la fontaine de jouvence de l'humanité?
Car si, d'un côté, nous ne substantifions pas le symbolique,
le terreau même de l'histoire nous échappe et si nous
le substantifions, nous tombons dans le récit magique.
Jean
parviendra-t-il à protéger son héros des charlatans
qui le font marcher sur les eaux et des décapiteurs
de l'esprit qui le livreront à des sornettes?
Le
28 septembre 2018