1
- "Le pouvoir, c'est régner sur les
imaginations" (Necker)

L'ubiquité
des images télévisées a rendu planétaire le spectacle humiliant
des foules d'Alger cernées par des policiers armés jusqu'aux dents
et écrasées, le front dans la poussière, devant une idole invisible.
Qui est le maître imaginaire et le propriétaire de millions de
têtes adorantes contre lequel ne se dressent que des glaives,
faute que la raison ait pu faire son uvre Qui sont ces hommes
dans l'esprit desquels un chef miséricordieux de l'univers a été
si bien planté par les spécialistes d'un Olympe qu'ils se sentent
plus forts par les vertus de la fable et du songe, que les guerriers
aux ordres d'un César éphémère?
Necker
disait: " Gouverner, c'est régner sur les imaginations.
" Apprendrons-nous à laisser entrer dans notre pensée tout
le sens de cette parole terrible d'un banquier sans illusions,
ou bien l'Occident oscillera-t-il sans fin entre les deux obscurantismes
qui déchirent l'humanité depuis la nuit des temps: celui de l'épée
et celui de l'autel? Tout progrès politique demeurera-t-il précaire
par l'effet d'un aveuglement à deux faces, celui des foules emprisonnées
dans la pensée magique et celui d'un pouvoir laïc ignorant et
borné? Elle serre le cur , la bataille entre la superstition
et le sceptre qui a écrit l'histoire de l'Occident. L'Islam déroule
le film de notre propre passé sous nos yeux stupéfaits.
2 - L'avenir de l'islam

L'Algérie
renouera-t-elle avec Allah des liens plus forts qu'avant la conquête
française de 1830? Un État fondé sur des croyances et des manières
de penser définies il y a quatorze siècles a-t-il tout soudainement
bondi sur la scène internationale? Dans le monde entier, Mahomet
en recevra-t-il un soue politique aux effets incalculables, ou
bien l'attitude la plus démocratique sera-t-elle de renoncer à
la déification du suffrage universel? Hindenbourg remettant le
pouvoir entre les mains de Hitler pour le motif que le Néron de
la modernité avait gagné les élections a-t-il eu raison d'obéir
au vieil adage des Romains, puis de l'Église : vox populi.
vox dei?
3 - Le Freud de L'Avenir
d'une illusion 
Freud
avait soulevé ce grand débat en 1927, dans L'Avenir
d'une illusion, en un temps où l'Islam n'était pas
encore la seule croyance sacrée qui eût conservé sa vitalité,
en raison même de son retard intellectuel. Le messianisme marxiste
étant mort septuagénaire et le chrétien se trouvant en catalepsie
depuis Nietzsche, Allah ne rencontre plus, de nos jours, de rêve
rival du sien. Situation idéale pour l'expansion d'une théologie.
Comme toute foi véritable se constitue nécessairement en parti
unique, du seul fait qu'il serait contradictoire que la pensée
dogmatique fût pluraliste, il n'y a pas de tâche plus urgente,
pour l'Occident de la raison, que l'examen philosophique de la
nature et de l'avenir des trois mono-théismes. Mais la postérité
de l'existentialisme français rencontrera-t-elle la véritable
postérité de Freud? Ces deux pensées sauront-elles se féconder
réciproquement par un réexamen des conditions politiques et culturelles
dans lesquelles Freud a exploré l'inconscient chrétien?
4 - La dérobade de
la pensée occidentale 
On
sait que le fondateur de la psychanalyse a traité avec courage
le problème de la foi, sur lequel une chape de plomb allait retomber
du fait de la guerre de 1940, puis des contraintes que l'hégémonie
américaine et la piété anglo-saxonne ont fait peser sur l'élan
qu'avait pris la raison critique au cours des XVIIIe et XIX siècles.
Et pourtant, le premier explorateur de l'inconscient avait aperçu
quelques-unes des causes les plus profondes pour lesquelles il
est presque impossible à la science et à la philosophie européennes
de traiter de l'inexistence de Dieu.
La
paralysie de l'esprit critique du Vieux Continent pourra-t-elle
se perpétuer longtemps sans dommages pour la démocratie, ou bien
des sociétés fondées, en principe, sur les progrès de l'intelligence
se trouveront-elles nécessairement arrêtées dans leur développement
intellectuel par le retour, sur la scène politique, d'interdits
remontant aux origines de l'humanité? Car on peut observer que,
devant la victoire subite, mais encore toute formelle, d'une théocratie
tenue en lisière par des chars à mille kilomètres seulement de
Marseille, la maladie de langueur de la raison est telle qu'à
aucun moment ni la presse française n'a osé faire usage de la
vraie liberté, qui est celle de la pensée, ni les milieux officiels
de leur " sagesse politique " pour rappeler les conquêtes
de l'Occident cartésien.
La
psychanalyse et l'ethnopsychiatrie auraient pu se révéler les
fleurons terminaux des victoires que notre Continent n'a cessé
de remporter depuis Montaigne sur la pensée fabulatrice et sur
son cortège de miracles et de prodiges. Pourquoi ces deux disciplines
ne sont-elles pas devenues les fers de lance des sciences humaines,
alors que, par-delà la critique de simple bon sens des dogmes,
qui remontait à la Réforme, elles ont l'ambition de descendre
dans les secrets de l'âme croyante afin d'y traquer les séductions
de la peur? Mais, loin de nous servir de l'avance de notre civilisation
dans l'ordre philosophique pour observer et pour tenter de comprendre
comment l'Islam " pense " - et comment nous
pensions au Moyen Âge - nous ne semblons nous préoccuper que de
savoir si les femmes d'Alger demeureront voilées et quels pouvoirs
de contrôle un État catéchétique exercera sur la vie sexuelle
des fidèles d'Allah.
5 - La culture
n'est pas une arme de la pensée 
L'Occident
a connu pendant vingt siècles les contraintes physiques qu'une
politique ardente des Saintes Écritures fait fatalement peser
sur la vie quotidienne des croyants. Nul ne songe à en nier la
rigueur; nul n'hésite à condamner le fanatisme. Mais comment lutter
contre une orthodoxie avec les seules armes de la " culture
" et en brandissant les valeurs d'un libéralisme devenu acéphale?
Comment concilier la croyance des foules arabes en l'existence
objective d'Allah avec la thèse timide que nous opposons à leur
déraison et selon laquelle il existerait plusieurs interprétations
possibles du Coran?
Nous
n'osons plus réfuter l'illusion. Devenus craintifs, nous adressons
à toutes les orthodoxies la bénédiction urbi et orbi
de la Tolérance. Mais il y a plus de trois siècles que Hobbes
a démontré, par l'exemple de Moïse, que dans toute théocratie,
le vrai souverain n'est autre que celui qui s'est arrogé le pouvoir
solitaire d'interpréter la parole du ciel et qui en exerce le
monopole absolu. Or, toute Église exerce cette puissance-là du
seul fait qu'elle proclame des dogmes. S'il est désormais interdit
à l'Occident de philosopher sur un tel sujet, sur quels critères
seulement " culturels " nous fonderons-nous
pour réfuter des théologiens qui brandissent hardiment la parole
du ciel? Trouverons-nous dans la " culture "
la souveraineté de la raison dont il nous faudra nécessairement
faire preuve à l'égard de la prétendue souveraineté d'un être
imaginaire? Plusieurs milliards d'hommes, guidés par des prophètes,
se croient en possession de la vérité et des moyens de la faire
triompher sur la terre, et nous n'opposons à leur délire que les
ruses bureaucratiques dont l'Histoire enseigne qu'elles ont précisé-ment
donné la victoire aux esprits religieux depuis deux mille ans.
Les
théologiens répondront à l'administration de l'empire romain d'aujourd'hui
que nous n'avons pas le pouvoir de décider qu'Allah mettra dorénavant
bien au-dessus de la foi en sa propre personne un droit tout récent
de ses fidèles de le trahir, et qu'il poussera le masochisme jusqu'à
préférer une humanité adorant une autre divinité ou débarrassée
d'un seul coup de toute la cohorte des Célestes, plutôt que de
se complaire aux convictions flatteuses des croyants à l'égard
de ses écrits. La pensée " culturaliste " est
vaincue d'avance dans ce genre d'affrontement, car il n'y a jamais
eu de religion dans la force de l'âge sans la croyance selon laquelle
un personnage fabuleux aurait enfanté l'humanité, lui aurait dicté
sa loi et continuerait de guider ses pas avec une particulière
attention. Comment lutter contre de telles certitudes si les petits-fils
de Descartes s'interdisent de penser les mythes et si seules des
invocations tremblantes à la liberté de conscience sont permises
devant les rêves gigantesques qui jettent les hommes à genoux
et le front contre terre?
6 - La
tolérance peut armer une nouvelle inquisition 
Chacun
sait comment la capitulation intellectuelle de l'Occident s'est
produite : Voltaire avait jugé habile de contraindre l'Église
à la " tolérance ", sachant bien que si Dieu
se mettait à " tolérer " des contradicteurs
dont les " opinions " auraient plus de force
que les dogmes, c'en était fait du titanesque édifice de la foi.
Mais l'Église a su retourner l'argument comme un gant en donnant
à la vieille interdiction de penser, qui est la pierre angulaire
de toute religion, un fondement nouveau: précisément une "
tolérance " respectueuse à l'égard de tous les fruits
de l'imagination et de la déraison.
J'écris
ces lignes à une époque où un milliard et demi de Musulmans ont
été appelés, par la fatwa d'un souverain faisant fonction
de prêtre, à assassiner un écrivain anglais coupable d'avoir "
insulté" non point Allah lui-même, mais seulement
Mahomet, son prophète. Cet homme est toujours en danger de mort;
et son éditeur japonais a déjà été exécuté. Mais nous n'osons
défendre Rushdie avec les armes de la raison: nous levons les
mains au ciel, en évoquant une déesse intellectuellement si démunie
qu'elle demeurera toujours impuissante à réfuter une théologie
et qui s'appelle la Tolérance.
Deux
siècles après Diderot, la critique des croyances religieuses est
demeurée d'inspiration déiste. Les participants d'un congrès lacanien
sur la mystique notaient: " Le débat est déiste. La psychanalyse
est l'enfant du déisme." (1) De son côté, l'athéisme n'a pas su dépasser un rationalisme
étroit, goguenard, et quelquefois vulgaire, tellement Voltaire
n'avait usé des flèches de l'humour qu'à l'égard des formes les
plus repoussantes de la superstition. Quand la philosophie elle-même
s'ingénie à fuir le débat de fond, chacun sent - et d'abord les
croyants - qu'une critique des fables fondatrices qui ne débouche
sur aucun humanisme inspirant et qui demeure fondée seulement
sur la moquerie ne saurait aller bien loin dans la compréhension
des illusions religieuses. Il ne suffit pas de jeter le croyant
dans le vide - encore faut-il féconder le néant en réfutant la
lettre qui le tue. Peut-être fallait-il une tête germanique pour
donner à l'Occident une philosophie de l'illusion religieuse qui
retrouvât de profondes intuitions de Spinoza, de Feuerbach, de
Schopenhauer et de Nietzsche.
7 - Freud et
l'héritage du siècle des lumières 
Mais
rêver d'un destin insurrectionnel pour la raison européenne, c'est
aussi redonner une fécondité existentielle au siècle rebelle,
celui des Lumières; car c'est à son école que l'inventeur de la
psychanalyse a tenté de comprendre la puissance politique des
mythes apaisants. Il se trouve seule-ment que les encyclopédistes
avaient cru bon d'user, à l'égard du Dieu des Inquisiteurs, des
méthodes communes à tous les prophètes et à tous les penseurs
depuis les origines, c'est-à-dire en se donnant vaillamment l'idole
nouvelle dont ils avaient grand besoin, et qui servirait, pensaient-ils,
de support enfin crédible d'une éthique supérieure à celle de
l'idole ancienne. Aussi avaient-ils imaginé un dieu étrange, qui
mettrait la " liberté de conscience " des hommes
bien au-dessus du culte de la vérité sacrée qu'il continuerait
pourtant de proférer plus solennellement que jamais.
Malheureusement,
ce genre de divinité invertébrée ne répond pas aux critères universels
de fabrication et de fonc-tionnement des dieux, parce que ce modèle
idéal ne leur permet pas de se mettre réellement en marche dans
l'Histoire et d'y conquérir la puissance de commander aux événements.
Le génie de Freud fut précisément de commencer par exa-miner comment
les Célestes sont nécessairement construits à partir des finalités
qu'ils sont chargés à la fois de symboliser et de servir efficacement.
Certes, tout Dieu unique est conçu en décalque monolithique de
l'éthique qui régnait au moment de sa mise en service. Mais il
doit, en outre, répondre à deux exigences fondamentales de toute
souveraineté sainte et infaillible. La première est de faire étalage
de suffisamment de bienveillance dans son action pour paraître
crédible quand il sollicite l'affection indéfectible de ses fidèles,
parce qu'aucun pouvoir, serait-il celui du pire des tyrans, ne
parvient à s'imposer sans se faire aimer; la seconde est de s'armer
de l'autorité nécessaire pour se faire respecter par une crainte
dite " salutaire ". C'est pourquoi les trois
religions du Livre sont à la fois miséricordieuses et armées des
foudres d'une justice vengeresse.
8
- Freud et le débat sur la responsabilité de la pensée

Freud
dépasse la critique du XVIIIe siècle en ce qu'il va droit à l'examen
du rôle politique de tous les mythes religieux. C'est ce qu'illustre
le contradicteur auquel il donne la parole dans L'Avenir
d'une illusion, auquel il fait dire : "
Si l'on veut expulser la religion de notre civilisation européenne,
on n'y pourra parvenir qu'à l'aide d'un autre système doctrinal;
et ce système adoptera, dès l'origine, tous les caractères psychologiques
de la religion : sainteté, rigidité, intolérance; et il s'armera
de la même interdiction de penser, en vue de se défendre. Il vous
faut quelque chose de ce genre pour faire face aux exigences de
l'éducation. Or vous ne pouvez renoncer à l'éducation . " (2)
Le
contradicteur imaginaire de Freud est donc tout aussi persuadé
de la faiblesse d'esprit de l'immense majorité des hommes que
l'inventeur de la psychanalyse: " Puisque, dans l'intérêt
du maintien de notre civilisation, nous ne pouvons attendre, avant
d'agir sur l'individu, qu'il soit devenu mûr pour la culture -
bien des individus d'ailleurs ne le deviendraient jamais - et
puisque nous sommes contraints d'imposer à l'enfant qui grandit
un système quelconque de doctrines, lequel restera actif en lui
à titre de prémisses soustraites à la critique, il me paraît que
le système religieux est de beaucoup le plus apte à remplir cette
fonction, et, bien entendu, justement en raison de sa force consolatrice
et réalisatrice de désirs, dans laquelle vous prétendez avoir
reconnu l'illusion . " (3)
Ayant
admis que les croyances religieuses reposent seulement sur des
" mensonges utiles ", comme disait Nietzsche,
le contradicteur ajoute pourtant que Freud " prétend
qu'il s'agit d'illusions ". Le politique est pris en
flagrant délit de se faire passer pour le vrai. Ce qui réussit
ne saurait être faux. L'Avenir d'une illusion
soulève, avec toute la clarté désirable, le débat que Socrate
imposait déjà aux Athéniens, et qui a traversé vingt-quatre siècles
de l'histoire de la philosophie celui de savoir dans quelle mesure
la lucidité critique est compatible avec les fictions nécessaires
à la survie politique des peuples. L'honnêteté de Freud est de
ne pas passer sous silence la responsabilité de la pensée. Il
fait dire à son contradicteur de 1927 : " L'histoire
ne vous a-t-elle rien appris? La tentative de remplacer la religion
par la raison a déjà été faite, elle fut même officielle et de
grand style. Vous vous souvenez certes, de la Révolution française
et de Robespierre. Mais aussi du caractère éphémère et du misérable
échec de cette expérience. On la refait actuellement en Russie.
Nous n'avons pas besoin de nous demander quel en sera le résultat.
Ne pensez-vous pas qu'il faut l'admettre : l'homme ne peut pas
se passer de religion." (4)
9 - Le cynisme et la politique

Ce
sera avec toute la crudité possible que le contradicteur exposera
le cynisme intellectuel qu'il juge nécessaire à l'homme politique:
" Si l'on vient à apprendre aux hommes qu'il n'y a pas
de Dieu très juste et tout-puissant, pas d'ordre divin de l'univers
et pas de vie future, alors ils se sentiront exempts de toute
obligation de suivre les lois de la civilisation. Sans inhibitions,
libéré de toute crainte, chacun s'abandonnera à ses instincts
asociaux, égoïstes, et cherchera à établir son pouvoir. Le chaos,
que nous avons banni par un travail civilisateur millénaire, reviendra.
" (5)
Le
FLN algérien n'a pas été vaincu par Allah, mais parce qu'il n'était
pas mûr pour remplacer la foi des masses par le sens civique.
Les penseurs de la Révolution française voulaient, dès l'origine,
que la nation subvînt aux besoins des hommes " momentanément
démunis et privés de travail ". Il s'en est fallu de
peu que ce devoir figurât dans la Déclaration des droits de l'homme
de 1789. Les Condorcet et les Turgot savaient, en outre, qu'il
fallait fonder la République sur une éthique supérieure à celle
de l'Église, afin de la vaincre sur son propre terrain. L'éducation
publique inspirerait, au profit de la patrie et du prochain, les
sacrifices autrefois consentis à la divinité. Freud refusera catégoriquement
de fonder l'ordre public sur des illusions, parce que la connaissance
de la vérité, même amère, lui paraissait plus salutaire, à la
longue, que l'abêtissement collectif.
Mais
l'interlocuteur représentatif persévère dans son apologie ardente
du salut par l'obscurantisme: " L'intérêt de l'archéologie
est certes des plus louables. Mais on n'entreprend pas de fouilles
quand, par ces fouilles, on sape les habitations des vivants,
de telle sorte qu'elles s'effondrent et ensevelissent les hommes
sous leurs débris. Les doctrines religieuses ne sont pas un sujet
à propos duquel montrer son esprit, ainsi qu'on le peut à propos
de n'importe quel autre. C'est sur elles qu'est édifiée notre
civilisation; le maintien de la société humaine a pour prémisses
que la majorité des hommes croient à ces doctrines ." (6)
10 - Freud et le stoïcisme
de la raison 
Platon
avait démontré, dans le Lachès, que
le courage militaire doit être stupide si l'on veut qu'il soit
efficace sur le champ de bataille; mais Socrate avait réaffirmé
le droit du philosophe de montrer le " courage propre
à l'intelligence ". A son tour, Freud rappelle la haute
leçon qui devrait inspirer les philosophes dignes de ce nom en
tout temps et en tout lieu : la pensée n'a de services à rendre
qu'à la vérité. Et de s'en prendre avec violence aux pseudo-philosophes
du " comme si " (als ob) : "
Nous admettons, parmi nos processus cogitatifs, toutes sortes
d'hypothèses dont l'absence de fondement, voire l'absurdité, nous
apparaît clairement. On les appelle fictions; mais, en vertu de
nombreuses raisons pratiques, nous devons nous comporter "
comme si " nous croyions à ces fictions. Tel serait le cas
des doctrines religieuses, vu leur importance sans égale pour
le maintien des sociétés humaines. De tels arguments ne sont pas
très éloignés du credo quia absurdum. Mais je pense que seul un
philosophe pouvait concevoir l'exigence du " comme si ".
L'homme dont la pensée n'est pas influencée par les tours de passe-passe
de la philosophie [celle du second Kant] ne pourra jamais l'admettre.
Pour lui, quand on a avoué qu'une chose est absurde, contraire
à la raison, tout est dit. " (7)
Freud
ne cédera pas d'un pouce aux pressions extrêmement fortes qui
s'exerceront sur lui de tous côtés pour le convaincre de renoncer
à publier son Moise en langue anglaise. On était à la
veille de la guerre. Freud avait trouvé refuge en Angleterre.
Son ouvrage sacrilège, lui assurait-on, ne pouvait que "
faire un mal irréparable ", parce qu'il fournirait
" une nouvelle arme à Goebbels et aux autres bêtes féroces
". (8)
Mais
Freud, déjà à l'agonie, mourra en philosophe socratique. Le "
découvreur ", dit-il, a le devoir d'" affronter
la majorité compacte " sa vie durant. Pour cela, il
arrive que le blasphème et la profanation soient inévitables.
En 1918 déjà, il avait écrit à Pfister: " Mais à propos,
pourquoi la psychanalyse n'a-t-elle pas été créée par l'un de
tous ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fût un juif
tout à fait athée ? " (9) Pfister reconnaît l'évidence que la piété rend l'homme
incapable des audaces iconoclastes de la raison.
En
1926 encore, Freud était revenu sur le sujet : " Parce
que j'étais juif, je me suis trouvé libéré de bien des préjugés
qui limitent, chez les autres, l'emploi de l'intelligence . "
(10) A ces
propos, L'Avenir d'une illusion fait
écho: " Le temps où sera établie la primauté de l'intelligence
est sans doute encore immensément éloigné de nous, mais la distance
qui nous sépare n'est sans doute pas infinie . " (11) Mais on écrit maintenant au stoïcien agonisant:
" J'ai lu dans les journaux locaux votre affirmation
selon laquelle Moïse n'est pas un Juif. II est regrettable que
vous ne soyez pas allé au tombeau sans vous déshonorer, vieil
imbécile. Des renégats comme vous, nous en avons par milliers,
et nous sommes contents d'en être débarrassés, tout comme nous
espérons l'être de vous. Il est dommage que les gangsters en Allemagne
ne vous aient pas mis dans un camp de concentration. C'est là
que vous devriez être . " (12)
On n'est philosophe que si l'on consent à boire la ciguë de
la sottise.
11
- Freud face à la dérive anglo-saxonne de la psychanalyse

Mais,
aux portes de la mort, le père de la psychanalyse avait, en outre,
une revanche de taille à prendre sur les concessions politiques
aux dogmes de la religion catholique qu'il avait dû consentir,
onze ans auparavant, et cela au coeur de l'argumentation de L'Avenir
d'une illusion, afin de parvenir à imposer la psychanalyse
à Vienne, puis en Angleterre. Aussi est-il nécessaire d'observer
les consé quences en profondeur qui résultèrent de ces arrangements
diplomatiques si l'on veut soulever la seule question de fond
que pose l'Islam aujourd'hui : celle de savoir si l'Occident va
céder au credo quia absurdum du Moyen Age au nom même de la "
liberté de conscience " et de la " tolérance
", ou s'inspirer de la leçon de courage intellectuel
et de rigueur logique sans lesquels la philosophie ne mérite plus
son nom.
Car
les ambiguïtés de L'Avenir d'une illusion sont
la cause indirecte de ce que la pratique psychanalytique a progressivement
déserté le combat de la raison et de ce qu'elle ne s'inscrit plus
dans la postérité des Montaigne et des Descartes, malgré les efforts
méritoires de quelques lacaniens et de quelques freudiens isolés.
Désormais, de nombreux psychanalystes ne jugent nullement nécessaire
de rli uider leur propre transfert à un père fantasmé. Dès lors,
l'enseignement officiel désertera l'athéisme fondateur qui seul
pouvait donner sa véritable cohérence interne à la science de
l'inconscient.
Du
coup, l'ethnopsychiatrie moderne ne s'intéressera au malade qui
se croira la victime des sortilèges du sorcier de son village
que si sa croyance l'a rendu névrotique. On se gardera bien de
lui enlever sa foi dans les esprits de ses ancêtres, qu'il continuera
de croire cachés sous l'écorce des arbres. On négocie avec les
cultures qui bercent la déraison de l'humanité, parce que la psychanalyse
n'est plus une philosophie, c'est-à-dire une médecine de l'intelligence,
mais seulement une thérapeutique adaptative. Il en sera de même
en milieu chrétien : si cette religion est mal vécue par le fidèle,
on en rafistolera la formulation dogmatique dans l'esprit du patient
dans la mesure u eurent où cela se révélera nécessaire à son rééquilibrage
- comme on remet une voiture en circulation après quelques réparations.
Il n'est pas question de guérir qui que ce soit des attraits de
la pensée magique, parce que la psychanalyse a choisi de servir
Hippocrate au détriment de Socrate. On fabriquera des fous "en
bonne santé". Mais la vraie postérité de Freud est-elle
médicale ou philosophique? Lui-même écrivait: "Pour moi,
je nourris au tréfonds de moi-même l'espoir d'atteindre par la
même voie [la médecine] mon premier but: la philosophie.
C'est cela que j'espérais originellement avant d'avoir bien compris
pourquoi j'étais au monde ". (13)
II
12
- Les palinodies politiques de Freud et leurs nécessité stratégique

Je
ne saurais entrer ici, même brièvement, dans la complexité extrême
des vues de Freud sur la croyance reli- gieuse considérée dans
ses rapports avec la philosophie de l'Histoire. Je me contenterai
de rappeler la thèse centrale qui rattache L'Avenir
d'une illusion au fondement de toute science psychanalytique
et à l'oeuvre entière du grand Viennois. " "L'impression
terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être
protégé et aimé, auquel le père a satisfait. Ayant reconnu que
cette détresse dure toute la vie, l'homme s'est cramponné à son
père, un père, cette fois, plus puissant. L'angoisse devant les
dangers de la vie s'apaise à la pensée ;, du règne bienveillant
de la Providence divine. L'institution d'un ordre moral de l'univers
garantit que les exigences de la justice s'accompliront, alors
qu'elles sont demeurées si souvent irréalisées dans les civilisations.
La prolongation de l'existence terrestre par une vie future fournit
les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront .
" (14)
A
Singer qui craignait que L'Homme Moise et le monothéisme
n'attaquât la religion juive, Freud répondait avec
force, le 31 octobre 1938 que " n'importe quel examen
scientifique d'une croyance religieuse présuppose l'incroyance."
(15) Mais l'ambiguïté des positions que Freud se
voyait encore it contraint de prendre en 1927 apparaît précisément
dans ce a manifeste philosophique qu'est L'Avenir
d'une illusion, où l'on peut lire que les doctrines
religieuses seraient d'une nature Ic telle que " de la
valeur réelle de la plupart d'entre elles, il est impossible
de juger ", d'où il résulterait " qu'on ne
peut pas davantage les réfuter que les prouver ". (16)
La
contradiction est si éclatante que le Moise
est aussi un règlement de compte tardif avec ce genre de palinodies
Freud veut se mettre en règle in extremis avec sa propre
postérité, en réaffirmant la cohérence interne de toute son oeuvre
La psychanalyse ne saurait se donner un autre fon dement que l'athéisme,
parce que si un père céleste pouvait exister " réellement
", même de manière diffuse, il ne s'agirait plus d'un
fantasme collectif. Comment une science de l'illusion pourrait-elle,
en même temps, juger indémontrable l'évidente inexistence des
êtres imaginaires produits par l'illusion et assignés à résidence
d'une manière de plus en plus vague? Comment une méthode de pensée
rigoureuse se donnerait-elle une assise tellement flottante qu'elle
n'exclurait pas la pieuse logique du pari de Pascal? Si l'évidence
de l'inexistence - au sens théologique - de Jupiter, de Wotan,
d'Allah, de Jahveh ou du Dieu chrétien pouvait un jour se trouver
infirmée par les voeux de la dévotion - puisque le Freud de L'Avenir
d'une illusion a été empêché d'écarter absolument
une hypothèse aussi ridicule - la psychanalyse ne ressortirait
plus à la science de l'inconscient, et il lui faudrait se convertir
à une thérapeu- tique des hérésies. Aussi imagine-t-on la douleur
et la colère de Freud devant le constat que l'état des esprits
était encore tel, en 1927, qu'il se voyait condamné à donner à
la psychanalyse un fondement aussi peu assuré, en fin de compte,
que celui de la " science de Dieu ", afin de
conserver l'appui de Pfister et de Jung.
13
- Les arrangements avec la formidable logique
qui fait l'homme de génie... 
Naturellement,
la formidable logique qui fait l'homme de génie et qui inspirait
Freud, le rendait conscient des fâcheuses conséquences d'une méthode
qui lui interdisait de proclamer l'inexistence de toutes les idoles.
Comment fonder une science des religions sous Périclès? Et pourtant,
il va falloir aggraver encore la situation et aller jusqu'à affirmer
à la fois une chose et son contraire, selon la technique éprouvée
de la " pensée" religieuse et de la politique
: " Les doctrines religieuses sont toutes des illusions.
On ne peut les prouver, et personne ne peut être contraint à les
tenir pour vraies, donc à y croire. Quelques-unes d'entre elles
sont si invraisemblables, tellement en contradiction avec ce que
nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité de l'univers,
que l'on peut les comparer - en tenant compte comme il convient
des différences psychologiques - aux idées délirantes ". (17)
Mais
comment déclarer, primo, que les doctrines religieuses
sont toutes et nécessairement des illusions, secundo, qu'on ne
peut prouver leur fausseté; et tertio, que quelquesunes seulement
sont invraisemblables au point qu'il faut se résigner à les juger
démentes? Quant à prétendre retourner contre l'adversaire la charge
de la preuve et invoquer l'incapacité du croyant de réfuter la
science en retour, puis se lancer avec confiance dans une psychanalyse
universelle de l'illusion religieuse, c'est oublier que la raison
ne bâtit ses victoires ni sur les carences de la croyance à défendre
ses propres propositions fabuleuses, ni sur son impuissance à
enchaîner la raison. Si l'inexistence de Zeus n'était prouvée
que par l'incapacité de ses prêtres à prouver son existence, la
science des religions serait si peu sûre de ses prérogatives qu'elle
alléguerait à son tour comme légitime la volonté de l'intelligence
de construire un édifice sur un terrain friable, pour le seul
motif que des théologiens seront demeurés impuissants à en démontrer
l'instabilité. Comment réfuter le faux si le vrai renonce à fournir
ses preuves?
Toutes
les doctrines religieuses sont " délirantes "
pour le motif suffisant que, par nature, un dieu ne saurait exister
ailleurs que dans l'imagination de ses fidèles; sinon jamais aucune
connaissance, même partiellement rationnelle de l'humanité ne
serait possible - parce qu'on ne saurait comment la divinité se
comporterait à l'égard de la portion de l'homme que la science
aurait soustraite à l'Olympe; et si des êtres célestes venaient,
de surcroît, se mêler directement des affaires humaines, il faudrait
absolument que la raison leur cédât une parcelle de ses droits
d'examen. Mais cet abandon même ne pourrait davantage se négocier
" rationnellement " que la part arrachée au mythe; car
il n'y aurait de compréhension valable que théologique de
ce sacrifice incompréhensible des compétences de la raison. Quant
à rappeler qu'on ne saurait " contraindre personne à
croire ", comme l'Église s'y exerçait autrefois, c'est
se féliciter de mettre la main sur une concession que le ciel
aurait faite, et c'est oublier que la science, elle, n'oblige
personne à ne pas croire aux dieux. La logique dit seulement qu'on
ne saurait pas davantage se prétendre à la fois psychanalyste
freudien et croyant, qu'à la fois théologien et incroyant.
14 - La distinction
entre l'erreur et l'illusion 
Sans
doute Freud s'est-il senti tellement gêné par les ménagements
auxquels son époque le contraignait encore en 1927 qu'il décide
quelquefois, mais toujours sporadiquement, de réfuter vigoureusement
toute croyance: " Nous savons à peu près à quelle époque
et par quelle sorte d'hommes les doctrines religieuses ont été
créées. Si nous apprenons encore en vertu de quels motifs elles
le furent, la question du point de vue à partir duquel il convient
d'envisager le problème religieux subira un déplacement notable.
Nous nous dirons il serait certes très beau qu'il y eût un Dieu
créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre
moral de l'univers et une vie future; mais il est cependant très
curieux que tout cela soit exactement ce que nous pourrions nous
souhaiter à nous-mêmes. Et il serait encore plus curieux que nos
ancêtres, qui étaient misérables, ignorants, sans liberté, soient
justement parvenus à résoudre toutes ces difficiles énigmes de
l'univers . " (18) Mais l'instant d'après, Freud ressuscite entièrement
la contradiction à laquelle il vient si résolument de se soustraire
: " Prendre parti pour ou contre la valeur de vérité
des doctrines religieuses ne rentre pas dans le cadre de cette
étude. II nous suffit de les avoir reconnues, d'après leur nature
psychologique, pour des illusions." (19)
Encore
une fois, ne faut-il pas qu'une porte soit ouverte ou fermée?
En fait, l'environnement religieux était si pesant à Vienne que
Freud en vient à introduire l'ambiguïté jusque dans sa définition
de l'illusion, en distinguant l'erreur de l'illusion
par un artifice qui laisse la porte entrebâillée. Prenons
l'exemple de ce rêveur de Christophe Colomb : il s'était imaginé
qu'il avait trouvé une route nouvelle pour les Indes. C'était
une illusion. De même, la jeune fille qui rêve d'épouser un prince
charmant se " fait des illusions ". Cependant,
ajoute Freud, les illusions ne sont pas toujours déçues : il est
arrivé qu'une bergère épousât un roi. Mais l'illusion n'est-elle
pas vaincue quand elle se change en réalité? La plupart des hypothèses
scientifiques qui se sont avérées exactes par la suite furent
d'abord des illusions fondées sur un désir et fécondées par l'imagination
des savants. Finalement, Galilée a prouvé qu'on pouvait aller
aux Indes en passant par l'Amérique : puisque la terre est ronde,
tous les chemins mènent à Rome. La religion est une illusion d'un
tout autre genre que celles des savants et de Freud lui-même,
pour le motif qu'il n'a jamais existé, qu'il n'existe pas et qu'il
n'existera jamais de Père Noël au sens où la foi l'entend. Il
est des hypothèses dont la probabilité égale zéro, comme de gagner
le gros lot dans une loterie qui n'émet pas de billets.
15 - Les dessous
d'une tactique politique 
Pourquoi
Freud veut-il " appeler illusion une croyance quand,
dans la motivation de celle-ci, la réalisation d'un désir est
prévalente ", et " quand nous ne tenons pas
compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité
" ? (20) Si le désir est
seulement " prévalent " dans l'illusion, il
faudra peser un certain rapport supposé exister entre "
la croyance et la réalité." M. Freud manoeuvre afin
que la religion puisse demeurer une illusion même si elle était
vraie. Il s'agit de sauvegarder le statut de la psychanalyse.
Le montage est habile mais, de toute évidence, on assiste à la
signature d'un compromis politique avec la pensée magique. Ce
genre de pacte bancal est encore dominant en 1992 : on peut enseigner
l'histoire des religions, même au Collège de France, comme si
elles ne ressortissaient qu'aux méthodes de la science historique,
tout en continuant de croire en Dieu, donc en un intervenant extérieur
dans l'Histoire qui en changerait nécessairement la notion même
et le type d'intelligibilité. La logique des philosophes est aussi
mal vécue de nos jours que du temps de Socrate.
Aussi,
au milieu des années trente, Freud avait-il prudemment accepté
de retarder la publication de ses écrits sur Moise et le monothéisme,
parce qu'il craignait que la hiérarchie catholique ne mît la psychanalyse
à l'index en Autriche, ce qui eût été une manière plus moderne,
et non moins efficace, d'anéantir l'hérésie. Jones avait publié,
en 1914, un essai, en langue allemande, sur la Vierge Marie. En
1921 encore, Freud le dissuadera de le réimprimer en anglais :
" Il est revenu à mes oreilles qu'il y aurait quelque danger
à publier à nouveau votre essai blasphématoire sur la Sainte Vierge.
(...) Je pense qu'il serait peu avisé de provoquer Dieu et la
pieuse stupidité de la vieille Angleterre aussi longtemps que
notre position ne sera pas mieux assurée sur cette île remarquable
. " (21) En 1928,
il écrit à Pfister que si la pensée scientifique se brise "
dès que l'on touche à Dieu et au Christ ", il
convient d'en tenir compte, bien qu'il s'agisse d'" une
des inconséquences logiquement indéfendables de la vie ".
(22)
En
1909 déjà, le grand Viennois avait écrit à ce pasteur suisse :
" Vous savez que notre érotisme inclut ce que vous autres,
pasteurs d'âmes, appelez Seelsorge (souci des âmes) . "
(23) La nécessité de pactiser avec
la pensée religieuse était devenue tellement inévitable pour Freud
qu'il ajoute: " En soi la psychanalyse n'est pas plus
religieuse qu'irréligieuse. C'est un instrument sans parti, dont
peuvent user les religieux et les laïques " à condition
que le but visé soit " la délivrance d'êtres souffrants
". La négociation politique continuera jusqu'à la veille
de la mort de Freud.
16 - Le contexte théologique 
C'est
que, depuis la Renaissance, la science des religions s'est heurtée
à des obstacles insurmontables, et précisément les mêmes qu'avait
rencontrés Protagoras. On sait qu'après un intermède de dix-sept
siècles, les nouveaux débuts de la pensée critique ne remontent
qu'à Richard Simon et à Spinoza, parce que la Renaissance elle-même,
après quelques audaces vite éteintes sur les bûchers, avait renoncé
à contester le caractère surnaturel des deux Testaments.
Grand admirateur de Laurent Valla, qui avait démontré que la Donation
de Constantin était un faux, Erasme expliquera encore
les fautes de grammaire des évangélistes par l'effet d'une bienveillante
attention du ciel, lequel aurait voulu laisser transparaître la
faillibilité des hommes.(24)
Au
XVIIIe siècle encore, douter du Déluge pouvait vous faire brûler
vif. Au XIXe siècle, la critique protestante ellemême était condamnée
au travail d'Hercule de prouver que les événements mythologiques
dont l'Ancien Testament est rempli s'étendent au Nouveau
Testament. David Strauss, qui avait publié, en 1835,
une Vie de Jésus dont Renan allait s'inspirer
si largement vingt-huit ans plus tard, avait vu sa carrière universitaire
brisée parce qu'il avait provoqué un scandale inouï dans l'Église
luthérienne allemande : il avait nié la réalité matérielle des
miracles de Jésus. Il aurait dû, lui dit-on, publier son ouvrage
en latin, afin de ne pas troubler les croyances du petit peuple.
La ville de Zurich, qui avait offert une chaire à ce disciple
de Hegel, dut le renvoyer dans ses foyers devant une furieuse
levée de boucliers helvètes. Cinquante-quatre ans après le cyclone
de la parution du Jésus de Renan, qui
lui coûta sa chaire au Collège de France, Freud ne pouvait présupposer
l'inexistence du Dieu des Juifs, des chrétiens, et des musulmans
comme une évidence scientifique allant tellement de soi qu'il
était aussi inutile de la démontrer que celle des dieux des Égyptiens,
des Grecs et des Romains.
Il
faut donc se rendre à l'évidence : il sera impossible de jamais
fonder une véritable science des religions aussi longtemps que
la civilisation de la pensée critique ne sera pas suffisamment
mûre pour qu'il soit admis de toute personne raisonnable que Zeus
n'a pas enlevé Europe, qu'une vierge ne saurait avoir été fécondée
par le ciel, qu'aucun homme n'est jamais sorti de son tombeau
trois jours après sa mort et que du pain et du vin ne se changent
pas réellement en chair et en sang sur l'autel.
17
- L'accueil de L'Avenir d'une illusion
parmi les psychanalystes 
C'est
à partir de ces prémisses qu'il convient d'observer la grandeur
et les limites de l'entreprise, aussi géniale qu'irréalisable
de Freud - celle de fonder, dans l'Autriche hypercatholique de
1927, une science complète des croyances religieuses sur la seule
assise d'une révolution psychanalytique encore à ses débuts. Certes,
l'auteur de L'Avenir d'une illusion disposait de quelques avantages
sur les Giordano Bruno ou les Étienne Dolet. Il les relève avec
humour. II se trouvait placé, disait-il, au-dessus de la "
désapprobation de ses contemporains ". (...) "
Tout au plus peut-il advenir qu'il soit interdit de traduire
et de répandre mon livre dans tel ou tel pays. Bien entendu cela
arrivera justement dans les pays qui ne doutent pas du niveau
élevé de leur culture." (25)
Mais
L'Avenir d'une illusion sema le désarroi
même parmi les psychanalystes. A la fin de décembre 1927, le New
York Tunes titrait: La religion condamnée,
affirme Freud. Désarroi parmi ses disciples.
Mais aucune réaction critique n'effleura la seule question décisive,
celle de l'inexistence d'une divinité qui serait située en dehors
du psychisme humain, dans un état invisible et vaporeux. On répondit,
comme d'habitude, que le savoir objectif n'assure pas le progrès,
que la science ne saurait inspirer les valeurs morales et les
oeuvres d'art durables. Le rabbin Nathan Krass, parlant devant
sa congrégation au Temple Emmanu-El, à New York, prit Freud de
haut: " Dans ce pays, nous avons l'habitude de prêter
attention aux hommes et aux femmes qui portent des jugements sur
n'importe quel sujet, s'autorisant du fait qu'ils ont
accompli quelque chose de marquant dans un domaine donné. "
Evoquant l'exemple d'Edison qui, " en vertu de son savoir
en électricité ", trouva un auditoire auquel "
exposer ses opinions en théologie ", il attaqua la psychanalyse
en tant que telle, et les névrosés euxmêmes comme des êtres pervers
. (26)
III
18 - Les
débuts de l'ethnopsychanalyse adaptative 
Malheureusement,
l'impossibilité dans laquelle le découvreur de l'inconscient s'est
trouvé de demander, en tout premier lieu, aux candidats à la profession
de psychanalyste de liquider totalement leur transfert sur le
fantôme d'un Dieupère aura des conséquences considérables sur
la théorie des phénomènes religieux que Freud allait élaborer.
Premièrement,
l'omission d'un préalable méthodologique rigoureusement anti-théologique
a si bien empêché la science nouvelle de conquérir un statut logique,
qu'un accord superficiel et trompeur allait en résulter entre
les psychanalystes demeurés croyants et les autres - et cela sur
le terrain essentiel de la philosophie des valeurs qui
sous-tend la recherche scientifique. C'est ainsi que Pfister allait
s'attaquer au catholicisme sur le fondement d'une psychanalyse
d'inspiration protestante. On aboutissait à une ethnopsychanalyse
adaptative dont les fondements demeuraient vigoureusement théologiques.
Daniel Sibony résumera ce genre de dialogue: " Dans un
congrès oecuménique un prêtre et un rabbin s'abordent " fraternellement
". Le rabbin: - Quand même, votre histoire d'immaculée conception,
il faut retirer ça, ça ne tient pas la route... Le prêtre: - Et
vous alors, cette histoire de Moïse coupant la mer Rouge d'un
coup de baguette?! Le rabbin Oui, mais nous, c'est VRAI .
"(27)
Oubliant
qu'il n'y a pas davantage de scientificité véritable d'attaquer
Jahvé au nom d'Allah et Zoroastre au nom de Wotan que l'astronomie
de Ptolémée avec le livre de Josué à la main, Pfister observera
que presque tous les saints catholiques souffraient "
de névrose, d'hallucinations, de moments d'insensibilité totale,
d'anxiété, d'obsessions, de douleurs hystériques, de perturbations
de la conscience, d'un rétrécissement de la perception mentale
"; et qu'en outre, leur " vie sexuelle très
durement réprimée les handicapait profondément dans leurs existences
". L'éthique du protestantisme aurait accompli "
ce que la psychanalyse tente de réaliser en se fondant sur la
compréhension scientifique ". Elle aurait " inversé
le phénomène de refoulement engendré par le célibat, la hiérarchie
et la vie monastique." (28) Luther aurait fondé une
forme supérieure de la dévotion chrétienne, qui aurait permis
de " réduire les ravages du complexe du père, parce que
tous les croyants peuvent désormais tenir le rôle de prêtre ".
19 - Le psychanalyste Jésus

Du
coup, Jésus serait " le premier des psychanalystes ".
Il aurait " fait se lever le soleil d'une vie nouvelle,
joyeuse et saine ". (29) Le freudisme, adjuvant providentiel des évangiles
chrétiens, permettrait d'éviter l'" adoration du sang
et des plaies du Christ ", c'est-à-dire " la
plus vile sexualisation de la religion qui puisse être ",
et mettre en échec les " orgies religieuses "
. (30) Mais si la Réforme a effectivement conduit
à une interprétation plus saine des profits psychiques de la foi
- et si elle a facilité le divorce de Pfister dans la Zurich bigote
de l'époque - ce n'est pas une catéchèse plus agissante qu'une
autre à titre de thérapeutique des névroses matrimoniales qui
donnera jamais à la psychanalyse son statut philosophique et sa
vraie place dans l'histoire de la pensée.
20
- Le fondement anthropologique de la croyance et la substantification
des valeurs 
C'est
également parce que Freud a dû louvoyer avec la croyance que la
psychanalyse s'est écartée de la voie qui l'aurait conduite à
une réflexion approfondie sur les rapports entre la croyance aux
valeurs et la croyance en l'existence objective des Immortels.
En effet, qu'une religion soit orientée par les valeurs protestantes,
bouddhistes, musulmanes ou catholiques, n'explique pas comment
il se fait que ces valeurs fassent naître ensuite dans les esprits,
même solides en appa-rence, une foi sincère en l'existence réelle
d'un personnage cosmique chargé de servir de support fantasmé
aux valeurs qu'on invoquera en son nom. Descartes, Hobbes, Voltaire,
Spinoza, Locke croyaient très sincèrement en l'existence d'un
Dieu dans l'espace, parce que c'était précisément en son nom qu'ils
condamnaient l'Inquisition et le fanatisme. Spinoza reprochait
aux croyants de n'adorer Dieu que dans la peur: " C'est
à l'intensité de leur mépris de la raison, de leur éloignement
de l'intelligence, dont ils disent la nature corrom pue, que l'on
distingue les hommes éclairés de la lumière divine. Or, s'ils
avaient seulement recueilli une étincelle de cette lumière, ils
ne seraient pas si orgueilleux de leur démence, mais ils apprendraient
à honorer Dieu avec plus de sagesse; ils l'emporteraient sur leur
prochain, non comme ils font à présent par la haine, mais par
l'amour ." (31) Pourquoi les dieux ne servent-ils
pas de cariatides mentales à des théologies de la sauvagerie et
de la violence? Un Dieu civilisé n'a pourtant pas davantage de
chances d'exister qu'un Dieu gratuitement cruel et méchant.
Si
Freud avait dirigé sa recherche dans cette direction, il aurait
été conduit à comprendre qu'un personnage façonné par les siècles
et qui porte l'empreinte de toutes les époques, de toutes les
nations et de toutes les cultures est doté de tant de facettes
qu'il est impossible d'en parler sans qu'il vous renvoie votre
propre image morale et intellectuelle en retour quoi que vous
disiez de lui, il possède, dans l'arsenal de sa mémoire, la figure
de vous-même qu'il vous présentera. Le portraitiste d'un dieu
se trouve toujours et nécessairement réfléchi d'avance dans le
miroir des valeurs qu'il tend à sa divinité. Prenant appui sur
sa propre représentation du " créateur ", c'est-à-dire
sur son propre narcissisme sublimé, le croyant aura beau jeu de
rétorquer à l'incroyant que sa réfutation ne dépeint que lui-même.
Ce
chassé-croisé entre l'idole et son vénérateur renvoie à la rivalité
entre deux photographes condamnés, aux enfers, à prendre sans
relâche des clichés l'un de l'autre, alors qu'un seul de nos champions
de la caméra détiendrait le monopole de réexpédier incontinent
ses bobines à son adversaire en lui disant : " Ce n'est
pas moi, mauvais adorateur, c'est toi seul qui figures sur la
pellicule?" C'est ce que fera Pfister. Son " Dieu
" dit à un Freud interloqué : " Tu as photographié
mon pseudoportraitiste du XVIIIe siècle. " A cela, le
Viennois ne saurait répondre en adressant à son interlocuteur
un portrait du Dieu de Pfister d'abord parce qu'il lui aurait
fallu étudier ce Dieu tel qu'il existait dans les esprits entre
1900 et 1930, et ensuite, parce qu'un tel portrait théologique
serait encore beaucoup trop global face au fantasme personnalisé
que " Dieu " est dans l'esprit de chacun de
ses fidèles.
Pour
Pfister, Freud était un croyant qui s'ignorait : " Vous
n'êtes pas un athée, lui écrivait-il, car toute personne
qui vit pour la vérité vit en Dieu; toute personne qui lutte pour
la libération de l'amour est, selon Jean IV, 16, dans le sein
de Dieu." (32) Jeter à terre, aux yeux d'un tel homme, la
statue du dieu catholique français du XVIIIe siècle, tel qu'il
vivait dans l'esprit du clergé, de la noblesse et de la haute
bourgeoisie, c'était une entreprise bienvenue. Ce que Cervantès
est au Quichotte et Shakespeare à Hamlet, chacun l'est à l'égard
de son Dieu. Tout chrétien est un romancier dont l'oeuvre unique
est un souverain tiré à un seul exemplaire, bien que lié à un
fonds théologique commun. La plasticité de ce héros est infinie.
On peut le plier à la foi des Tertullien et des Fénelon, des Bossuet
et des saint François d'Assise, des Pascal, des Chateaubriand
et des Claudel; mais, dans la galerie des modèles célèbres du
personnage, chacun fait un choix si existentiel qu'il aura beau
emprunter mille traits à mille images de l'Olympe déjà présentes
sur le marché, il sera impossible de ne pas individualiser l'idole
au point d'empêcher toute confusion avec celle du voisin.
Le
dernier fondement de la foi est donc bien moins dans la métamorphose
du père de famille en un père céleste que dans l'enfantement d'une
figure de soi magnifiée, chargée de servir de socle narcissique
" réel " aux valeurs. L'imaginaire accouche
d'un point d'ancrage des exigences de l'éthique et de la politique.
C'est pourquoi Voltaire regorge de prières: " Ce n'est
donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à Toi, Dieu de tous
les êtres, de tous les mondes et de tous les temps, s'il est permis
à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles
au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à Toi
qui as tout donné, à Toi dont les secrets sont immuables et éternels
. " (33) Ou encore: " Quand les
hommes n'ont pas de notions saines de la divinité, les idées fausses
y suppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec
de la mauvaise monnaie, quand on n'en a pas de bonne . "
(34)
21 - Freud et la littérature

Que
serait-il arrivé si Freud s'était tourné vers la littérature pour
se demander pourquoi les hommes croient en Dieu à la manière dont
les enfants croient en l'existence objective de don Quichotte
ou d'Hamlet? Ce qui est sûr, c'est qu'en négligeant une voie aussi
féconde, Freud a rendu possible une sorte de psychanalyse bâtarde
et inconséquente, qu'on a vue se mettre au service des croyances
religieuses, tantôt sous la pompe de leur appareil romain, tantôt
sous la dégaine plus puritaine du calviniste ou du luthérien.
Lee soutiendra que les vrais croyants devront désormais professer
" une nouvelle théologie du Ciel, qui rendra enfin justice
à l'instinct de vie ."
(35) Et il pourra ajouter, dans le flou d'une pratique
psychanalytique " adaptative " : " Deux
des caractéristiques principales du christianisme sont la liberté
et l'amour. La psychanalyse démontre que ces valeurs ne peuvent
être engendrées par ce que j'ai appelé une religion du surmoi,
qui met l'accent sur le péché, la culpabilité et le châtiment
- lesquels représentent le complexe de castration de la religion
. " (36)
Pour
Tillich également, la psychanalyse guérira la religion du "
moralisme pharisien " et d'une " aliénation
tragique " dans le péché - et toutes ces vertus seront
censées rendre légitime la croyance en l'existence de Dieu - ce
qui rendra impossible toute véritable analyse généalogique et
critique du mythe fondateur. Une " science "
psychanalytique qui se contente de " purger le christianisme
de ses éléments non chrétiens " n'expliquera jamais
pourquoi la foi se fonde sur un prodige psychologique d'une nature
entièrement différente de la production du fantasme paternel,
même métamorphosé en symbole objectivé de l'autorité sociale;
ce qu'il s'agit d'expliquer, après Lacan c'est la transition inconsciente
d'un plaidoyer légitime pour certaines valeurs à
l'affirmation catégorique de l'existence objective d'un personnage
qui les garantisse - même s'il demeure incontestable que le pater
familias demeure un matériau originel du fantasme dans le
judaïsme et le christianisme. Mais Lacan n'a-t-il pas écrit quelque
part : " La vérité est une valeur? "
IV
22
- Que signifie le verbe être ? 
Si
Freud n'avait pas été contraint de renoncer, sous la pression
du catholicisme viennois, à fonder la psychanalyse de la religion
comme science sur l'élimination préalable et radicale
du déisme, il aurait également pu s'interroger, en philosophe
et en poète, sur le sens du verbe être appliqué à une oeuvre d'art;
à une entreprise de la pensée, à une symphonie ou à un symbole
politique: car celui qui soutient que la "Justice "
ou la " Vérité " existent et qu'elles sont
en marche, ne soutient pas, pour autant, que ces valeurs existeraient
sous la forme d'un personnage installé dans le ciel. Michel Deguy
a pu écrire: " Dormition, Ascension, Transfiguration,
Résurrection " -si on devait prendre la fable à la lettre
pour y " croire ", au sens vulgaire aujourd'hui prédominant,
c'est-à-dire comme à une expérience perceptuelle, voire scientifique,
celle de l'aéroplane Christ perçant les nuages (Apollinaire),
aucune intelligence raisonnable n'y " croit ". Cependant,
nous devrons tenir compte du fait que, précisément, cette croyance
basse, ou superstition, occupe la mentalité de la plupart des
contemporains " intégrisés " en masses croissantes :
voici (re)venu le temps des guerres de religion. Femmes asservies,
Rushdies clandestinisés, auto-da-fés planétaires ardents, sacrifices
rituels, lynchages..." (37)
La
psychanalyse n'a pas ouvert la voie à une réflexion philosophique
sur le sens du verbe être appliqué à la Dormition, à l'Ascension,
à la Transfiguration ou à la Résurrection. Elle ne s'est pas demandé
ce que signifie être dans l'ordre poétique. Deguy encore:
" Comment la poésie peut-elle préserver, ineffacer ce
grand dépôt de figures inscrites en absence dans le pays, les
mémoires, les noms ... " (38)
Si Freud avait pu aller jusqu'au terme d'une catharsis par le
blasphème, la psychanalyse permettrait de fonder la science des
religions sur une méthode d'observation critique des mécanismes
de la pensée qui sécrètent la croyance en l'existence d'un être
mythique à partir d'une mythologisation des valeurs. Alors, la
purification de la conscience claire par l'exploration de l'inconscient
aurait pu anéantir la divinité-objet, en révélant son statut de
support symbolique; et la philosophie aurait reçu, par le relais
du poète, les moyens d'une science existentielle des mythes
religieux.
23 - Le verbe
être et la symbolique de la vérité 
Cette
science permettrait d'observer le chemin inverse que Freud a parcouru.
Ayant commencé par l'autopsie de la figure sublimée du père réel
dans la conscience croyante, il a pu observer les attributs politiques
de cet être évidemment imaginaire. Placé devant une production
délirante dûment consti- tuée - une illusion -, il n'était plus
temps d'observer la généalogie du fantasme à partir d'un glissement
irrationnel de l'être propre aux valeurs à l'être
propre à un héros fantastique.
Et
pourtant, l'observation des religions démontrait que les supports
divins des valeurs ne sont pas tous des pères. Jésus, Moïse ou
Mahomet ne sont pas divinisés comme des " pères
". Certes, Jupiter a été appelé très tôt pater omnipotens.
Mais ni Apollon, ni Vulcain, ni Mars, ni Poséidon n'ont été des
"dieux-pères". La production, par l'encéphale
humain, de supports " objectivés " des valeurs
sous la forme de personnages, exige une problématique
capable d'englober celle du transfert, qui s'en est tenue à une
prééminence abusive d'une " figure du père "
qui n'existe que dans le judaïsme et le christianisme.
Si
la psychanalyse avait posé la question grecque du sens du verbe
être quand il est appliqué à des acteurs cosmiques, elle
aurait sans doute été conduite à Shakespeare, à Balzac ou à Cervantès,
ces créateurs géniaux de personnages-supports, censés réels, précisément,
parce qu'ils sont chargés d'incarner , des valeurs. Alors, la
science de l'inconscient, devenue la maïeutique d'une véritable
science des religions, permettrait à l'Occident de préciser
ce que signifie le verbe être appliqué à Don Quichotte ou à Dieu
: car Dieu existe bel et bien en tant que personnage politique
et éthique dans l'imaginaire de l'humanité. Ce n'est pas rien
d'exister dans l'ordre symbolique. Cela permet même de donner
son élan " apostolique " à une éthique de la
lucidité qui s'appelle la philosophie. Ecoutons une fois encore
le poète. Comment ressusciter " la dernière sortie du
Quichotte : les moulins à vent sont toutes ces tours culturelles,
flèches, minarets; il s'y jette comme sur les géants. Qui sont
les géants? Imams, rabbins, patriarches, évêques, etc. Il est
un Christ qui veut chasser les idolâtres du temple ". (39)
Ayant
lu Don Quichotte à l'âge de six ans, je me souviens de l'intensité
de ma foi, quand j'étais persuadé de la réalité historique du
chevalier dont je découvrais les aventures et les exploits; et
j'ai été déçu, je l'avoue, quand j'ai compris que ce Christ n'était
qu'une production d'un certain Cervantès de Saavedra, bien qu'il
figurât parmi les " hommes célèbres" dans le
Petit Larousse. Un jour, j'ai lu l'histoire de ce capitaine au
long cours anglais, qui soutenait l'inexistence de Gulliver en
démontrant son ignorance de la science de la navigation. Alors
j'ai compris que l'amour de ce cerveau fêlé de Don Quichotte pour
Dulcinée, et la noble folie qui lui faisait attaquer avec sa lance
des moulins à vent symboliques, n'in-téresserait en rien les lecteurs
du monde entier depuis trois siècles si sa folie ne symbolisait
pas les valeurs d'un messia-nisme à la fois grandiose et tourné
en dérision par le fécond dédoublement que l'on appelle la pensée.
24 - Freud
et l'avenir du "Connais-toi"

Philosopher,
c'est d'abord savoir ce que parler veut dire. Je sais désormais
que Don Quichotte existe; mais comme je sais aussi ce
que signifie le verbe exister appliqué au chevalier errant,
je suis en mesure d'observer de près comment cet être universel
a été enfanté par son vrai père, qui existe dans le ciel de la
littérature et qui a fait de son héros un être tellement réel
qu'il a conquis l'existence allégorique à l'échelle de la planète.
L'étude de " Dieu", comme personnage tour à
tour justicier, quémandeur, guerrier, législateur, vengeur, triom-phateur,
humilié - parce que déchiré entre les tâches incon-ciliables qui
affligent l'homme en société -, conduit la science de l'inconscient
religieux à observer les lentes métamorphoses que l'homme fait
subir, de siècle en siècle, à ses tensiomètres fabuleux - ses
idoles.
Certes,
il faudra plus d'un siècle pour que l'Islam accepte qu'Allah soit
un support mythique des valeurs de l'Islam. Mais si les Musulmans
ne sont pas encore mûrs pour apprécier la grandeur du personnage
fabuleux d'Allah, que créa Mahomet, son Cervantès, est-il sûr
que, deux siècles après Voltaire, et près d'un siècle et demi
après la naissance de Freud, l'Occident pensant n'ait pas encore
atteint, lui non plus, la maturité intellectuelle et morale suffisante
pour guider l'humanité vers une intelligence plus profonde des
mythes religieux? Là se trouve l'enjeu le plus décisif: car il
s'agit de savoir si la démocratie et la laïcité ne pourront progresser
sur les chemins de la raison qu'à la lumière d'un humanisme si
pauvre et déjà si étiolé qu'il n'engendrera aucune philosophie
vigoureuse et aucun élan de la raison capables de repenser radicalement
l'âge mythique des nations et des peuples; ou si, au contraire,
la vitalité intellectuelle de l'Occident sera à, nouveau démontrée
par sa capacité d'intégrer et de digérer les anciennes constructions
théologiques de l'esprit humain pour un fécond enrichissement
de la culture mondiale. Si, dans la véritable postérité de Freud,
l'Europe ne redonnait pas un nouvel et prodigieux essor au "
Connais-toi " socratique, alors un pluriculturalisme
tantôt arc-bouté aux rêves théolo- giques, tantôt à une rationalité
bi-dimensionnelle, nous enseignerait le vrai sens du " déclin
de l'Occident ".
25 - La psychanalyse
des héros du symbolique 
Mais,
dès 1604, un fin psychanalyste, du nom de Cervantès, observait
que Don Quichotte avait fini par se prendre pour un chevalier
errant, à force de lire des romans de chevalerie dans son village.
Deux siècles plus tard, l'exégèse scientifique démontrait que
Jésus en était venu progressivement à devenir un personnage messianique
à ses propres yeux. C'est que les prophètes se comportent réellement
dans le monde comme le héros imaginaire de Cervantès - ce qui
permet ensuite au mythe de broder sur leur destin et de ne cesser
de le charger de signifiants nouveaux. Hegel disait déjà que la
biographie " réelle " des dieux censés s'être
incarnés ne comptait pas en regard de leur biographie surréelle
et mythique. C'est que nous sommes tous des Quichottes en puissance.
Pour
que la science des religions féconde à la fois l'avenir de la
culture et la lucidité critique, observons l'histoire réelle,
de Don Quichotte, de Mahomet et de Jésus dans l'entrecroi- sement
des imaginaires et des narcissismes où ces allégories des valeurs
oscillent, elles aussi, entre les Torquemada et les saint François
d'Assise, entre les imams Khomeiny et les El Hallaj. Après tout,
ouvrir le coeur de l'Idole est une tâche digne de notre imaginaire.