Afin
d'éclairer la situation politique au Moyen Orient
des feux d'une science post-darwinienne des nations,
il convient d'évoquer la découverte décisive,
en 2008, de l'australopithecus Sediba dans la
caverne de Maliba, à l'est de Johannesburg, qui
permet enfin de faire débarquer la paléo-anthropologie
dans l'interprétation en direct de la politique
mémorisée et de l'histoire écrite de l'humanité.
Ce fossile extraordinaire nous livre le secret
anatomique de la chute ou de l'ascension de la
boîte osseuse du chimpanzé dans des univers mentaux
véhiculés par le langage.
Le
processus de reconnaissance d'un Etat palestinien
se trouvant déclenché depuis le 23 septembre 2011,
le moment est venu d'étendre le regard de la géopolitique
sur l'humanité et sur son histoire.
|
Un
nouveau départ de l'anthropologie critique
La découverte, en
2008, dans la caverne de Maliba, à l'ouest de Johannesburg de
l'australopithèque Sediba se situe d'emblée dans le champ
visuel d'une anthropologie guetteuse d'une mutation du regard
des sciences humaines sur l'histoire et la politique des successeurs
de Darwin. La parution, en 1859, de L'Evolution des espèces
du grand Anglais n'avait pas modifié notre rétine. Notre connaissance
de l'inconscient de l'espèce de raison qui nous pilote demeurait
dans les limbes. Sur les parois de notre antre, nous observions
encore les mêmes scènes que le globe oculaire d'Homère, d'Hésiode,
de Virgile ou de Lucrèce. Certes, notre recul était allé jusqu'au
téléobjectif de Pascal qui nous livrait à un "boucher obscur"
que nous avions chargé de nous assassiner, lequel nous
assassinat un par un sur la goutte de boue errante qui nous
balade dans l'infini. Mais l'auteur des Pensées
s'essayait à nous effrayer au spectacle de notre misère: si
nous ne nous agrippions, nous disait-il, à la bouée que notre
créateur nous avait lancée dans l'immensité, nous n'étions que
des insectes épouvantés; puis, en raisonneur impénitent, ce
théologien de notre caverne prétendait que notre géniteur existait
du fait qu'il était impossible que nous fussions les animalcules
terrorisés dans le néant auquel nous nous trouverions réduits
en l'absence de Jupiter.
Du coup notre anthropologie
ne disposait encore que d'une boussole affolée à l'école de
notre effroi. Certes, nous étions capables de porter sur notre
minusculité le même regard de haut que notre secouriste jetait
à sa créature désemparée, mais nous manquions encore du télescope
dont nous disposons maintenant et qui nous éclaire sur la pauvreté
d'esprit de feu notre géniteur. Et maintenant, grâce à la découverte
du fossile de Sediba, nous parvenons peu ou prou à tirer
les premières conséquences logiques des infirmités cérébrales
de notre Dieu mort. Voyez le Dieu-ogre, le Dieu-assassin, le
Dieu des châtiments éternels: déjà nous prenons la mesure de
l'animal intermédiaire que notre évolution cérébrale a placé
à une grande distance de l'homo sapiens à venir - celui
dont les traits commencent à peine de se dessiner dans le lointain.
On comprend qu'une
si grande mutation du regard que nos sciences prématurément
qualifiées d'humaines portent sur notre devenir fournisse à
notre future anthropologie critique quelques cases de l'échiquier
épistémologique dont Darwin ne pouvait disposer il y a un siècle
et demi. Nous sommes désormais en apprentissage de l'endroit
précis d'où l'homme à venir portera un regard plongeant sur
l'animal mythique qui prétendait nous avoir créés. Bien plus
: nous commençons de radiographier la bête politique suprême
que nous avions colloquée dans le ciel et dont notre aveuglement
avait fait notre idole.
L'australopithecus
Sediba est la perle précieuse de la paléo-anthropologie
qui contraint non seulement la simiohumanité du XXIe siècle,
mais également celle de toute la tradition introspective de
la philosophie occidentale à porter sur notre espèce le regard
plus dédoublé que jamais d'un Socrate à venir afin de tenter
de tracer à son écoute la frontière qui sépare la bête relativement
humanisée et devenue locutrice de l'animal en route vers l'homme
imprévisible que nous ne deviendrons sans doute jamais.
Voyons de plus près
les rudiments d'une initiation à la connaissance de l'intelligence
propre à une espèce désormais privée de contrefort bavard dans
l'immensité et condamnée par le vide qu'elle habite à se construire
à grands frais des signifiants désespérément scindés entre le
réel et le rêve.
1-
Interpréter les
interprétations
2
- Le premier homme-singe
3
- L'australopithecus Sédiba et la philosophie
4
- La parole et les croyances
5
- Le langage et les sorciers
6
- De l'apparition du conteur
7
- Une phénoménologie existentielle de la naissance de
la littérature
8
- La parole créatrice
9
- Et nous ?
10
- Israël
11
- La nature profératrice
12
- Sediba aujourd'hui
13
- La balance à peser les balances
1 - Interpréter
les interprétations
Le lecteur de ce site sait que, depuis vingt et un semestres maintenant,
je tente d'inquiéter la science historique et de tourmenter la
géopolitique à force de leur tendre un miroir dans lequel leur
problématique et leur méthodologie conquerraient un espace trans-événementiel;
car l'anthropologie traditionnelle ne dispose ni d'une connaissance
distanciée des mythes religieux, ni du recul d'une généalogie
critique de l'histoire de l'encéphale actuel de l'humanité, ni
de spectrographies de la notion même de raison, donc d'un regard
soupçonneux sur le guide de l'entendement et des jugements du
singe-homme, que j'appelle le simianthrope ou le pithécanthrope.
Pour l'instant, il n'existe qu'une seule institution dont l'ambition
se veut parallèle à celle de mon anthropologie critique, donc
philosophique et qui entende aboutir à une réflexion de fond sur
les prises de vue successives de sa spécificité cérébrale que
notre espèce a élaborées - à savoir l'Institut Max Planck de Leipzig.
Mais
mon illustre interlocuteur allemand n'élabore encore qu'une "anthropologie
évolutionniste" ambiguë, en ce qu'elle se situera sur deux
terrains méthodologiques censés se confondre, alors qu'il s'agit
de les féconder côte à côte à l'école d'une réflexion proprement
anthropologique dont la notion de synthèse intellectuelle
ferait l'objet: d'une part, l'ambition originelle des Germains
de rassembler les documents matériels qui témoignent de la continuité
des métamorphoses profitables de l'ossature du successeur de l'anthropopithèque
demeure évidemment indispensable, de l'autre, une anthropologie
d'outre-Rhin déjà qualifiée d'"évolutionniste" renvoie nécessairement
à un sens dédoublé et demeuré imprécis du terme d'évolution:
car la méthodologie à laquelle mon anthropologie philosophique
fait appel évolue elle-même dans une interprétation que je voudrais
heuristique de l'échiquier sur lequel il convient de placer l'histoire
de notre squelette, et ce type de labour du champ épistémologique
toujours en gestation de l'évolutionnisme porte essentiellement
sur la problématique nécessairement provisoire qui sous-tend une
observation en devenir par définition: on étudie aussi superficiellement
l'évolution des grilles de lectures d'une discipline scientifique
à partir d'une assise acéphale et qui nous serait fournie d'avance
qu'on n'étudie sérieusement les théologies sur le fondement doctrinal
présupposé immuable d'une orthodoxie révélée. Quels sont les changements
de perspective, donc de globe oculaire qui ont commandé les décodages
du phénomène de l'évolution depuis 1859? Auguste Comte demandait
au kantisme si nous pouvons observer les mutations de notre cerveau
du dehors.
2 - Le premier homme-singe
Or,
en 2008, les paléo anthropologues sud-africains ont découvert
dans la grotte de Maliba un fossile qui nous montre enfin le chemin
qu'il faudra suivre pour passer du décryptage d'une anthropologie
du constat dont le mutisme nous apprenait seulement que le squelette
de notre espèce se modifie sous la poigne du temps, à l'élaboration
d'une anthropologie plus loquace et qui se voudrait une lectrice
"avertie" du sens des réseaux théoriques ambitieux de déchiffrer
ce prodige de la nature, donc attentive à mettre sur pied une
raison capable de peser la portée et la qualité de l'histoire
du développement progressif de notre boîte osseuse. Il s'agit
de la découverte du premier homme-singe, l'australopithecus
Sediba, qui nous fournit enfin un maillon précieux entre
deux bêtes aussi éphémères l'une que l'autre: l'animal semi humain
d'un côté - le lecteur de ce site le connaît depuis 2001 sous
les néologismes de simianthrope et de pithécanthrope
(voir mon Une histoire de l'intelligence, Fayard
1986) et l'animal contemporain de l'autre. Le Sediba demeure
un semi-quadrupède en ce que son talon est demeuré celui du singe,
alors que sa cheville est devenue celle d'un homme. De plus, sa
main s'arme d'un pouce un peu plus court que le nôtre, mais qui
le rend capable de fabriquer des objets, tandis que son cerveau
transitoire, d'un cubage de quatre cent vingt centimètres cubes
seulement, possède le renflement pariétal gauche qui permettra
à ses descendants trans-hurleurs de se doter d'un langage délicieusement
modulé.
Un cube de neurones de sept centimètres et quarante neuf centièmes
de côté, voilà la minuscule machinerie cogitante qui conduira
à "l'énorme masse de cervelle" qui stupéfiera les peseurs de la
boîte osseuse de Pascal quelque deux millions d'années plus tard.
Comment rendre intelligible une épopée osseuse de ce genre si
nous ne possédons ni le gouvernail, ni la carte marine dont le
navigateur, c'est-à-dire la nature, s'est servie et si n'avons
recueilli que quelques bouées éparses dans son sillage?
Difficile
séquence filmique: bien que cette découverte remonte à 2008, comme
il est dit plus haut, elle n'a été exposée qu'aujourd'hui aux
rayons du synchrotron le plus puissant du monde, celui de Grenoble,
qui a démontré que ce fossile remonte à deux millions d'années
seulement, donc à un million de girations de moins de notre astéroïde
autour du soleil que l'os frontal de Lucy.
3
- L'australopithecus Sédiba et la philosophie
Plus
de sept mille biologistes moléculaires, paléo-anthropologues,
pharmacologues, géophysiciens, historiens de l'art, mais aucun
philosophe sont accourus à Grenoble depuis la parution de cinq
articles que la célèbre revue Science a consacrés
à ce jeune homme de treize ans, mais déjà un homme.. C'est que
l' anthropologie mondiale semble avoir tout de suite compris que
des douzaines de carrières scientifiques d'un type inédit se fonderont
sur les interprétations à venir du fossile le plus extraordinairement
conservé et le plus polyvalent qui ait jamais été découvert. Pourquoi
cet engouement universel ? Parce qu'il s'agit du premier rendez-vous
physique de l'anthropologie critique moderne avec une philosophie
en mesure d'interpréter la dissymétrie grandissante entre les
deux lobes cérébraux qu'illustre ce fossile, ce qui confirme mon
hypothèse selon laquelle le développement du langage a conduit
à une spécialisation sans cesse accrue des deux hémisphères de
notre boîte crânienne. La question centrale que soulève l'australopithecus
Sediba n'est donc autre que celle dont la philosophie traite depuis
Platon, mais la religion depuis le paléolithique. Car si le langage
a enfanté le surréel et le surnaturel et si la parole est le maître
d'armes qui a divisé l'intelligence en germe du simianthrope entre
les fruits abondants de ses mythologies, d'une part, et une réalité
physique énigmatique, d'autre part, le sens de notre évolution
cérébrale nous serait-il suggéré par une pesée de la schizoïdie
qui caractérise nos scanners anthropologiques évolutifs?
Dans ce cas, quelle révolution des méthodes qui commandaient les
radiographies incertaines de l'histoire de la philosophie! Car,
depuis Socrate, les philosophes observent et pèsent le crâne de
l'humanité ; et maintenant on leur apporte le premier crâne semi-humain,
et maintenant la philosophie d'école est aux abois, elle qui n'avait
jamais jeté un coup d'œil au petit cube de neurones décrit ci-dessus,
et maintenant les scolastiques de tous bords et de tout acabit
se tordent de douleur sur le grill de la question de Socrate,
celle de savoir sur quelle balance peser l'animal. Sediba
signifie la source en langue sotho. Cette source frappe
d'excommunication majeure les philosophes qui se sont écartés
de la piste qui va de Socrate à Nietzsche en passant par Descartes,
Kant et Hume et qui se sont égarés à décrypter les rouages du
cosmos aux côtés des physiciens, au lieu d'observer leur propre
logiciel.
4
- La parole et les croyances
Que nous enseigne ce fil d'Ariane? Depuis l'apparition du chaînon
absent entre l'australopithèque et le Sediba, notre espèce se
trouve diversement livrée à des engrenages cérébraux que nous
appelons des croyances, de sorte que nos congénères se partagent
entre les spécimens au jugement desquels le "vrai" serait invisible
à nos yeux de chair, donc transcendant au monde physique dont
témoignent nos sens et les sujets qui soutiennent que seul l'observable
et le tangible nous fourniraient des connaissances certaines.
Mais ni l'un, ni l'autre type d'interrogateurs ne distingue encore
clairement la certitude portant sur des faits de la certitude
portant sur des signifiants.
Lee
Berger, le découvreur de l'animal en voyage entre le quadrupède
et le bipède, ignore si le singe dichotomisé parlait déjà. Bien
que nos satellites d'observation aient permis de localiser cinq
cents grottes à explorer à l'ouest de Johannesburg, nous ne possédons
encore que trois hommes originels de plus que le célèbre australopithecus
Sediba. Peut-être saurons-nous un jour si ce primate respirait
dans l'univers des convictions qu'enfantent des sons et du sens
confondus et qui caractérisent le langage sommital et hyper sélectionné
des poètes. Mais peu importe: d'ores et déjà le Sediba
donne un puissant élan à l'anthropologie critique et philosophique
mondiale - bis repetita placent - parce qu'il devient enfin
possible de donner toute sa portée anthropologique à la spectrographie
du fonctionnement psychique du langage censé accoucher ou non
du monde physique dans les esprits - on sait que des univers mentaux
entièrement fantasmés parviennent à se substituer au monde matériel
et à lever des armées de piques, de lances et de hallebardes en
leur nom. Quel est donc le rôle politique et guerrier que joue
désormais - et au cœur de la géopolitique contemporaine - la parole
mythifiée par le relais glorieux de l'écriture ? Décidément, Sediba
se soude sous nos yeux à la science historique du XXIe siècle.
5 - Le langage et
les sorciers
A
l'origine, ce sont le droit et le sacré qui ont servi de réceptacles
en quelque sorte naturels à la magie selon laquelle le langage
que sécrète l'hémisphère gauche du singe locuteur exercerait des
effets mécaniques mesurables et enregistrables à l'école de l'expérience.
En droit romain, des formules apprises et récitées par cœur validaient
les contrats, à la condition expresse qu'elles fussent prononcées
avec une exactitude syllabique, faute de quoi la transaction se
trouvait frappée de nullité. Mais, visiblement, les liturgies
religieuses avaient précédé la sacralisation d'une gestuelle légiférante
coulée dans le moule immuable d'un formalisme juridique dicté
par les dieux. L'idole voulait entendre mot à mot le postulant
ou le quémandeur; et c'était respecter l'autorité et la puissance
de leur ciel que de se soumettre aux règles de la politesse inscrites
dans les dévotions et les prières minutieusement formalisées dont
Jupiter, Osiris ou les esprits répandus dans l'étendue étaient
demandeurs.
Puis l'écriture a joué le rôle d'un support matériel des courtoisies
du langage. Du coup, le domicile de l'idole a pu passer des murailles
de son temple à la forteresse d'un graphisme qui substantifiait
et rendait immémoriaux les vocables désormais dotés de contours
pétrifiés et soustraits, par leur effigie immuable, à l'énonciation
fragile et changeante des bavards. Enfin la parole du ciel s'est
trouvée armée de la capacité originelle des greffiers d'agir à
distance sur la matière elle-même. Au XVIe siècle, le grand juriste
bâlois, Boniface Amerbach demande son avis et son secours à Erasme,
réfugié à Fribourg : la ville venait de basculer dans le rationalisme
protestant. En conséquence elle demande aux catholiques de sens
rassis et qui occupent des fonctions officielles ou du moins estimables
dans une cité désormais vouée aux victoires de l'intelligence
de renoncer au mythe, devenu irresponsable dans l'ordre politique,
selon lequel le pain et le vin de la messe changeraient stupidement
de molécules à l'écoute de la parole des prêtres. Amerbach est
affolé: comment douterait-il des paroles du Christ rapportées
par écrit et qui lui font dire en toutes lettres: "Ceci est
mon corps" - peut-être montra-t-il du doigt le pain qu'il
mangeait - et "Ceci est mon sang" pour nommer le vin qu'il
buvait?
On
voit que, plus de deux millénaires après Homère, qui faisait lucidement
fonctionner le langage figuré et la métaphore, l'encéphale du
simianthrope a pu retomber massivement et durablement dans la
sorcellerie selon laquelle le langage exercerait une action physique
et à distance sur la matière. Bien plus, pendant des siècles,
le Moyen Age a fait vivre l'anthropopithecus loquens dans
un cosmos régi du matin au soir par une théologie impérieusement
substantificatrice - et l'on sait que l'Eglise catholique d'aujourd'hui
valide encore expressément les chapitres de saint Thomas d'Aquin
consacrés à la description des corps éternels et aux récits qui
vous racontent par le menu la vie quotidienne des ressuscités
transportés en chair et en os au paradis.
6
- De l'apparition du conteur
On
voit que la découverte de Lee Berger bouleverse la réflexion anthropologique
contemporaine jusque dans ses fondements, et cela nullement parce
que l'existence du singe-homme serait demeurée douteuse depuis
Darwin, mais parce qu'il fallait disposer d'un spécimen en mesure
de nous mettre la transition physique d'une espèce à une autre
sous les yeux. Nous sommes donc enfin autorisés à poser les questions
de fond que les sciences humaines ne pouvaient soulever avant
qu'elles n'y fussent contraintes par des preuves de visu:
si vous placez sous les rayons Röntgen du synchrotron de Grenoble
un cerveau intermédiaire, donc passager entre celui du singe accompli
et celui du singe modifié, comment ne vous poseriez-vous pas la
question philosophique des relations que la parole entretient
avec les verbes expliquer et comprendre? Où nous
conduit-elle, la bipolarité cérébrale d'une espèce scindée de
naissance entre deux encéphales sonorisés à une double école et
dont les jugements reposent sur la dichotomie originelle et énigmatique
d'une cervelle divisée entre les mots et les choses? Comment l'identité
réelle, donc mentale du singe parlant a-t-elle été enfantée par
la parole, comment le discours s'est-il ancré dès l'origine dans
des mondes irréels et fabuleux?
Pour
le comprendre, il faut observer comment la vie cérébralisée du
simianthrope est née du glissement de la parole au récit signifiant
et comment l'illustration narrative a servi d'outil à la mythologie
au point que le conteur ou le récitant se sont révélés les instruments
de la victoire de la bête devenue locutrice sur l'espace et le
temps eux-mêmes.
7 - Une phénoménologie
existentielle de la naissance de la littérature
Les évènements coulent et s'entrecroisent en une pluie universelle
et incontrôlable, les évènements sautillent ou s'étendent à l'infini,
les évènements nous accablent d'une ubiquité insaisissable, les
évènements se jouent du rythme régulier de nos horloges, les évènements
bondissent d'un endroit à l'autre au mépris de toute chronologie
mesurable - ce soir, je raconterai ma journée à la horde, ce soir
la durée changera de cadence dans la caverne, ce soir le temps
se rapetissera, se rabougrira, se ratatinera ou enflera à l'écoute
de ma voix - ce soir ma parole maîtrisera l'immensité.
Et
l'espace, voyez comme il va suivre le chemin dicté par mon récit!
D'abord, je mets les évènements en file d'attente; ensuite, je
leur donne tels contours et tels angles, tels coloris, telles
résonnances, et voyez comme mes congénères sont devenus attentifs,
voyez comme ils entrent dans un univers plus vrai que l'autre,
voyez comme le monde se glisse pas à pas dans les signes que ma
bouche et les intonations contrôlées de ma voix lui imposent.
Et maintenant, mes frères inférieurs sont sortis du chaos, et
maintenant les évènements viennent se ranger docilement à la place
que je leur ai assignée dans la grotte, et maintenant, le monde
se change en un tissu odorant et sonore. J'ai soumis la nuit et
le jour aux orgues du tragique et aux gambades du rire.
8
- La parole créatrice
En vérité, le récit, c'est l'histoire domptée; mais voyez comme
la durée va prendre sa revanche et me dompter en retour. Me voici
placé, moi aussi, sous le sceptre du langage et soumis à la férule
des mots. Quels sont ces mondes angoissants vers lesquels ma voix
ne cesse de m'entraîner? Voici que mon récit déménage et qu'il
va se loger hors de mon corps; et pourtant, il habite mon cœur,
ma tête, mes poumons et ma gorge. Voici que j'habite ma voix et
que ma voix vient habiter mes congénères fascinés, éblouis, subjugués.
Comment se fait-il que nous habitons à la fois ailleurs et au
plus profond de nos entrailles, comment se fait-il que le chapelet
des évènements et des jours se range docilement dans le royaume
lointain, étincelant et souverain où nous sommes domiciliés, mais
seulement de passage?
Demain
la chasse m'attend, demain l'auroch absent guettera son clouage
sur les parois de ma grotte, demain l'espace et le temps seront
à reconquérir à l'école de ma voix, demain mon récit rassemblera
de nouveau le troupeau obéissant des évènements. Comment se fait-il
que ma narration me monte aux lèvres, comment se fait-il qu'elle
me soit livrée en retour par mes congénères rassemblés dans l'attente
et dans l'écoute du royaume dont ils sont habités? Y aurait-il
quelqu'un derrière ces décors? Et si je faisais parler l'ailleurs
qui me dicte mon récit? Si je plaçais à mes côtés le locuteur
que j'habite et dont je suis habité? Peut-être le temps et l'espace
encore en désordre et qui se pressent au dehors viendront-ils
parler à ces parois et nous raconter la lune, le soleil et tout
le peuple des étoiles? Et si le récitant qui se cache dans la
nuit se montrait en plein jour, nous dirait-il qui nous sommes
et quel est notre véritable habitat?
9
- Et nous ?
Cessons
un instant de faire parler notre conteur dans la caverne de Maliba.
S'il franchissait en un éclair les deux millions d'années de tournoiement
de notre toupie qui nous séparent de ce maître de la "température
littéraire", comme disait Mauriac, serait-il dépaysé par nos récits
à nous, alors que, des siens, il disait qu'ils étaient le cœur
du monde, la clé de la tension des vivants, les porteurs de la
vérité des âmes? Son génie se montrerait-il dépassé par celui
de nos grands narrateurs?
Vérification
faite, nous nous racontons encore la même histoire que lui, nous
demeurons placés sur les bancs de la même école où nos poètes
nous chantent notre aventure sur la terre et dans le royaume de
nos songes - nous nous ancrons dans un monde onirique, irréel
et fabuleux. Simenon: "La pluie tombait à torrents, une pluie
d'été longue et fluide qui traçait des hachures claires dans la
nuit. Il faisait bon, un peu lourd, dans la vaste caverne."
10 - Israël
Voyez
Israël: toute la politique contemporaine au Moyen Orient illustre
à quel point la géopolitique du XXIe siècle redécouvre les vertus
"explicatives" du récit biblique. Qu'en est-il de ce moteur à
la fois physique et fabuleux du compréhensible, qu'en est-il de
la caverne qu'occupe ce peuple mythologique de la tête aux pieds
et qui court droit devant lui sans seulement apercevoir le paysage
réel du monde qui l'entoure? Si ses signifiants sacrés disparaissaient
de la mémoire du monde, il n'y a aucune raison de croire que le
type de simianthropes qui se forge l'intelligible sur l'enclume
d'une terre sacralisée et d'une histoire mythologisée disparaîtrait
avec eux, tellement l'encéphale biphasé de notre espèce a pris
l'élan de ses récitatifs oniriques il y a deux millions d'années
chez un australopithèque narrateur. Du reste, comme se le disent
sans doute les uns aux autres les chercheurs de l'Institut Max
Planck de Leipzig, l'évidence s'impose à notre génération
que notre espèce n'évolue pas seulement sous la contrainte de
notre lente et mystérieuse adaptation physique aux modifications
de notre environnement naturel, mais bien davantage à l'école
des mutations de nos vocalises toujours mystérieusement téléguidées
par des conditions extérieures mécaniquement contraignantes.
Du
coup, l'anthropologie interprétative, donc expliquante, qu'impose
la découverte du Sediba est celle qui s'interrogera sur
la manière dont le singe chanteur orchestre sa compréhension mythique
du monde. Car sa voix donne son souffle au récit dans un univers
dont les arpèges enfantent des signifiants inspirés par
le fantastique. J'ai observé plus haut que cette généalogie du
tissu du sens s'est donné les relais du droit civil et des dieux
pour berceaux et que l'identité politico-musicale actuelle d'Israël
illustre l'étoffe primordiale et immuable du récit sacré des origines.
11 - La nature profératrice
Un
peuple alphabétisé depuis trois millénaires dans son antre fera-t-il
retentir la caverne des notes d'une humanité assujettie à des
Pythies seulement matérielles - statues, montagnes sacrées, caveaux
funéraires, amulettes, cierges, crucifix - ou bien brandira-t-il
des totems vocaux somptueux? Un historien de la Révolution française,
Mercier, raconte une tempête dans l'univers des signes et des
signaux: "Les reliques de saint Geneviève furent brûlées en
place de Grève, parce qu'elles avaient contribué à faire bouillir
la marmite des rois fainéants (…). On jetait saints de bois, missels,
bréviaires, heures de sainte Brigitte, Ancien et Nouveau Testaments
dans des bûchers dont la flamme montait jusqu'au deuxième étage
des maisons. (…) Ici, des mulets chargés de croix, de chandeliers,
de bénitiers, d'encensoirs, de goupillons; là les sectateurs du
nouveau culte assis à califourchon sur des ânes en chasubles les
guidaient avec des étoles et s'arrêtaient à la porte des cabaretiers
qui leur versaient à boire dans des vases enlevés aux autels."
Des oracles devenus abstraits et élégamment gravés avec des plumes
d'oie sur de coûteux parchemins sont-ils plus heuristiques que
des oracles sacralisés par leur graphisme et devant lesquels s'agenouillaient
nos ancêtres? Les tests censés peser le quotient intellectuel
de l'humanité seraient-ils préconstruits à leur tour sur des modèles
cérébraux conçus afin de vérifier leur langage à tous coups?
Il
existe des tomes d'écrits censés vous démontrer l'existence inégalement
vaporisée de tel Dieu ou de tel autre, mais tous attentifs à se
tenir en suspension dans l'espace, il existe des "preuves expérimentales"
à déposer sur des balances dont les plateaux démontreraient que
les routines aveugles de la matière cosmique légaliseraient un
cosmos à juridifier et que toute la routine des choses serait
euclidienne, donc au service de la logique dont les habitudes
des atomes sont supposées véhiculer les verdicts et la magistrature.
Mais quels sont les ressorts cérébraux du Sediba qui chargent
les coutumes de la nature de prononcer les jugements des tribunaux
du signifiant? Le concept est un outil simiohumain; mais l'auroch
peint sur les parois des cavernes n'était déjà plus l'animal que
le chasseur rencontrait dans la nature : c'était un auroch surréel,
téléguidé, emblématique, métaphorique, figuré et sacralisé, en
un mot, une bête oraculaire, elle aussi, donc porteuse, à ce titre,
de la voix et de la parole du premier poète de la horde.
12
- Sediba aujourd'hui
On voit que la découverte du Sediba ouvre la paléontologie à une
généalogie critique du savoir semi animal d'hier et de tous les
temps. Quels sont les présupposés latents et largement inconscients
dont se nourrit sa majesté, la vérité ? On a gravé sur les banderoles
que ce personnage fait flotter dans les airs le spectre du signifiant
suprême, mais il n'est pas de signifiant qui ne serve d'écriteau
à un désir, une ambition, une volonté, une folie de l'humanité.
Pour percer ces mystères, il faut apprendre à placer sous les
rayons du synchrotron de Grenoble l'urne osseuse de nos Sediba
les plus récents, les Platon, les Kant, les Descartes, les Spinoza
et observer comment s'était construit l'oracle focal que ces "sources"
faisaient parler et qu'elles appelaient la vérité.
La
première leçon de la grotte de Maliba est la suivante: toute découverte
scientifique ou philosophique découle de la dénonciation d'une
faute de logique élémentaire et demeurée inaperçue. La faute élémentaire
de logique qui rend l'anthropologie d'aujourd'hui contradictoire
dans son fondement même est la volonté de cette discipline d'observer
l'histoire du crâne simiohumain à partir du présupposé ridicule
selon lequel cet organe serait parvenu au terme de son évolution
naturelle et qu'il se serait définitivement arrêté pour avoir
atteint la perfection. A ce compte, comment apprendrions-nous
à porter notre regard sur le tragique inachèvement du singe-homme
actuel ? Comment serions-nous seulement en mesure de découvrir
les critères qui nous permettraient de chercher à connaître notre
simiohumanité, tantôt en tant que telle, tantôt en cours de route,
si nous ne disposons pas de rétroviseur qui donnerait son sens
au chemin parcouru , si nous ignorons à quelle borne nous avons
fait halte, si nous ne construisons pas les lunettes du rétrospectif,
si nous ne visitons pas les auberges que Chronos a placées sur
notre itinéraire?
Et
puis, comment pèserions-nous l'encéphale risible dont le XIIe
siècle nous avait dotés, comment constaterions-nous que le cubage
cérébral impressionnant du Sediba cartesianus, du Sediba
pascalis, du Sediba kantius, était du triple de celui
de mon voisin? Et puis, comme ferions-nous rire les pédagogues
de notre évolution si nous ne plaçons pas sous nos microscopes
le Sediba Aristophanius qui avait rendu comique l'encéphale
religieux des Athéniens dans Les Oiseaux? On ignore
les obstacles que la horde opposait aux premiers exploits vocaux
de Sediba - mais nous savons que le langage falsifié qui sous-tend
et paralyse la critique anthropologique du sacré démocratique
d'aujourd'hui interdit encore à notre simianthropologie pseudo
scientifique de calibrer ses propres pesées.
La
seconde leçon de la grotte est une objurgation aux pithécanthropologues:
cessez de confondre les cerveaux-éponges avec les cerveaux heuristiques
et les logiciels du combinatoire avec les prospectifs. Einstein
était un très médiocre physicien-mathématicien. De ses confrères,
il disait qu'ils connaissaient par cœur les recette de la physique,
mais qu'ils ne comprenaient rien au génie, parce que les cerveaux
lance-missiles mettent en évidence des relations entre des faits
tellement éloignés en apparence les uns des autres qu'ils semblent
n'entretenir aucun rapport entre eux. Mais si ces liens se trouvaient
localisés dans l'enceinte d'une science établie, il suffirait
de les y chercher la loupe à l'œil - alors que nous savons depuis
Kant que les synthèses intellectives ne sont jamais fournies que
de l'extérieur des échiquiers connus et que le génie est le supercambrioleur
qui fait sauter les serrures de l'univers à l'école d'une autre
problématique, celle des brigands de leur superlogique. Croyez-vous
que ces pirates de Sediba racontait un monde tridimensionnel?
Aussi longtemps que votre anthropologie n'aura pas construit la
balance des poètes, votre science demeurera aussi aveugle à sa
propre machinerie cérébrale que l'alchimie, la théologie ou la
sorcellerie.
Le
seul philosophe qui ait compris l'importance d'un décryptage du
sens de notre évolution est Henri Bergson, dont l'anthropologie
embryonnaire et tâtonnante distinguait du moins les sociétés dites
closes des sociétés inspirées et qu'il qualifiait d'ouvertes.
Les premières se replient sur leurs rituels, les secondes se rendent
"créatrices". Mais le vitalisme bergsonien ne disposait d'un regard
d'anthropologue ni sur les sociétés de sorciers, ni sur les sociétés
dites ouvertes, de sorte qu'il ne pouvait préciser ni ce qui constitue
l'animal stérilisé par l'esprit magique, ni expliciter ce qu'il
fallait entendre par les sociétés "créatrices", puisqu'il ne définissait
ni l'enfermement en tant que tel, ni l'ouvert en lui-même.
En revanche, l'australopithecus Sediba ouvre l'anthropologie
critique à l'observation parallèle de l'homme-singe d'hier et
d'aujourd'hui. Comment cet animal construit-il les verbes savoir
et comprendre, comment son encéphale schizoïde se met-il
à l'école de sa voix, comment bâtit-il ses demeures cérébrales
dans le cosmos?
13
- La balance à peser les balances
Si la distanciation intellectuelle n'est jamais donnée d'avance,
si le recul de l'intelligence est sans cesse à conquérir, si seul
ce recul-là alimente le foyer du devenir cérébral du singe déchiré
entre ses deux encéphales, comment leur ferons-nous signer des
traités d'alliance et à quelle école les validerons-nous? La question
ultime à laquelle ouvre la découverte de Lee Berger est de savoir
ce que prouve l'expérience dite probatoire - donc ce que les tests
vérificateurs ont la charge de démontrer - autrement dit,
comment la science passe du constat assuré à l'hypothèse censée
assermentée par les huissiers d'un calculable réputé
locuteur.
Mais,
encore une fois, la science vouée au décodage anthropologique
de l'inconscient de la connaissance dite assurée, n'est-ce pas
celle qu'on appelle la philosophie? Heidegger se demandait: "Que
signifie penser?" autrement dit, peut-on radiographier
les signes et la signalétique censés manifester la "vérité"?
Nommez-moi un philosophe qui n'aurait pas placé cette question
socratique au cœur de sa discipline! Et maintenant, Sediba
nous regarde. Son fossile sera la pierre philosophale du siècle.
Que nous dit-il? "Regardez donc comment j'ai commencé de faire
de ma voix mon oracle, voyez comment je me suis scindé entre mes
idoles et mon corps, voyez comme je flotte dans l'air et comment
je rampe sur la terre, voyez comment je sais à moitié que je ne
sais rien et à moitié que je sais quelque chose. Je vous le dis,
la clé du singe volubile n'est autre que ses croyances; mais je
ne sais ni ce que je crois, ni ce que je ne crois pas, puisque
j'ignore encore quelles racines le verbe croire plonge
dans mon capital psychogénétique. En revanche, ce que je sais,
c'est que vous l'avez enfin sous les yeux, l'énigme éclairante
que vous êtes tous à vous-même devenus. "
Le 25 septembre 2011