Sans
doute la terre s'est-elle rarement placée sous un joug aussi despotique
que celui qui étouffe désormais la voix de la raison à l'échelle
de la planète tout entière. Les forces armées américaines ont
envahi , vaincu et occupent une nation de vingt-cinq millions
d'habitants. La revue scientifique la plus célèbre du monde, The
Lancet, annonce aux élites des cinq continents que, depuis
leur victoire, les armées d'occupation du Nouveau Monde ont massacré
cent mille habitants, dont une majorité de femmes et d'enfants.
Et pendant ce temps, la presse européenne traite imperturbablement
les résistants irakiens d' " insurgés ", de " rebelles
", de " terroristes ".
Sous le bâillon d'une iniquité habillée en justice sur la scène
internationale, que devient la philosophie ? Elle se donne des
gourous qui feignent de " déconstruire " tout autre chose
que la chape de plomb de l'arbitraire que charrie l'impérialisme
démocratique. Où sont les penseurs de la déconstruction
du messianisme américain ? Où sont les penseurs de l'ex-rédemption
de l'univers par les grands prêtres de l'utopie marxiste ? Où
sont les convertisseurs de la pensée philosophique à une radiographie
des tyrannies à figure d'anges?
Pour
comprendre le naufrage intellectuel de l'Occident, l'exemple de
Derrida est le plus révélateur : ce derviche-tourneur de la pseudo
déconstruction témoigne de la liquéfaction de toute philosophie
à l'heure où les griffes et les crocs du sacré sont de retour.
J'ai tenté d'observer comment le désastre des fausses déconstructions
se tourne en un conservatisme tenace, mais masqué ; comment
la pensée rationnelle, autrefois iconoclaste, en appelle désormais
à des fakirs de la culture ; comment toute vraie science de l'inconscient
se trouve rejetée de l'interprétation post freudienne de la politique
et de l'histoire.
1
- Les quand, les alors , les mais
et les car
2 - Qu'est-ce qu'un déconstructeur ?
3
- Un néologisme : la déconstruction
4 - Quand la déconstruction se trompe de trousse
5
- Une polysémie
6
- Les ratages des gourous
7
- Les écuries d'Augias de la philosophie
8 - Les philosophes de la nuit
9
- Comment déconstruire la psychanalyse ?
10
- La fuite du gourou devant la déconstruction du politique
et du sacré
11
- La déconstruction et les valeurs
12
- L'éthique et la droiture de la logique
13
- Le levier de la philosophie
14
- L'apprentissage du meurtre simiohumain
15
- Les retrouvailles avec l'inconscient de la déconstruction
16
- Derrida et le naufrage de la science historique
17
- Derrida et Abraham
18
- Voltaire aujourd'hui
1
- Les quand, les alors , les mais et les
car 
Quand
un gardien des oracles de la tribu se fait une cour de philosophes
catholiques ; quand il s'entoure de femmes de Lettres aussi talentueuses
qu'étrangères à la philosophie , mais flattées de paraître se
trouver consultées par un philosophe ; quand un gourou fonde sa
propre maison d'édition afin de publier ses ouvrages et ceux de
ses amis ; quand, traité d'imposteur, l'Université et le Collège
de France lui ferment leur porte, quand il court exporter son
galimatias dans les campus américains, qui ignorent tout de la
tradition critique de la pensée depuis Platon; quand son combat
contre le logocentrisme en fait, aux Amériques, un symbole de
la lutte des lesbiennes contre la phallocratie ; quand , aux yeux
du public flottant, déconcerté ou décontenancé d'Alexandrie ,
notre fakir se flatte d'avoir l'oreille du sacré et de flairer
des mystères qu'il réserve à ses initiés ; quand, en 1991, un
doctorat honoris causa octroyé par l'Université de Cambridge
à un mage de la pseudo déconstruction provoque une levée
de boucliers parmi les philosophes du monde entier, alors il faut
se demander de quels symptômes une civilisation livrée à ce type
de naufrage de la pensée, donc de l'esprit critique de l'Occident,
témoigne aux yeux des déconstructeurs qui ont écrit l'histoire
de la philosophie de Platon à Nietzsche et à Freud.
Car
enfin, c'est par la presse française tout entière que, sitôt après
sa mort, Derrida a été tenu pour un philosophe : il aurait rendu
philosophique, disait-on, tout ce qu'il touchait; car enfin, ce
genre de magicien vous rédigeait aussi bien un texte pseudo philosophique
sur la prière ou sur les veillées funèbres dans le christianisme
ou l'islam que sur les prestiges et les prodiges de la Structure
ou sur les nobles sortilèges de l'utopie marxiste, dont il fut
un fidèle jusqu'en 1989.
Mais
de quoi est-il donc le symbole ? Car enfin, ce n'est pas sa faute
si une Europe devenue acéphale hume ses derniers parfums ; car
enfin, ce n'est pas sa faute si une civilisation entière tente
de conjurer la confusion mentale qui frappe les bas-empires à
l'aide des exorcismes dont usent les devins de feu la raison;
car enfin, ce n'est pas sa faute si le Nouveau Monde dore les
derniers philosophes du Vieux Monde des rayons de sa grâce dans
le Massachusetts ou l'Orégon. Mais c'est notre faute si nous ne
sonnons pas le tocsin ; c'est notre faute si nous ne rappelons
pas que l'Europe avait fait de la ciguë de la pensée le remède
de l'esprit et qu'elle ne fournit plus de contre feux aux pâles
flammèches dont s'entourent les sorciers.
Quand
le trépas de la pensée nous rappelle que son catafalque est le
même que celui de la puissance politique, il n'y a plus de car,
de mais, de qui, de quoi , de quand ou
de Ha Ha. Alors, l'heure est venue d'en appeler à celui
qui jeta un coq plumé au milieu du cercle des philosophes d'Athènes
et leur dit : " Voilà votre espèce de philosophie ". Car la philosophie
est avant tout, et sans doute exclusivement, la discipline de
la profondeur. Il faut donc démontrer la superficialité d'esprit
de Derrida, mais surtout la superficialité de la philosophie universitaire
qui, à l'heure du retour du sacré sur toute la terre, se refuse
autant qu'au Moyen-Age, à la déconstruction centrale, celle
qui conditionne toutes les autres : la déconstruction des
orthodoxies religieuses .
2 - Qu'est-ce qu'un déconstructeur
? 
Le génie des gourous de la philosophie est de sembler mettre la
main sur une interrogation originelle et fondatrice de toute la
pensée occidentale, mais de manière tout illusoire et à seule
fin de métamorphoser une question fécondante, donc blasphématoire
dans son principe, en une instance incantatoire ; puis ces mages
d'un type nouveau nourrissent leurs oracles des mimiques qui conviennent
à leurs sortilèges et qui sont réputées entrouvrir à deux battants
un tabernacle dont ne sort que le bipède sans plumes de Diogène.
Les civilisations vouées au naufrage de leur raison se nourrissent
des faux mystères que leurs derniers philosophes apprêtent à leur
odorat et à l'air du temps.
Comment illustrer la fatigue cérébrale de l'Europe des philosophes,
sinon en s'arrêtant au stand où les malheurs du concept de "déconstruction
" se trouvent exposés ? Je prie les lecteurs de plus en plus
nombreux de ce site exigeant - je les remercie de se plier à une
rude ascèse - de ne pas focaliser leur attention sur le barde
exténué de la déconstruction dont Derrida était devenu
le pathétique témoin, mais qu'il est bien inutile d'accabler sous
le poids de tous les péchés. Je demande seulement qu'on veuille
bien prendre en compte qu'il me serait impossible de tenter de
peindre le drame haut en couleurs qui frappe notre civilisation
si je ne m'arrêtais à un exemple saisissant des ultimes sortilèges
qui frappent une philosophie occidentale dont l'agonie lui fait
retrouver son berceau dans les convulsions et les magies du langage
.
3
- Un néologisme : la déconstruction 
Parvenus
au dernier acte de la tragédie, le rideau se lève sur un néologisme
auquel Derrida confiait la charge de revêtir d'un vocable insolite
l'antique analyse de la pensée raisonnante que les pédagogues
de la dialectique classique guidaient depuis vingt-cinq siècles
sur les chemins de l'esprit critique et qui caractérisait la méthode
dite réflexive qu'on appelait encore la philosophie. En
ces temps reculés, la capacité de notre espèce de penser quelquefois
avec droiture et fermeté reposait sur la puissance disruptive
qu'exerçait une argumentation bien conduite et qui pliait à sa
loi les savoirs tribaux et les arguments confus des barbares .
Afin de "déconstruire" l'opinion commune, donc irréfléchie
par nature des humains, Platon mettait à nu les contradictions
et les incohérences qui commandaient la logique interne des sacrifices
religieux et dont s'alimentaient les dieux de la Grèce. On sait
que le devin Euthyphron s'en prétendait l'infaillible interprète.
Dans le Lachès le même pédagogue déconstruisait
la confusion mentale qui faisait juger courageuse l'ignorance
et la sottise du soldat non informé du péril qu'il courait ; et
il vantait, en revanche, le courage de l'alliance, sur les champs
de bataille, de l'intelligence avec la connaissance du danger.
Dans le Gorgias, le même ancêtre déconstruisait
la force habillée en justice . Erasme déconstruira un Dieu
des chrétiens bâti, en réalité, sur une habile sacralisation sacerdotale
des évidences du sens commun et Descartes se mettra à son école
pour déconstruire les traditions acéphales qui empêchaient
la raison des théologiens du Moyen-Age de fonder la " vraie
théologie " sur les verdicts éprouvés de la logique d'Aristote.
Puis, Kant déconstruira le fonctionnement de notre cerveau
à observer son branchement sur des catégories a priori, donc innées,
de notre entendement naturel ; puis Marx déconstruira la
notion de plus-value qui fondait le capitalisme sur " l'exploitation
du prolétariat " ; puis Bergson, premier philosophe du rire,
déconstruira la notion darwinienne d'évolution en l'articulant
tour à tour avec le triomphe du mécanique sur le vivant et avec
" l'élan vital " ; puis Nietzsche déconstruira la
religion du gibet rédempteur, dans laquelle il verra le fruit
blet d'un épuisement de nos forces vitales ; puis Schopenhauer
déconstruira nos idéalités squelettiques afin de leur substituer
le moteur de notre volonté et de nos " représentations "
mythiques du cosmos ; puis Hegel, lui-même feindra de déconstruire
la raison mythologique qui sert de phare au culte de la Croix
en imaginant une heureuse collaboration entre les vues du ciel
à notre égard et la logique du Saint Esprit censée servir de stratège
secret à l'histoire ; puis Freud déconstruira la conscience
claire en nous montrant le tapis roulant de l'inconscient sur
lequel notre espèce gesticule et s'ébroue .
4 - Quand la déconstruction
se trompe de trousse 
C'est dire que la déconstruction n'est pas tombée de la
dernière pluie et que toute la question est de savoir si le mage
Derrida lui a redonné des forces ou s'il accourt seulement à son
chevet avec les élixirs du Dr Diafoirus dans sa trousse. Car la
déconstruction peut fort bien se tromper de remède et de
malade. Hume déconstruit la candeur du causalisme kantien,
mais son empirisme naïf lui interdit de démythifier la notion
de causalité expliquante et de s'apercevoir que Kant la reconstruisait
subrepticement à doter derechef la constance muette , mais
payante, des phénomènes d'une " parole de la raison " au
sommet de laquelle il réinstallera la divinité. Aristote croyait
déconstruire les idées pures de Platon, qu'il ne voulait
pas voir flotter toutes seules dans un royaume séparé de la terre
; mais la perspective de faire périr " l'idée de table
" avec la table brûlée le terrifia au point qu'il imagina une
"participation " magique de l'idée avec le réel - participation
que Lévy-Bruhl découvrira vingt-quatre siècles plus tard au cœur
de la pensée des primitifs. Quant à Abélard, il déconstruira
l'idée platonicienne, qu'il réduira à ce dégraisseur de la métaphysique
qu'on appelle l'abstraction et, dans la foulée, les nominalistes
déconstruiront l'idée d'humanité ; mais ils prétendront
que la notion d'existence avait le devoir de se ratatiner et de
se rabougrir à tel point que l'individu Socrate deviendrait plus
réel qu'un genre humain réduit à un flatus vocis et sonnant
le creux.
5
- Une polysémie 
Si l'on se met au service d'un fantôme seulement de déconstruction
et si l'on se contente d'en brandir le totem - la vocation propre
des gourous leur interdit de jamais rien déconstruire sérieusement
- on la réduira au rang et à la fonction d'une simple polysémie.
Au reste, il est bien impossible de définir une déconstruction
si l'on ignore aussi bien ce que l'on voudrait déconstruire
que la vérité au moins pressentie à partir de laquelle on déconstruirait
l'erreur. Jean Birnbaum décrit une déconstruction qui se
contente d'éparpiller, de disséminer, de découper sans rien connaître
du port d'où la flotte mettrait à la voile et prendrait le large
: " Au passage, Derrida aura imposé à ses concepts de multiples
et subtiles réorientations, des déplacements apparemment mineurs,
voire microscopiques, mais où, en fait, les choses les plus graves
n'en ont jamais fini de se décider. " Il faut se méfier de
la légèreté qui décide des " choses les plus graves " en
passant par le trou de la serrure - celle des " déplacements
microscopiques ", alors que les vrais navigateurs commencent
par conquérir leur boussole, sachant, depuis Claude Bernard ,
que l'hypothèse précède la découverte et, depuis Pascal, que seuls
les chemins nouveaux qu'on emprunte conduisent aux " questions
nouvelles ".
Mais Derrida en sait bien plus que Pascal ou Claude Bernard, avec
" cette façon bien à lui de cheminer pour questionner et de
rôder autour de telle ou telle question - l'hospitalité, le pardon,
la responsabilité - pour les relancer de loin en loin à la frontière
des langues et au bord, mais au bord seulement, de la vérité.
" Peut-on philosopher en folâtrant de la sorte ? Ce rôdeur et
ce randonneur est un " promeneur solitaire " censé métamorphoser
en philosophie tout ce qu'il effleure, subodore ou déplace "subtilement
" en " relançant " de " loin en loin " des questions
situées " à la frontière des langues ".
Mais il y a belle lurette que les mots sont " en situation
". Un certain Platon - retenez bien ce nom oublié - le savait
mieux que personne, lui qui faisait dialoguer Socrate avec des
personnages tragiques ou comiques qu'il vous peignait au vif.
Remarquez que ce premier géant de l'alliance du génie littéraire
avec le génie philosophique faisait tellement tenir à ses acteurs
le discours de leur corps que leur cerveau semblait faire partie
de leur psychophysiologie. Comme les Gorgias ou les Thrasimaque
semblaient présents en chair et en os dans les psychodrames où
leur langage faisait parler leur chair, si je puis dire !
Il faut donc nous demander si Platon ne serait pas le Shakespeare
de la philosophie occidentale, lui qui fit débarquer la philosophie
sur la scène à la manière d'un personnage de théâtre . Mais si
la polysémie, qui est vieille comme la parole, se substituait
à la déconstruction syllogistique, le philosophe n'aura
plus à recourir à des arguments bien conduits ; et il deviendra
un personnage de théâtre - précisément un sorcier de première
force , puisqu'il se voudra un acteur de la pensée censé substituer
des mimiques éloquentes à des raisonnements et une gestuelle spectaculaire
au pas mesuré de la dialectique.
6
- Les ratages des gourous 
Mais
observons de plus près le ratage des gourous de la philosophie.
Qu'est-ce qui les empêche de rien déconstruire ? Serait-ce seulement
qu'ils se gardent bien de fâcher personne ? Serait-ce seulement
qu'ils ne sont pas près de boire la ciguë socratique? Ce n'est
pas si simple : car pour déconstruire, il faut, disais-je, un
guide de la déconstruction, donc une méthode de pensée
; et pour qu'il y ait une méthode, donc une raison en marche,
il faut que cette raison dispose d'un regard de l'intelligence.
Or, l'intelligence a le malheur de n'avoir ni bras , ni jambes.
C'est pourquoi son inspiratrice s'appelle la pensée. C'est dire
qu'un déconstructeur privé du guide de la pensée ne saura
quel chemin de la méthode emprunter, tellement la polysémie
toute seule est sourde comme un pot. Certes, elle rendra le sens
polyvalent ; mais une polyvalence privée de direction, donc d'objectif
à atteindre, conduira à une pseudo déconstruction, donc à une
errance privée de boussole. Zarathoustra appelait ce genre de
philosophe " la vache multicolore " .
C'est
que toute pensée sérieuse repose sur un focalisateur mental de
la recherche, tout focalisateur de ce type exige le regard surplombant
d'une vision, toute vision en appelle à une vue panoramique de
l'histoire entière de la philosophie occidentale. Il y faut un
télescope qui permettra au déconstructeur d'observer un
personnage singulier et qui n'est autre que l'encéphale de l'humanité.
Comme il est difficile de mettre cet acteur-là en scène ! Pour
déconstruire " la philosophie ", comment la dissémination
polysémique verrait-elle les bâtiments principaux que la boîte
osseuse des évadés de la zoologie s'est construits au cours des
siècles, comment verrait-elle l'anarchie qui règne en ces lieux,
comment verrait-elle la vocation et la volonté des reconstructeurs
de l'entendement simiohumain d'hier, d'aujourd'hui et de demain
?
7
- Les écuries d'Augias de la philosophie 
En vérité, les grands déconstructeurs sont aussi les nettoyeurs
des écuries d'Augias de la philosophie. Platon nettoie les écuries
d'Augias des sophistes, Aristote, les écuries d'Augias des présocratiques
et des pythagoriciens qui s'étaient glissés aux côtés de Platon,
Descartes, les écuries d'Augias de la scolastique, Kant les écuries
d'Augias de la métaphysique catholique, Marx les écuries d'Augias
du capitalisme, Nietzsche les écuries d'Augias des idéalités rédemptrices,
Freud les écuries d'Augias de la psychologie dite expérimentale.
Mais ces Hercule de la déconstruction ont la trempe des
grands assainisseurs de la connaissance, et s'ils ne disposaient
pas du sceptre que les grandes âmes sont à elles-mêmes, ils ne
serviraient à Athéna que la tisane sucrée des Bas-Empire.
Aussi
est-ce à pas feutrés que les gourous de la philosophie passent
d'une ruche à l'autre ; aussi est-ce avec des mines d'initiés
qu'ils font de leur pseudo déconstruction, un butin qui
leur suffit. Mais comment les butineurs de la philosophie déconstruiraient-ils
un mythe sacré, un empire politique, une idéologie, une démagogie
ou même une mode intellectuelle ? Pour donner une épine dorsale
à leur éclectisme, il leur faudrait radiographier la folie d'un
animal qu'un caprice de la nature a rendu schizoïde. Mais pour
cela, la plongée des poètes parmi les fauves de l'Hadès n'est
encore qu'une promenade de santé pour spéléologues du dimanche
. La descente dans les profondeurs de la mort n'est pas une berceuse:
l'Eurydice des philosophes s'appelle le tragique.
8 - Les philosophes de
la nuit 
C'est avec la nuit que Platon , Descartes, Kant, Nietzsche ou
Marx se sont colletés. Les seuls géants de taille à engager le
dialogue avec ces déconstructeurs et ces reconstructeurs de notre
embryon de cervelle sont les Homère, les Cervantès, les Swift.
Mais ne sachant ce qui est à déconstruire, les gourous de la philosophie
ne savent pas non plus à quel architecte il faudrait faire appel
pour interdire au Bien et au Mal de ressortir leurs vieilles griffes
et de montrer leurs crocs au cœur d'un impérialisme mondial vêtu
en démocratie. Observons donc de plus près comment la déconstruction
en surface passe au large de l'histoire du monde à passer au large
de la déconstruction du sacré.
Mais
je n'ai pas le temps de rédiger un traité des déconstructions
manquées de Derrida. Je n'analyserai donc pas dans le détail en
quoi la déconstruction des mythes religieux n'est même
pas abordée par les gourous, en quoi celle du marxisme est entièrement
oubliée des sorciers, en quoi celle du structuralisme est abandonnée
des devins, en quoi celle de Heidegger est laissée en compte par
les augures , en quoi celle du panculturalisme des Alexandrie
n'est pas seulement esquissée. Il y faudrait, non point le levier
des gourous appliqués à déconstruire les Dulcinée de la philosophie
, mais celui d'une généalogie critique de l'évolution du cerveau
simiohumain que la nature a scindé entre le réel et le rêve.
Je
me contenterai de rendre compte des relations asthéniques de Derrida
avec une psychanalyse elle-même devenue asthmatique et de démontrer
que cet exemple focal conduit l'anthropologie critique à une réflexion
sur le génie de la philosophie qui inspire les déconstructeurs
- ceux dont la vocation s'en prend aux seuls fauves capables de
résister aux enchantements d'Orphée. Or, ces fauves sont précisément
religieux ; ces fauves sont précisément ceux qui reconduisent
aujourd'hui le monde à l'obscurantisme du Moyen-Age ; ces fauves
sont précisément ceux auxquels le rejet de la psychanalyse, donc
de la notion même d'inconscient, permet de donner de la voix dans
l'antre retrouvé du " Bien " et du " Mal ".
Il se trouve que les déconstructions de Platon sont multiples
et qu'elles paraissent poursuivre des objectifs divers selon qu'il
s'agit de démythifier les sophistes, ou le faux courage des fauves
de la guerre, ou l'universalité paralysante du concept, ou l'ignorance
toujours sûre de ses connaissances dont se parent les autels ;
mais toutes ont pour fondement la déconstruction de la
pensée mythologique ; toutes dénoncent une imposture et un simulacre.
C'est dire que les apories que rencontre l'autogestion d'une philosophie
devenue aveuglément autoadministrative et construite sur le modèle
de l'idéalité oraculaire qu'elle prétend être à elle-même posent
le problème des relations timides et biaisées de Derrida avec
la psychanalyse, donc, à travers elle, également avec le structuralisme,
l'esthéticisme, la panculturalisme, le marxisme, la métaphysique
de Heidegger : car c'est le refus de Derrida de déconstruire les
religions qui exige du gourou le rejet de la notion même d'inconscient.
9
- Comment déconstruire la psychanalyse ?
Déconstruire
la psychanalyse exige un déplacement du champ de la connaissance
de l'inconscient de notre espèce en direction d'un approfondissement
vertigineux du décryptage de notre politique et de notre histoire
; déconstruire la psychanalyse, c'est observer que l'esprit
humain se pare des enjoliveurs que Freud rassemblait sous la rubrique
du surmoi ; déconstruire la psychanalyse, c'est
se demander d'où provient notre scission psychobiologique entre
le monde observable et des représentations mythiques de nous-mêmes
et de notre histoire ; déconstruire la psychanalyse, c'est
observer les masques sacrés que nos théologies ou nos idéologies
nous font arborer; déconstruire la psychanalyse, c'est
examiner la spécificité d'un animal cérébralisé, donc dédoublé,
dont les armes offensives et défensives sont toutes coulées dans
le moule de ses représentations biphasées du monde ; déconstruire
la psychanalyse, c'est peser la semi conscience d'elle-même
d'une espèce en voyage entre la cécité à laquelle ses origines
simiennes la condamnent et sa capacité de s'observer partiellement
de l'extérieur, c'est-à-dire de sortir de quelques pas du cercle
enchanté dans lequel l'enferme sa vision ensorcelée et ensorcelante
de son destin ; déconstruire la psychanalyse, c'est spectrographier
l'encéphale angélique d'un évadé des ténèbres qui s'est aussitôt
tapi sous le voile des embellisseurs cérébraux qu'il appelle une
théologie et qu'il charge de le soustraire au regard qu'il porte
sur son animalité naturelle; déconstruire la psychanalyse,
c'est la reconstruire sur la connaissance de la véritable nature
d'une espèce à jamais précipitée dans le vide et la nuit, mais
qui se donne un masque séraphique à sanctifier ses idoles.
10 - La fuite du gourou
devant la déconstruction du politique et du sacré 
Les gourous sont riches d'intuitions sans lendemain, parce que
la fonction naturelle de leur flair est d'avertir la tribu des
dangers qui l'attendent ; mais leur organe olfactif ne perçoit
les odeurs qu'aux fins de les exorciser. C'est ainsi que, le 10
juillet 2000, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, Derrida
disait à un millier de psychanalystes accourus du monde entier
à l'occasion des premiers états généraux de la psychanalyse :
" La psychanalyse n'a pas encore entrepris et donc encore moins
réussi à penser, à pénétrer et à changer les axiomes de l'éthique,
du juridique et du politique. " Une déclaration de cette portée
semble non seulement répondre à la vocation déconstructrice
, donc démythifiante de toute la philosophie occidentale depuis
Platon, mais placer de surcroît la science psychanalytique tout
entière sur le chemin de sa vocation véritable, qui est proprement
philosophique chez Freud - celle de fournir ses armes à une lucidité
en mesure de prendre le relais des ressources en apparence épuisées
de la dialectique. Dans cet esprit, il semble même que Derrida
ait pressenti la fonction auto-immunitaire des mythes religieux.
Mais voici que cette argumentation pré anthropologique fait soudain
demi tour, voici qu'elle se change tout subitement en une apologie
des masques protecteurs , voici qu'elle se métamorphose en un
clin d'œil en une " défense et illustration " des procédés
d'auto immunisation aveugles auxquels recourent d'instinct les
sociétés, ce qui revient à jeter au panier la vocation de toute
la pensée philosophique depuis les Grecs, qui pariait non seulement
que la cécité intellectuelle n'est jamais salvatrice, mais qu'elle
se change bientôt en un poison mortel. Comment se fait-il que
le sorcier présente subitement la chute des masques sous un jour
catastrophique ? Comment se fait-il que la lucidité réponde maintenant
à " cet étrange comportement du vivant qui, de façon quasi
suicidaire, s'emploie à détruire lui-même ses propres protections
" ? A ce compte, Socrate le suicidaire entraînera la cité dans
son propre suicide, lui qui se moquait tellement de la sottise
auto immunitaire des Athéniens. Mais, depuis vingt-cinq siècles,
l'homme à la ciguë demeure le vivant de la philosophie pour avoir
demandé au poison guérisseur qu'on appelle la pensée de servir
de levain de l'esprit à l'histoire et à la politique du singe
parlant.
Mais
ce n'est pas tout : comme s'il se repentait d'avoir pressenti
le véritable champ d'expérimentation de la psychanalyse - celui
de l'inconscient de l'histoire - Derrida soutient maintenant que
la notion même d'inconscient doit être jetée aux orties parce
qu'elle n'était qu'un " bricolage daté et désormais sans avenir
". Et de trancher : " On n'en parle déjà presque plus "
( De quoi demain, Fayard-Galilée, 2001)
Les
haruspices de la philosophie sont des Tirésias à deux faces :
ils côtoient des gouffres, mais seulement afin de réarmer les
vieux oracles. Déconstruire la fausse déconstruction derridienne
de la psychanalyse , c'est mettre à nu la ruse du gourou soucieux
de ménager toutes les parties à la table des négociations où la
tribu décidera du statut de sa boîte osseuse ; car, au plus profond
de lui-même, le gourou entend conserver son pouvoir redoutablement
ambigu, donc immunitaire, lui aussi. Cette demi vigie est un exorciseur
averti des périls qu'il feint , dans un premier temps, de prendre
fort au sérieux, mais seulement afin de donner un matériau à sa
prophylaxie . C'est pourquoi Derrida le gesticulateur proclame
" la nécessité ineffaçable de la psychanalyse " , tandis
que Derrida le désinvolte en jette tout l'appareil conceptuel
par-dessus le bastingage .
C'est
que le gourou exerce une fonction d'arbitre entre l'inconscient
sur lequel il est réputé branché et le connu qui le réconforte
et le rassure ; aussi est-ce avec soin qu'il veille à conserver
ses doubles prérogatives de représentant des mystères et de garant
des parapets de ce monde. Pour cela, le saint homme doit disposer
d'une cléricature du mystère qui le met à l'écart de la tribu;
mais, dans le même temps, il lui faut paraître se trouver de plain-pied
dans l'arène afin de servir de caution à la communauté.
11 - La déconstruction
et les valeurs 
Est-il maintenant possible d'approfondir davantage la notion de
déconstruction ? J'ai déjà rappelé qu'elle est polymorphe
chez Platon et qu'elle paraît poursuivre dans toute son œuvre
des objectifs fort divers et toujours ciblés avec précision. Définir
et peindre le sophiste, par exemple, sous les traits d'un chasseur
capable de faire le tri d'un gibier fort particulier, celui des
jeunes gens riches et oisifs d'Athènes , c'est déshabiller ces
faux pédagogues, mais c'est également les revêtir des vêtements
appropriés à leur véritable fonction, celle d'imposteurs de la
philosophie ; définir le concept comme un instrument du langage
incapable de saisir l'individu dans sa spécificité , c'est délivrer
Théétète de l'imposture de son pseudo savoir; définir la beauté
en tant que telle, c'est demander à Hippias d'accéder au degré
d'intelligence requis pour dépasser les exploits d'imposteurs
d'une raison ficelée au singulier.
Mais toutes ces maïeutiques sont déjà psychanalytiques du seul
fait que le sujet se voit conduit d'une main ferme sur le chemin
d'une dialectique qui lui permettra d'accoucher d'une ignorance
capable de se connaître comme telle, donc initiée à l'inconscient
de ses impostures - un inconscient qui révèle que tous les faux
savoirs sont, en réalité, des impostures. C'est pourquoi le vrai
savoir devient moqueur chez Platon, et cela jusqu'au sarcasme
inclus, même à l'égard de la pompe dont s'entourent les panégyriques
officiels des morts à la guerre.
Or
, derrière la subversion déconstructrice, de quoi est-il question,
sinon de changer la hiérarchie même des valeurs, c'est-à-dire
l'épine dorsale qui faisait marcher droit et comme à la parade
des jugements assidus seulement à rendre intelligentes en apparence
les fausses réponses dont se grise l'opinion commune ? Quand Platon
compare les armes du courage guerrier à celles du courage intellectuel,
il change la balance de la politique, donc les critères mêmes
de pesée des valeurs. Quand il enferme le sophiste dans la chasse
et la capture d'un gibier fortuné, il remplace le faux civisme
qui présidait à la définition des pédagogues de l'éloquence politique
par une grille de lecture dont la finalité est de dévaloriser
les rhéteurs et toute la démagogie qu'ils charriaient; quand il
soumet la piété grecque à une critique des offrandes aux dieux
dont les critères d'appréciation répondaient à un commerce fort
intéressé, puisqu'ils pliaient la croyance religieuse aux règles
d'un négoce fructueux, il change la nature même du débat sur les
dévotions publiques ; quand il démontre, dans le Gorgias,
qu'il vaut mieux subir l'injustice que de la commettre, il condamne
la cité à donner plus de prix au droit qu'à la force, même payante.
Mais toutes ces déconstructions visent un seul objectif : substituer
les jugements du savoir à ceux des croyances, et cela par le recours
à la psychanalyse avant la lettre de la simple opinion :
" Socrate : Mais y a-t-il une science fausse et une
vraie ? - Gorgias : En aucune façon. - S. : Science et
croyance ne sont donc pas la même chose. - G. : C'est juste. -
S. : Cependant, la persuasion est égale chez ceux qui
savent et chez ceux qui croient. - G. : C'est vrai. - S. :
Je te propose alors de distinguer deux sortes de persuasions,
l'une que crée la croyance sans la science , l'autre que donne
la science . " (Platon, Gorgias, 454 d-e)
. C'est dire que la psychanalyse de Platon s'ouvre sur une critique
des certitudes irrationnelles . Pourquoi sont-elles aussi fortes
que celles qui ont pour elles la science ? On comprend, à ce compte,
que la ciguë des philosophes soit aussi le nectar de leur éternité.
12
- L'éthique et la droiture de la logique
Pourquoi
cette apparente digression? Parce que l'éthique qui préside en
secret à la déconstruction philosophique met en évidence une loi
cachée de la guerre de la pensée, celle qui enseigne que le levier
moral de la connaissance rationnelle n'est autre que la volonté
de droiture de l'intelligence critique et de son courage et que
cette volonté est aussi l'âme de la logique. Quand Aristote tente
de faire " participer " l'idée pure au monde réel , c'est
qu'il juge illogique, donc injuste, donc immoral de laisser irrésolue
la question de l'alliance du monde des idées pures avec les phénomènes,
qui ne passaient pas encore pour une falsification de la lumière
de la vérité. Cette même éthique de l'honnêteté de la pensée logique
se confondait, dans son esprit, avec les droits de la justice
qui donnent sa profondeur à l'esprit de vérité. Pour Platon également
, il était illogique, donc immoral, d'habiller des chasseurs de
proies fortunées en pédagogues superficiels de la cité, illogique
, donc superficiel de charger les concepts d'une tâche qui dépassait
les prérogatives et les pouvoirs des vocables.
Qu'est-ce
à dire ? Que la double vocation de la déconstruction en
profondeur, celle d'assurer à la fois les droits de la logique
et ceux d'une éthique de la pensée prend un sens nouveau quand
il s'agit de changer la problématique même, donc la hiérarchie
des valeurs qui assurent une juste pesée du personnage censé intelligent
et qu'on appelle " Dieu ". C'est que toute déconstruction
digne de la catharsis philosophique laisse sur place la pensée
banalisée, et cela du seul fait que les critères de la " vérité
" qui commandaient les savoirs d'autrefois étaient inaptes à définir
la véritable nature de leur objet . C'est ainsi que les jugements
que véhiculait une théologie attachée à sacraliser une connaissance
à son tour sacrale de " Dieu " étaient piétinants, tautologiques
et incapables de déconstruire la prétendue légitimité de la divinité
. Ses verdicts ne faisaient que tourner en rond dans l'enceinte
dûment précirconscrite par la volonté des ancêtres de penser "
Dieu " sur le modèle d'une autodéfinition théologique fournie
d'avance à partir des vêtements taillés à la mesure de l'idole
par les couturiers engagés à son service.
Toute
vraie déconstruction de " Dieu " est donc condamnée
à se glisser derrière les problématiques souffreteuses mises en
place par cet acteur fûté du cosmos, afin d'observer les procédés
des artisans qui l'ont apprêté à leur aune. La déconstruction
comme révélatrice des profondeurs psychobiologiques de l'imposture
se montre plus subversive encore quand elle se découvre sacrilège
par nature et par définition. Mais ici encore, c'est une justice
guidée par l'éthique de la logique , donc par la droiture de l'intelligence
critique qui guide la forme de la déconstruction sans peur qu'on
appelle la profanation, parce qu'il n'est ni juste, ni
logique, ni courageux de définir la divinité, donc la transcendance
de l'homme à l'égard de son corps et du monde à l'aide des instruments
truqués qui condamnent la divinité à l'immoralité de se faire
passer pour le personnage immanent à lui-même qu'elle a précisément
fonction de récuser : le dernier degré de l'imposture , c'est
l'idole qui l'incarne.
13
- Le levier de la philosophie 
La déconstruction est donc le levier princier de la philosophie
de la transcendance. A ce titre, sa liberté ne se laisse pas mettre
entre les mains des gourous soucieux avant tout de donner une
allure oraculaire à leur ambition cachée de s'assurer à peu de
frais les suffrages de tous les courants culturels de leur temps.
Comment leur déconstruction polysémique et éparpillée rendrait-elle
compte des risques encourus par le courage cartésien de plier
provisoirement la divinité au bon sens et aux lumières naturelles
qui commandaient la physique et la géométrie eucliennes , comment
rendraient-ils compte du courage kantien de rejeter provisoirement
dans les ténèbres du Moyen-Age toute la métaphysique catholique
et de plier la raison aux règles que l'espace et le temps imposent
aux phénomènes? Non, ce courage-là de la philosophie n'est ni
celui de la demi logique et ni celui de la demi éthique des gourous
précautionneux.
Mais
au terme du parcours déconstructeur qui rend assainisseur
le chemin de croix de la pensée critique, qu'est-il enseigné au
chapitre de l'immoralité des subversions manquées des sorciers
de la philosophie , sinon que leur perversion est celle de l'impiété
propre à l'imposture intellectuelle ? Qu'est-ce que la déconstruction
quand elle se change en une imposture, sinon l'entreprise malodorante
de prendre la place de la droiture et de l'esprit de justice qui
inspirent la logique et de lui substituer une apparence de déconstruction
toute narcissique? Dans l'imposture sans péril, il y a imponere,
au sens latin d'imposer une tromperie - et le propre des gourous
est précisément de tromper sur le modèle d'une chefferie , donc
d'une intimidation semi sacrale et liée à l'emprise fascinatoire
d'un commandement impérieux. Quand la déconstruction devient
élévatoire, c'est à une éthique de la pensée, donc à la logique
qui commande sa droiture morale qu'elle obéit. Alors seulement,
elle va jusqu'à son terme et se voit contrainte à déconstruire
les déconstructions , donc à soumettre au soupçon iconoclaste
la logique qui l'illustre et qui cache peut-être une idole.
A force de mimer les faux-fuyants de sa créature, " Dieu
" se démasque aux yeux du simianthropologue ; car si ce personnage
n'est jamais celui qu'on croit et si c'est à l'aide de ses simulacres
et de ses subterfuges que ses artisans le hissent dans son faux
ciel où il se flatte de régner à la fois au nom de sa force et
de sa justice - par la torture des damnés et par les délices du
ciel - quelle sera la définition de la justice et de la droiture
qui inspirera les vrais déconstructeurs de la philosophie? Comment
s'appellera-t-il, le dieu qui regardera le faux dieu dans les
yeux , le déconstructeur des idoles ?
14
- L'apprentissage du meurtre simiohumain 
Pour
l'apprendre, il faut faire l'apprentissage le plus cruel de soi-même;
et pour prendre un si grand risque, il faut oser se mettre à l'école
des théologies sous les traits desquelles notre espèce a tenté
de se représenter le plus fidèlement possible à ses propres yeux.
Mais pour peser et juger le singe devenu carnivore, le singe qui
lève les yeux au ciel pour dévorer la chair encore chaude et pour
boire le sang frais du dieu-homme qu'il tue sans relâche sur ses
autels, il faut couper les ponts avec les demi philosophes dont
la demi raison décide de s'arrêter aux portes des sacrifices et
qui disent à leur intelligence : " Tu n'iras pas plus loin que
tes autels " ; il faut rompre l'alliance trompeuse des gourous
avec les esthètes de la philosophie, rompre les négociations avec
les mages qui se piquent de faire de la littérature avec leur
embryon de philosophie, rompre avec les demi soldes de la justice
et de la logique afin de descendre dans les profondeurs du "Connais-toi"
où le singe semi pensant regarde l'animal et lui dit: " MAIS
TOI, animal, plus je te regarde, ANIMAL, plus je deviens HOMME
en Esprit . " ( Paul Valéry, Paraboles pour accompagner
douze aquarelles de L. Albert-Lasard, Pléiade, I, p. 200)
15 - Les retrouvailles
avec l'inconscient de la déconstruction 
Les
lecteurs qui auront suivi le fil de la question se demandent maintenant
s'ils ont rendez-vous avec le fond de la question de la déconstruction.
Qu'en est-il de l'immolation derridienne de l'inconscient sur
l'autel des gourous de la philosophie ? Car il n'est pas de plus
sûr garant du conservatisme politique et de toutes les orthodoxies
religieuses ou idéologiques que le refus de la philosophie derridienne
d'entrer dans le royaume de l'inconscient simiohumain . Si l'on
ne plonge pas dans les profondeurs psychobiologiques du singe
évolutif, il n'y aura pas de déconstruction simianthropologique
du marxisme ou de la mystique du logos. Mais Derrida est précisément
le premier fakir de la philosophie qui ait cru qu'il tenait les
cordons de la bourse entre ses mains. Alors que Roland Barthes
a passé sans sourciller du marxisme au structuralisme, puis à
un brin de psychanalyse avant d'achever son périple parmi les
modes de son temps dans l'esthétique littéraire - d'autres y ont
ajouté un séjour dans le maoisme, puis dans un zeste de christianisme
- seul Derrida a tiré toutes les ficelles de son temps : heideggerien
et marxiste, esthète littéraire et structuraliste, il n'a précisément
réalisé cet exploit qu'en jetant l'inconscient aux oubliettes
.
Mais
il se trouve que pour déconstruire l'impérialisme américain, il
faut passer par une anthropologie psychanalytique du meurtre cérébralisé
que les trois religions du livre illustrent sous des modalités
diverses, et principalement la chrétienne, qui va jusqu'à incarner
la divinité en un homme de chair et de sang, afin de mieux figurer
la dichotomie d'une créature qui se veut scindée entre son ciel
et l'offrande meurtrière à l'idole qui la " rachètera ".
C'est que la bonne odeur de la victime, c'est à l'histoire qu'elle
est offerte ; et l'histoire prébende les sacrifices de sang.
On
dira que Derrida a consacré quelques pages à la critique politique
de l'impérialisme américain. Mais pour que la critique politique
devienne philosophique , donc déconstructrice, il faut qu'elle
prenne sa source dans une spectrographie anthropologique en mesure
de peser l'encéphale d'une espèce semi onirique et de préciser
la nature du calvinisme américain, qui diffère du modèle dichotomique
catholique en ce que l'empire du nouveau monde prend résolument
la place de la divinité et prend souverainement ses foudres et
ses bénédictions à sa charge.
C'est
par personne interposée que Rome gère le salut et la damnation:
elle confie à un tiers, qu'elle appelle le créateur , la tâche
de transporter ses fidèles au paradis et de précipiter ses ennemis
dans la géhenne . L'Amérique, en revanche, est l'exécutrice des
hautes œuvres du Bien et du Mal sur la terre comme au ciel. Installée
sur le trône du divin, elle nourrit son enfer des verdicts impitoyables
de sa justice et elle les rend aussitôt exécutoires, parce qu'elle
se sanctifie à purifier le monde et l'histoire à l'école de la
démocratie messianique qu'elle a reçu mission d'incarner. Il n'y
a pas de déconstruction du politique sans un apprentissage
traumatisant de l'espèce devenue meurtrière au plus secret de
son messianisme de la Liberté. Cet apprentissage de l'encéphale
simiohumain est le seul qui soit cathartique, parce qu'il passe
par une déconstruction abyssale des théologies cérébralisées
à l'école des catéchèses monothéistes ; mais une telle déconstruction
de l'assassinat religieux récompensé est précisément inaccessible
aux magiciens qui répudient craintivement l'inconscient comme
une offense à leur majesté cérébrale.
C'est
dire que toute déconstruction authentique se révèle, en
réalité, psychanalytique depuis Platon et que cette psychanalyse-là
est celle de l'histoire elle-même. C'est pourquoi Elisabeth Roudinesco
fait remarquer à Derrida qu'il n'avait jamais " pris à bras
le corps les grands textes méta psychologiques " de Freud.
Vous avez dit " méta psychologiques " ? Mais la métapsychologie
du meurtre originel est encore une psychologie ; et cette psychologie-là
de l'histoire se demande comment l'homme et l'animal se sont associés,
mariés, confondus au cours de l'évolution pour fabriquer l'espèce
schizoïde qui, non seulement " fait l'ange ", mais dont
l'animalité propre est précisément illustrée par la forme angélique
que prend sa politique.
16
- Derrida et le naufrage de la science historique
Quand
le gourou de la tribu rejette l'arme première de la déconstruction
qu'est la connaissance anthropologique de l'inconscient de
notre espèce, dont je rappelle que la découverte remonte à la
maïeutique socratique, le désastre qu'entraîne cette forme moderne
de l'obscurantisme est de ruiner la science historique à l'heure
même où le retour de la planète entière aux mythologies religieuses
ne peut trouver un contre-feu efficace qu'en soumettant la temporalité
humaine à une critique de la dichotomie qui la déchire entre le
réel et le délire. C'est pourquoi le refus derridien de l'inconscient
n'est pas seulement la clé de la liquéfaction de la philosophie
occidentale, mais également la clé du naufrage de la philosophie
universitaire annoncé par Nietzsche et qui refuse tout autant
que l'Etat panculturaliste allié au sentimentalisme religieux
de voir la postérité de Darwin débarquer dans celle de Freud.
C'est
pourquoi j'ai rappelé que Derrida n'est qu'un paradigme du mal
le plus profond, celui qui paralyse la recherche rationnelle de
l'Europe entière et qui , à interdire aux sciences humaines d'accéder
une profondeur sacrilège par nature, ne sait ni au nom de quelles
valeurs et à quel titre elle a signé une pétition pour protester
contre le doctorat honoris causa accordé par l'Université
de Cambridge à un gourou des déconstructions seulement
périphériques.
En
vérité, l'Université et le Collège de France ne savaient que répondre
à un sorcier dont les allures d'initié les offusquait, mais dont
ils n'ont encore qu'une perception confuse , faute de savoir de
quelle infirmité de la raison ils sont eux-mêmes les chorèges.
Mais peut-être un examen des ravages de Derrida dans la science
historique leur ouvrirait-il les yeux sur les causes profondes
pour lesquelles une déconstruction dite " subtile "
, mais privée de regard surplombant sur l'animal schizoïde, est
condamnée à tâtonner parmi des confettis, en espérant que l'examen
au microscope d'une patte amputée de la pensée l'éclairera sur
la nature du cerveau de la philosophie . Par bonheur, les malheurs
de la science historique contemporaine offrent un terrain idéal
d'observation et de vérification expérimentale des mésaventures
d'une déconstruction tombée entre les mains des sorciers.
17 - Derrida et Abraham
Que
devient la conscience historique d'Abraham à l'heure où le dieu
qu'il adore et qui le terrifie lui demande d'immoler son fils
unique ? On doit considérer que Mme Sylviane Agaczinski, dont
les relations avec Derrida ont été très profondes et qui semble
la seule "professeure " d'histoire de la philosophie à
figurer parmi ses disciples, ait été sa fidèle interprète dans
l'ouvrage sur la question qu'elle a publié dans la maison fondée
par le philosophe afin d'éditer et de diffuser ses œuvres et ceux
de ses proches.
On y découvre que la question mise d'avance en charpie par les
" déplacements microscopiques " auxquels procède une déconstruction
bien décidé à ne pas déconstruire l'encéphale bipolaire
de l'humanité, que la question, dis-je, ne soit plus de savoir
qui était " Dieu " dans l'encéphale des sacrificateurs
de l'époque, ni quel enjeu politique nous est révélé par l'assassinat
épouvanté des premiers-nés chez les tribus nomades de la région
- on sait que cette pratique demeure de règle encore de nos jours
chez les Pitjantara - ni pourquoi les premiers fuyards de la nuit
animale amadouaient les ténèbres à offrir d'avance l'appât des
proies les plus précieuses aux malheurs dont ils se sentaient
menacés .
Mme
Sylviane Agaczinski projette tranquillement sur le passé le plus
lointain de l'encéphale religieux de l'humanité l'autoanalyse
d'une Française qui a lu Amiel et Proust. Un patriarche du XIXe
siècle avant notre ère est censé hésiter , non point entre le
meurtre pieux de son fils Isaac et la désobéissance sacrilège
à l'idole affamée qui lui réclame son dû, mais entre les perplexités
d'un lecteur de Maine de Biran ou de Stendhal soucieux de peser
le pour et le contre de ses décisions.
L'interprétation
anachronique d'une science historique privée de philosophie des
temps primitifs et de science des tributs sacrés est un révélateur
saisissant du rationalisme superficiel et au petit pied auquel
conduit la méconnaissance de l'évolution bio psychologique de
notre espèce . Mais derrière Mme Sylviane Agaczinski, c'est Derrida
qui nous ramène à une cécité de Clio antérieure à Voltaire , alors
que les XIXe et XXe siècles s'étaient du moins essayés à retrouver
" l'esprit des âges disparus " comme disaient les frères
Croiset.
18
- Voltaire aujourd'hui 
Le solitaire de Ferney demeure un précurseur du comparatisme :
" Si un bélier, écrit-il, se trouva miraculeusement
présent pour être offert en sacrifice à la place d'Isaac, lorsque
son père Abraham le voulait sacrifier, la déesse Vesta envoya
aussi une génisse pour lui être sacrifiée à la place de Métella,
fille de Métellus ; la déesse Diane envoya de même une biche à
la place d'Iphigénie, lorsqu'elle était sur le bûcher pour lui
être immolée, et par ce moyen Iphigénie fut délivrée. " (Voltaire,
Extrait des sentiments de Jean Meslier, adressés à ses
paroissiens sur une partie des abus et des erreurs en général
et en particulier, La Pléiade, Mélanges,
p. 481) .
Voltaire n'est pas encore un anthropologue, mais son génie en
faisait déjà un dénonciateur averti de l'immoralité des cultes
primitifs et des récits bibliques: " Ce qu'il y a de plus horrible,
c'est que la loi de ce détestable peuple juif ordonnait aussi
que l'on sacrifiât des hommes. Les barbares (quels qu'ils soient)
qui avaient rédigé cette loi affreuse ordonnaient (Lévit.
Chap.XXVII) que l'on fît mourir, sans miséricorde, tout homme
qui avait été voué au Dieu des Juifs, qu'ils nommaient Adonaï
; et c'est selon ce précepte exécrable que Jephté immola sa fille,
que Saül voulut immoler son fils. " (Ibid., 486-487).
Voltaire
ignore que les Gaulois faisaient de même, que Tite-Live cache
leur passé sacrificiel le plus récent aux Romains de son temps
et que le Christ est l'Isaac des chrétiens - celui dont le nouvel
Abraham réclame tous les jours l'immolation sur ses autels. Mais
quand un panculturalisme décérébré devient l'éteignoir de l'anthropologie
critique, ne changeons-nous pas seulement d'orthodoxie et d'inquisition
?
Bienheureux soit le solitaire de Ferney dans lequel on trouvera
une critique de l'allégorie en avance sur la science historique
d'aujourd'hui !" Si, suivant cette manière d'interpréter allégoriquement
tout ce qui s'est dit, fait et pratiqué dans cette ancienne loi
des Juifs, on voulait interpréter de même allégoriquement tous
les discours, toutes les actions, et toutes les aventures du fameux
don Quichotte de la Manche, on y trouverait certainement autant
de mystères et de figures. " (Ibid. p. 493) .
Que
pense Voltaire des variations de " Dieu " ? " Dieu varier
! Dieu changer ! Cette idée me paraît un blasphème. Quoi ! le
soleil de Dieu est toujours le même et sa religion serait une
suite de vicissitudes ! Quoi ! vous le feriez ressembler à ces
gouvernements misérables qui donnent tous les jours des édits
nouveaux et contradictoires ! Il aurait donné un édit à Adam,
un autre à Seth, un troisième à Noé, un quatrième à Abraham ,
un cinquième à Moïse , un sixième à Jésus, et de nouveaux édits
à chaque concile ; et tout aurait été changé , depuis la défense
de manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal,
jusqu'à la bulle Unigenitus du jésuite Le Tellier ? " (Voltaire,
Catéchisme de l'honnête homme, La Pléiade, Mélanges
, p. 662) .
Derrida ignorait autant que Voltaire les fondements anthropologiques
du fanatisme, mais du moins écrivait-il: " Si Dieu est le Dieu
d'Abraham, pourquoi brûlez-vous les enfants d'Abraham ? Et si
vous les brûlez , pourquoi récitez-vous leurs prières, même en
les brûlant ? Comment, vous qui adorez le livre de leur loi, les
faites-vous mourir pour avoir suivi leur loi ? " (Voltaire,
Les questions de Zapata, attribuées au professeur en théologie
dans l'université de Salamanque, La Pléiade, Mélanges,
p. 949) Réhabilitons les naïves indignations de Voltaire : elles
valent mieux que le silence des gourous: " Par quel art justifierai-je
les deux mensonges d'Abraham, le père des croyants, qui, à l'âge
de cent trente cinq ans bien comptés, fit passer la belle Sara
pour sa sœur en Egypte et à Gerare, afin que les rois de ce pays-là
en fussent amoureux et lui fissent des présents ? Fi ! qu'il est
vilain de vendre sa femme ! " (Ibid. p. 952)
Mais , encore une fois, si les demi déconstructions ruinent celles
des grands philosophes , quid si elles ruinent également trois
siècles de progrès de la méthode historique? Quid si une éducation
nationale convertie aux gourous de la philosophie sera bien incapable
d'enseigner les " faits religieux " dans les écoles de
la République, faute de les déconstruire, donc de comprendre leur
nature ? (Comment
enseigner sans expliquer?) La France
laïque trouvera-t-elle chez Derrida le " philosophe " qui
l'aura autant délivrée des tâches de la raison que la théologie
chrétienne autrefois ? Mais comment " enseigner " dans
les écoles les " faits religieux " que sont les guerres
de religion ou la théologie de l'eucharistie si les gourous ont
passé de la sacristie dans les salles de classe où la philosophie
et l'histoire sont condamnées à faire naufrage dans la même barque.
Décidément ce n'est pas par un rétrécissement précautionneux du
champ du regard de la philosophie ou par la mise en morceaux d'une
question qu'on déconstruit le singe-homme à l'heure où le sacré
rouvre toutes grandes ses mâchoires, où " Dieu " bénit
les ambitions des conquérants du pétrole, où la science historique
et la philosophie, qui s'étaient alliées d'Erasme à Nietzsche,
de Descartes à Renan, de Kant à Freud , de Locke ou Hume à Darwin
tombent ensemble en quenouille.
Oui la déconstruction a bel et bien rendez-vous avec le
génie littéraire; mais ce rendez-vous-là n'est pas celui de Derrida.
Qu'arriverait-il à l'Europe de la pensée si elle se refusait à
descendre dans les profondeurs où l'étude du meurtre sacré réveille
la philosophie et la change en une anthropologie abyssale ? Dans
ce cas, elle ne recevrait aucune lumière des Swift, des Shakespeare,
des Cervantès.
L'Europe apprendra-t-elle que déconstruire la politique et l'histoire
simiohumaine, c'est passer au scanner le " ni ange ni bête
" du plus visionnaire des poètes-philosophes, le " déconstructeur
" Paul Valéry ? Puisse la recherche philosophique d'aujourd'hui
passer par la déconstruction des théologies, puisse la dichotomie
cérébrale du singe-homme s'éclairer à la lumière de la scission
de notre espèce entre le " ciel " et la " terre ".