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Freud et l'athéisme de la psychanalyse
In Les Temps modernes, avril 1992

 

Le texte étudie le long combat de Freud pour fonder la connaissance de l'inconscient sur la seule base réellement scientifique, celle de l'éradication du transfert narcissique du psychanalyste lui-même sur son père mythique - c'est-à-dire sur une divinité. Mais le grand Viennois ne pouvait imposer la rationalité de la méthode sans recourir à une stratégie de palinodies et de compromissions dont le récit détaillé éclaire les origines de la dérive internationale qui allait conduire ses disciples à une psychothérapie seulement adaptative et sans fondements théoriques solides. L'article date de 1992 - mais il faudra attendre le 11 septembre 2001 pour que la psychanalyse se trouve tragiquement placée devant le choix d'un retour au vrai Freud et une bancalité intellectuelle qui la rend inapte à décoder le fanatisme et à élaborer une anthropologie à l'échelle de la politique mondiale.



1 - "Le pouvoir, c'est régner sur les imaginations" (Necker)

L'ubiquité des images télévisées a rendu planétaire le spectacle humiliant des foules d'Alger cernées par des policiers armés jusqu'aux dents et écrasées, le front dans la poussière, devant une idole invisible. Qui est le maître imaginaire et le propriétaire de millions de têtes adorantes contre lequel ne se dressent que des glaives, faute que la raison ait pu faire son œuvre Qui sont ces hommes dans l'esprit desquels un chef miséricordieux de l'univers a été si bien planté par les spécialistes d'un Olympe qu'ils se sentent plus forts par les vertus de la fable et du songe, que les guerriers aux ordres d'un César éphémère?

Necker disait: " Gouverner, c'est régner sur les imaginations. " Apprendrons-nous à laisser entrer dans notre pensée tout le sens de cette parole terrible d'un banquier sans illusions, ou bien l'Occident oscillera-t-il sans fin entre les deux obscurantismes qui déchirent l'humanité depuis la nuit des temps: celui de l'épée et celui de l'autel? Tout progrès politique demeurera-t-il précaire par l'effet d'un aveuglement à deux faces, celui des foules emprisonnées dans la pensée magique et celui d'un pouvoir laïc ignorant et borné? Elle serre le cœur , la bataille entre la superstition et le sceptre qui a écrit l'histoire de l'Occident. L'Islam déroule le film de notre propre passé sous nos yeux stupéfaits.

2 - L'avenir de l'islam

L'Algérie renouera-t-elle avec Allah des liens plus forts qu'avant la conquête française de 1830? Un État fondé sur des croyances et des manières de penser définies il y a quatorze siècles a-t-il tout soudainement bondi sur la scène internationale? Dans le monde entier, Mahomet en recevra-t-il un soue politique aux effets incalculables, ou bien l'attitude la plus démocratique sera-t-elle de renoncer à la déification du suffrage universel? Hindenbourg remettant le pouvoir entre les mains de Hitler pour le motif que le Néron de la modernité avait gagné les élections a-t-il eu raison d'obéir au vieil adage des Romains, puis de l'Église : vox populi. vox dei?

3 - Le Freud de L'Avenir d'une illusion

Freud avait soulevé ce grand débat en 1927, dans L'Avenir d'une illusion, en un temps où l'Islam n'était pas encore la seule croyance sacrée qui eût conservé sa vitalité, en raison même de son retard intellectuel. Le messianisme marxiste étant mort septuagénaire et le chrétien se trouvant en catalepsie depuis Nietzsche, Allah ne rencontre plus, de nos jours, de rêve rival du sien. Situation idéale pour l'expansion d'une théologie. Comme toute foi véritable se constitue nécessairement en parti unique, du seul fait qu'il serait contradictoire que la pensée dogmatique fût pluraliste, il n'y a pas de tâche plus urgente, pour l'Occident de la raison, que l'examen philosophique de la nature et de l'avenir des trois mono-théismes. Mais la postérité de l'existentialisme français rencontrera-t-elle la véritable postérité de Freud? Ces deux pensées sauront-elles se féconder réciproquement par un réexamen des conditions politiques et culturelles dans lesquelles Freud a exploré l'inconscient chrétien?

4 - La dérobade de la pensée occidentale

On sait que le fondateur de la psychanalyse a traité avec courage le problème de la foi, sur lequel une chape de plomb allait retomber du fait de la guerre de 1940, puis des contraintes que l'hégémonie américaine et la piété anglo-saxonne ont fait peser sur l'élan qu'avait pris la raison critique au cours des XVIIIe et XIX siècles. Et pourtant, le premier explorateur de l'inconscient avait aperçu quelques-unes des causes les plus profondes pour lesquelles il est presque impossible à la science et à la philosophie européennes de traiter de l'inexistence de Dieu.

La paralysie de l'esprit critique du Vieux Continent pourra-t-elle se perpétuer longtemps sans dommages pour la démocratie, ou bien des sociétés fondées, en principe, sur les progrès de l'intelligence se trouveront-elles nécessairement arrêtées dans leur développement intellectuel par le retour, sur la scène politique, d'interdits remontant aux origines de l'humanité? Car on peut observer que, devant la victoire subite, mais encore toute formelle, d'une théocratie tenue en lisière par des chars à mille kilomètres seulement de Marseille, la maladie de langueur de la raison est telle qu'à aucun moment ni la presse française n'a osé faire usage de la vraie liberté, qui est celle de la pensée, ni les milieux officiels de leur " sagesse politique " pour rappeler les conquêtes de l'Occident cartésien.

La psychanalyse et l'ethnopsychiatrie auraient pu se révéler les fleurons terminaux des victoires que notre Continent n'a cessé de remporter depuis Montaigne sur la pensée fabulatrice et sur son cortège de miracles et de prodiges. Pourquoi ces deux disciplines ne sont-elles pas devenues les fers de lance des sciences humaines, alors que, par-delà la critique de simple bon sens des dogmes, qui remontait à la Réforme, elles ont l'ambition de descendre dans les secrets de l'âme croyante afin d'y traquer les séductions de la peur? Mais, loin de nous servir de l'avance de notre civilisation dans l'ordre philosophique pour observer et pour tenter de comprendre comment l'Islam " pense " - et comment nous pensions au Moyen Âge - nous ne semblons nous préoccuper que de savoir si les femmes d'Alger demeureront voilées et quels pouvoirs de contrôle un État catéchétique exercera sur la vie sexuelle des fidèles d'Allah.

5 - La culture n'est pas une arme de la pensée

L'Occident a connu pendant vingt siècles les contraintes physiques qu'une politique ardente des Saintes Écritures fait fatalement peser sur la vie quotidienne des croyants. Nul ne songe à en nier la rigueur; nul n'hésite à condamner le fanatisme. Mais comment lutter contre une orthodoxie avec les seules armes de la " culture " et en brandissant les valeurs d'un libéralisme devenu acéphale? Comment concilier la croyance des foules arabes en l'existence objective d'Allah avec la thèse timide que nous opposons à leur déraison et selon laquelle il existerait plusieurs interprétations possibles du Coran?

Nous n'osons plus réfuter l'illusion. Devenus craintifs, nous adressons à toutes les orthodoxies la bénédiction urbi et orbi de la Tolérance. Mais il y a plus de trois siècles que Hobbes a démontré, par l'exemple de Moïse, que dans toute théocratie, le vrai souverain n'est autre que celui qui s'est arrogé le pouvoir solitaire d'interpréter la parole du ciel et qui en exerce le monopole absolu. Or, toute Église exerce cette puissance-là du seul fait qu'elle proclame des dogmes. S'il est désormais interdit à l'Occident de philosopher sur un tel sujet, sur quels critères seulement " culturels " nous fonderons-nous pour réfuter des théologiens qui brandissent hardiment la parole du ciel? Trouverons-nous dans la " culture " la souveraineté de la raison dont il nous faudra nécessairement faire preuve à l'égard de la prétendue souveraineté d'un être imaginaire? Plusieurs milliards d'hommes, guidés par des prophètes, se croient en possession de la vérité et des moyens de la faire triompher sur la terre, et nous n'opposons à leur délire que les ruses bureaucratiques dont l'Histoire enseigne qu'elles ont précisé-ment donné la victoire aux esprits religieux depuis deux mille ans.

Les théologiens répondront à l'administration de l'empire romain d'aujourd'hui que nous n'avons pas le pouvoir de décider qu'Allah mettra dorénavant bien au-dessus de la foi en sa propre personne un droit tout récent de ses fidèles de le trahir, et qu'il poussera le masochisme jusqu'à préférer une humanité adorant une autre divinité ou débarrassée d'un seul coup de toute la cohorte des Célestes, plutôt que de se complaire aux convictions flatteuses des croyants à l'égard de ses écrits. La pensée " culturaliste " est vaincue d'avance dans ce genre d'affrontement, car il n'y a jamais eu de religion dans la force de l'âge sans la croyance selon laquelle un personnage fabuleux aurait enfanté l'humanité, lui aurait dicté sa loi et continuerait de guider ses pas avec une particulière attention. Comment lutter contre de telles certitudes si les petits-fils de Descartes s'interdisent de penser les mythes et si seules des invocations tremblantes à la liberté de conscience sont permises devant les rêves gigantesques qui jettent les hommes à genoux et le front contre terre?

6 - La tolérance peut armer une nouvelle inquisition

Chacun sait comment la capitulation intellectuelle de l'Occident s'est produite : Voltaire avait jugé habile de contraindre l'Église à la " tolérance ", sachant bien que si Dieu se mettait à " tolérer " des contradicteurs dont les " opinions " auraient plus de force que les dogmes, c'en était fait du titanesque édifice de la foi. Mais l'Église a su retourner l'argument comme un gant en donnant à la vieille interdiction de penser, qui est la pierre angulaire de toute religion, un fondement nouveau: précisément une " tolérance " respectueuse à l'égard de tous les fruits de l'imagination et de la déraison.

J'écris ces lignes à une époque où un milliard et demi de Musulmans ont été appelés, par la fatwa d'un souverain faisant fonction de prêtre, à assassiner un écrivain anglais coupable d'avoir " insulté" non point Allah lui-même, mais seulement Mahomet, son prophète. Cet homme est toujours en danger de mort; et son éditeur japonais a déjà été exécuté. Mais nous n'osons défendre Rushdie avec les armes de la raison: nous levons les mains au ciel, en évoquant une déesse intellectuellement si démunie qu'elle demeurera toujours impuissante à réfuter une théologie et qui s'appelle la Tolérance.

Deux siècles après Diderot, la critique des croyances religieuses est demeurée d'inspiration déiste. Les participants d'un congrès lacanien sur la mystique notaient: " Le débat est déiste. La psychanalyse est l'enfant du déisme." (1) De son côté, l'athéisme n'a pas su dépasser un rationalisme étroit, goguenard, et quelquefois vulgaire, tellement Voltaire n'avait usé des flèches de l'humour qu'à l'égard des formes les plus repoussantes de la superstition. Quand la philosophie elle-même s'ingénie à fuir le débat de fond, chacun sent - et d'abord les croyants - qu'une critique des fables fondatrices qui ne débouche sur aucun humanisme inspirant et qui demeure fondée seulement sur la moquerie ne saurait aller bien loin dans la compréhension des illusions religieuses. Il ne suffit pas de jeter le croyant dans le vide - encore faut-il féconder le néant en réfutant la lettre qui le tue. Peut-être fallait-il une tête germanique pour donner à l'Occident une philosophie de l'illusion religieuse qui retrouvât de profondes intuitions de Spinoza, de Feuerbach, de Schopenhauer et de Nietzsche.

7 - Freud et l'héritage du siècle des lumières

Mais rêver d'un destin insurrectionnel pour la raison européenne, c'est aussi redonner une fécondité existentielle au siècle rebelle, celui des Lumières; car c'est à son école que l'inventeur de la psychanalyse a tenté de comprendre la puissance politique des mythes apaisants. Il se trouve seule-ment que les encyclopédistes avaient cru bon d'user, à l'égard du Dieu des Inquisiteurs, des méthodes communes à tous les prophètes et à tous les penseurs depuis les origines, c'est-à-dire en se donnant vaillamment l'idole nouvelle dont ils avaient grand besoin, et qui servirait, pensaient-ils, de support enfin crédible d'une éthique supérieure à celle de l'idole ancienne. Aussi avaient-ils imaginé un dieu étrange, qui mettrait la " liberté de conscience " des hommes bien au-dessus du culte de la vérité sacrée qu'il continuerait pourtant de proférer plus solennellement que jamais.

Malheureusement, ce genre de divinité invertébrée ne répond pas aux critères universels de fabrication et de fonc-tionnement des dieux, parce que ce modèle idéal ne leur permet pas de se mettre réellement en marche dans l'Histoire et d'y conquérir la puissance de commander aux événements. Le génie de Freud fut précisément de commencer par exa-miner comment les Célestes sont nécessairement construits à partir des finalités qu'ils sont chargés à la fois de symboliser et de servir efficacement. Certes, tout Dieu unique est conçu en décalque monolithique de l'éthique qui régnait au moment de sa mise en service. Mais il doit, en outre, répondre à deux exigences fondamentales de toute souveraineté sainte et infaillible. La première est de faire étalage de suffisamment de bienveillance dans son action pour paraître crédible quand il sollicite l'affection indéfectible de ses fidèles, parce qu'aucun pouvoir, serait-il celui du pire des tyrans, ne parvient à s'imposer sans se faire aimer; la seconde est de s'armer de l'autorité nécessaire pour se faire respecter par une crainte dite " salutaire ". C'est pourquoi les trois religions du Livre sont à la fois miséricordieuses et armées des foudres d'une justice vengeresse.

8 - Freud et le débat sur la responsabilité de la pensée

Freud dépasse la critique du XVIIIe siècle en ce qu'il va droit à l'examen du rôle politique de tous les mythes religieux. C'est ce qu'illustre le contradicteur auquel il donne la parole dans L'Avenir d'une illusion, auquel il fait dire : " Si l'on veut expulser la religion de notre civilisation européenne, on n'y pourra parvenir qu'à l'aide d'un autre système doctrinal; et ce système adoptera, dès l'origine, tous les caractères psychologiques de la religion : sainteté, rigidité, intolérance; et il s'armera de la même interdiction de penser, en vue de se défendre. Il vous faut quelque chose de ce genre pour faire face aux exigences de l'éducation. Or vous ne pouvez renoncer à l'éducation . " (2)

Le contradicteur imaginaire de Freud est donc tout aussi persuadé de la faiblesse d'esprit de l'immense majorité des hommes que l'inventeur de la psychanalyse: " Puisque, dans l'intérêt du maintien de notre civilisation, nous ne pouvons attendre, avant d'agir sur l'individu, qu'il soit devenu mûr pour la culture - bien des individus d'ailleurs ne le deviendraient jamais - et puisque nous sommes contraints d'imposer à l'enfant qui grandit un système quelconque de doctrines, lequel restera actif en lui à titre de prémisses soustraites à la critique, il me paraît que le système religieux est de beaucoup le plus apte à remplir cette fonction, et, bien entendu, justement en raison de sa force consolatrice et réalisatrice de désirs, dans laquelle vous prétendez avoir reconnu l'illusion . " (3)

Ayant admis que les croyances religieuses reposent seulement sur des " mensonges utiles ", comme disait Nietzsche, le contradicteur ajoute pourtant que Freud " prétend qu'il s'agit d'illusions ". Le politique est pris en flagrant délit de se faire passer pour le vrai. Ce qui réussit ne saurait être faux. L'Avenir d'une illusion soulève, avec toute la clarté désirable, le débat que Socrate imposait déjà aux Athéniens, et qui a traversé vingt-quatre siècles de l'histoire de la philosophie celui de savoir dans quelle mesure la lucidité critique est compatible avec les fictions nécessaires à la survie politique des peuples. L'honnêteté de Freud est de ne pas passer sous silence la responsabilité de la pensée. Il fait dire à son contradicteur de 1927 : " L'histoire ne vous a-t-elle rien appris? La tentative de remplacer la religion par la raison a déjà été faite, elle fut même officielle et de grand style. Vous vous souvenez certes, de la Révolution française et de Robespierre. Mais aussi du caractère éphémère et du misérable échec de cette expérience. On la refait actuellement en Russie. Nous n'avons pas besoin de nous demander quel en sera le résultat. Ne pensez-vous pas qu'il faut l'admettre : l'homme ne peut pas se passer de religion." (4)

9 - Le cynisme et la politique

Ce sera avec toute la crudité possible que le contradicteur exposera le cynisme intellectuel qu'il juge nécessaire à l'homme politique: " Si l'on vient à apprendre aux hommes qu'il n'y a pas de Dieu très juste et tout-puissant, pas d'ordre divin de l'univers et pas de vie future, alors ils se sentiront exempts de toute obligation de suivre les lois de la civilisation. Sans inhibitions, libéré de toute crainte, chacun s'abandonnera à ses instincts asociaux, égoïstes, et cherchera à établir son pouvoir. Le chaos, que nous avons banni par un travail civilisateur millénaire, reviendra. " (5)

Le FLN algérien n'a pas été vaincu par Allah, mais parce qu'il n'était pas mûr pour remplacer la foi des masses par le sens civique. Les penseurs de la Révolution française voulaient, dès l'origine, que la nation subvînt aux besoins des hommes " momentanément démunis et privés de travail ". Il s'en est fallu de peu que ce devoir figurât dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Les Condorcet et les Turgot savaient, en outre, qu'il fallait fonder la République sur une éthique supérieure à celle de l'Église, afin de la vaincre sur son propre terrain. L'éducation publique inspirerait, au profit de la patrie et du prochain, les sacrifices autrefois consentis à la divinité. Freud refusera catégoriquement de fonder l'ordre public sur des illusions, parce que la connaissance de la vérité, même amère, lui paraissait plus salutaire, à la longue, que l'abêtissement collectif.

Mais l'interlocuteur représentatif persévère dans son apologie ardente du salut par l'obscurantisme: " L'intérêt de l'archéologie est certes des plus louables. Mais on n'entreprend pas de fouilles quand, par ces fouilles, on sape les habitations des vivants, de telle sorte qu'elles s'effondrent et ensevelissent les hommes sous leurs débris. Les doctrines religieuses ne sont pas un sujet à propos duquel montrer son esprit, ainsi qu'on le peut à propos de n'importe quel autre. C'est sur elles qu'est édifiée notre civilisation; le maintien de la société humaine a pour prémisses que la majorité des hommes croient à ces doctrines ." (6)

10 - Freud et le stoïcisme de la raison

Platon avait démontré, dans le Lachès, que le courage militaire doit être stupide si l'on veut qu'il soit efficace sur le champ de bataille; mais Socrate avait réaffirmé le droit du philosophe de montrer le " courage propre à l'intelligence ". A son tour, Freud rappelle la haute leçon qui devrait inspirer les philosophes dignes de ce nom en tout temps et en tout lieu : la pensée n'a de services à rendre qu'à la vérité. Et de s'en prendre avec violence aux pseudo-philosophes du " comme si " (als ob) : " Nous admettons, parmi nos processus cogitatifs, toutes sortes d'hypothèses dont l'absence de fondement, voire l'absurdité, nous apparaît clairement. On les appelle fictions; mais, en vertu de nombreuses raisons pratiques, nous devons nous comporter " comme si " nous croyions à ces fictions. Tel serait le cas des doctrines religieuses, vu leur importance sans égale pour le maintien des sociétés humaines. De tels arguments ne sont pas très éloignés du credo quia absurdum. Mais je pense que seul un philosophe pouvait concevoir l'exigence du " comme si ". L'homme dont la pensée n'est pas influencée par les tours de passe-passe de la philosophie [celle du second Kant] ne pourra jamais l'admettre. Pour lui, quand on a avoué qu'une chose est absurde, contraire à la raison, tout est dit. " (7)

Freud ne cédera pas d'un pouce aux pressions extrêmement fortes qui s'exerceront sur lui de tous côtés pour le convaincre de renoncer à publier son Moise en langue anglaise. On était à la veille de la guerre. Freud avait trouvé refuge en Angleterre. Son ouvrage sacrilège, lui assurait-on, ne pouvait que " faire un mal irréparable ", parce qu'il fournirait " une nouvelle arme à Goebbels et aux autres bêtes féroces ". (8)

Mais Freud, déjà à l'agonie, mourra en philosophe socratique. Le " découvreur ", dit-il, a le devoir d'" affronter la majorité compacte " sa vie durant. Pour cela, il arrive que le blasphème et la profanation soient inévitables. En 1918 déjà, il avait écrit à Pfister: " Mais à propos, pourquoi la psychanalyse n'a-t-elle pas été créée par l'un de tous ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fût un juif tout à fait athée ? " (9) Pfister reconnaît l'évidence que la piété rend l'homme incapable des audaces iconoclastes de la raison.

En 1926 encore, Freud était revenu sur le sujet : " Parce que j'étais juif, je me suis trouvé libéré de bien des préjugés qui limitent, chez les autres, l'emploi de l'intelligence . " (10) A ces propos, L'Avenir d'une illusion fait écho: " Le temps où sera établie la primauté de l'intelligence est sans doute encore immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous sépare n'est sans doute pas infinie . " (11) Mais on écrit maintenant au stoïcien agonisant: " J'ai lu dans les journaux locaux votre affirmation selon laquelle Moïse n'est pas un Juif. II est regrettable que vous ne soyez pas allé au tombeau sans vous déshonorer, vieil imbécile. Des renégats comme vous, nous en avons par milliers, et nous sommes contents d'en être débarrassés, tout comme nous espérons l'être de vous. Il est dommage que les gangsters en Allemagne ne vous aient pas mis dans un camp de concentration. C'est là que vous devriez être . " (12) On n'est philosophe que si l'on consent à boire la ciguë de la sottise.

11 - Freud face à la dérive anglo-saxonne de la psychanalyse

Mais, aux portes de la mort, le père de la psychanalyse avait, en outre, une revanche de taille à prendre sur les concessions politiques aux dogmes de la religion catholique qu'il avait dû consentir, onze ans auparavant, et cela au coeur de l'argumentation de L'Avenir d'une illusion, afin de parvenir à imposer la psychanalyse à Vienne, puis en Angleterre. Aussi est-il nécessaire d'observer les consé quences en profondeur qui résultèrent de ces arrangements diplomatiques si l'on veut soulever la seule question de fond que pose l'Islam aujourd'hui : celle de savoir si l'Occident va céder au credo quia absurdum du Moyen Age au nom même de la " liberté de conscience " et de la " tolérance ", ou s'inspirer de la leçon de courage intellectuel et de rigueur logique sans lesquels la philosophie ne mérite plus son nom.

Car les ambiguïtés de L'Avenir d'une illusion sont la cause indirecte de ce que la pratique psychanalytique a progressivement déserté le combat de la raison et de ce qu'elle ne s'inscrit plus dans la postérité des Montaigne et des Descartes, malgré les efforts méritoires de quelques lacaniens et de quelques freudiens isolés. Désormais, de nombreux psychanalystes ne jugent nullement nécessaire de rli uider leur propre transfert à un père fantasmé. Dès lors, l'enseignement officiel désertera l'athéisme fondateur qui seul pouvait donner sa véritable cohérence interne à la science de l'inconscient.

Du coup, l'ethnopsychiatrie moderne ne s'intéressera au malade qui se croira la victime des sortilèges du sorcier de son village que si sa croyance l'a rendu névrotique. On se gardera bien de lui enlever sa foi dans les esprits de ses ancêtres, qu'il continuera de croire cachés sous l'écorce des arbres. On négocie avec les cultures qui bercent la déraison de l'humanité, parce que la psychanalyse n'est plus une philosophie, c'est-à-dire une médecine de l'intelligence, mais seulement une thérapeutique adaptative. Il en sera de même en milieu chrétien : si cette religion est mal vécue par le fidèle, on en rafistolera la formulation dogmatique dans l'esprit du patient dans la mesure u eurent où cela se révélera nécessaire à son rééquilibrage - comme on remet une voiture en circulation après quelques réparations. Il n'est pas question de guérir qui que ce soit des attraits de la pensée magique, parce que la psychanalyse a choisi de servir Hippocrate au détriment de Socrate. On fabriquera des fous "en bonne santé". Mais la vraie postérité de Freud est-elle médicale ou philosophique? Lui-même écrivait: "Pour moi, je nourris au tréfonds de moi-même l'espoir d'atteindre par la même voie [la médecine] mon premier but: la philosophie. C'est cela que j'espérais originellement avant d'avoir bien compris pourquoi j'étais au monde ". (13)

II

12 - Les palinodies politiques de Freud et leurs nécessité stratégique

Je ne saurais entrer ici, même brièvement, dans la complexité extrême des vues de Freud sur la croyance reli- gieuse considérée dans ses rapports avec la philosophie de l'Histoire. Je me contenterai de rappeler la thèse centrale qui rattache L'Avenir d'une illusion au fondement de toute science psychanalytique et à l'oeuvre entière du grand Viennois. " "L'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé et aimé, auquel le père a satisfait. Ayant reconnu que cette détresse dure toute la vie, l'homme s'est cramponné à son père, un père, cette fois, plus puissant. L'angoisse devant les dangers de la vie s'apaise à la pensée ;, du règne bienveillant de la Providence divine. L'institution d'un ordre moral de l'univers garantit que les exigences de la justice s'accompliront, alors qu'elles sont demeurées si souvent irréalisées dans les civilisations. La prolongation de l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront . " (14)

A Singer qui craignait que L'Homme Moise et le monothéisme n'attaquât la religion juive, Freud répondait avec force, le 31 octobre 1938 que " n'importe quel examen scientifique d'une croyance religieuse présuppose l'incroyance." (15) Mais l'ambiguïté des positions que Freud se voyait encore it contraint de prendre en 1927 apparaît précisément dans ce a manifeste philosophique qu'est L'Avenir d'une illusion, où l'on peut lire que les doctrines religieuses seraient d'une nature Ic telle que " de la valeur réelle de la plupart d'entre elles, il est impossible de juger ", d'où il résulterait " qu'on ne peut pas davantage les réfuter que les prouver ". (16)

La contradiction est si éclatante que le Moise est aussi un règlement de compte tardif avec ce genre de palinodies Freud veut se mettre en règle in extremis avec sa propre postérité, en réaffirmant la cohérence interne de toute son oeuvre La psychanalyse ne saurait se donner un autre fon dement que l'athéisme, parce que si un père céleste pouvait exister " réellement ", même de manière diffuse, il ne s'agirait plus d'un fantasme collectif. Comment une science de l'illusion pourrait-elle, en même temps, juger indémontrable l'évidente inexistence des êtres imaginaires produits par l'illusion et assignés à résidence d'une manière de plus en plus vague? Comment une méthode de pensée rigoureuse se donnerait-elle une assise tellement flottante qu'elle n'exclurait pas la pieuse logique du pari de Pascal? Si l'évidence de l'inexistence - au sens théologique - de Jupiter, de Wotan, d'Allah, de Jahveh ou du Dieu chrétien pouvait un jour se trouver infirmée par les voeux de la dévotion - puisque le Freud de L'Avenir d'une illusion a été empêché d'écarter absolument une hypothèse aussi ridicule - la psychanalyse ne ressortirait plus à la science de l'inconscient, et il lui faudrait se convertir à une thérapeu- tique des hérésies. Aussi imagine-t-on la douleur et la colère de Freud devant le constat que l'état des esprits était encore tel, en 1927, qu'il se voyait condamné à donner à la psychanalyse un fondement aussi peu assuré, en fin de compte, que celui de la " science de Dieu ", afin de conserver l'appui de Pfister et de Jung.

13 - Les arrangements avec la formidable logique qui fait l'homme de génie...

Naturellement, la formidable logique qui fait l'homme de génie et qui inspirait Freud, le rendait conscient des fâcheuses conséquences d'une méthode qui lui interdisait de proclamer l'inexistence de toutes les idoles. Comment fonder une science des religions sous Périclès? Et pourtant, il va falloir aggraver encore la situation et aller jusqu'à affirmer à la fois une chose et son contraire, selon la technique éprouvée de la " pensée" religieuse et de la politique : " Les doctrines religieuses sont toutes des illusions. On ne peut les prouver, et personne ne peut être contraint à les tenir pour vraies, donc à y croire. Quelques-unes d'entre elles sont si invraisemblables, tellement en contradiction avec ce que nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité de l'univers, que l'on peut les comparer - en tenant compte comme il convient des différences psychologiques - aux idées délirantes ". (17)

Mais comment déclarer, primo, que les doctrines religieuses sont toutes et nécessairement des illusions, secundo, qu'on ne peut prouver leur fausseté; et tertio, que quelquesunes seulement sont invraisemblables au point qu'il faut se résigner à les juger démentes? Quant à prétendre retourner contre l'adversaire la charge de la preuve et invoquer l'incapacité du croyant de réfuter la science en retour, puis se lancer avec confiance dans une psychanalyse universelle de l'illusion religieuse, c'est oublier que la raison ne bâtit ses victoires ni sur les carences de la croyance à défendre ses propres propositions fabuleuses, ni sur son impuissance à enchaîner la raison. Si l'inexistence de Zeus n'était prouvée que par l'incapacité de ses prêtres à prouver son existence, la science des religions serait si peu sûre de ses prérogatives qu'elle alléguerait à son tour comme légitime la volonté de l'intelligence de construire un édifice sur un terrain friable, pour le seul motif que des théologiens seront demeurés impuissants à en démontrer l'instabilité. Comment réfuter le faux si le vrai renonce à fournir ses preuves?

Toutes les doctrines religieuses sont " délirantes " pour le motif suffisant que, par nature, un dieu ne saurait exister ailleurs que dans l'imagination de ses fidèles; sinon jamais aucune connaissance, même partiellement rationnelle de l'humanité ne serait possible - parce qu'on ne saurait comment la divinité se comporterait à l'égard de la portion de l'homme que la science aurait soustraite à l'Olympe; et si des êtres célestes venaient, de surcroît, se mêler directement des affaires humaines, il faudrait absolument que la raison leur cédât une parcelle de ses droits d'examen. Mais cet abandon même ne pourrait davantage se négocier " rationnellement " que la part arrachée au mythe; car il n'y aurait de compréhension valable que théologique de ce sacrifice incompréhensible des compétences de la raison. Quant à rappeler qu'on ne saurait " contraindre personne à croire ", comme l'Église s'y exerçait autrefois, c'est se féliciter de mettre la main sur une concession que le ciel aurait faite, et c'est oublier que la science, elle, n'oblige personne à ne pas croire aux dieux. La logique dit seulement qu'on ne saurait pas davantage se prétendre à la fois psychanalyste freudien et croyant, qu'à la fois théologien et incroyant.

14 - La distinction entre l'erreur et l'illusion

Sans doute Freud s'est-il senti tellement gêné par les ménagements auxquels son époque le contraignait encore en 1927 qu'il décide quelquefois, mais toujours sporadiquement, de réfuter vigoureusement toute croyance: " Nous savons à peu près à quelle époque et par quelle sorte d'hommes les doctrines religieuses ont été créées. Si nous apprenons encore en vertu de quels motifs elles le furent, la question du point de vue à partir duquel il convient d'envisager le problème religieux subira un déplacement notable. Nous nous dirons il serait certes très beau qu'il y eût un Dieu créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre moral de l'univers et une vie future; mais il est cependant très curieux que tout cela soit exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. Et il serait encore plus curieux que nos ancêtres, qui étaient misérables, ignorants, sans liberté, soient justement parvenus à résoudre toutes ces difficiles énigmes de l'univers . " (18) Mais l'instant d'après, Freud ressuscite entièrement la contradiction à laquelle il vient si résolument de se soustraire : " Prendre parti pour ou contre la valeur de vérité des doctrines religieuses ne rentre pas dans le cadre de cette étude. II nous suffit de les avoir reconnues, d'après leur nature psychologique, pour des illusions." (19)

Encore une fois, ne faut-il pas qu'une porte soit ouverte ou fermée? En fait, l'environnement religieux était si pesant à Vienne que Freud en vient à introduire l'ambiguïté jusque dans sa définition de l'illusion, en distinguant l'erreur de l'illusion par un artifice qui laisse la porte entrebâillée. Prenons l'exemple de ce rêveur de Christophe Colomb : il s'était imaginé qu'il avait trouvé une route nouvelle pour les Indes. C'était une illusion. De même, la jeune fille qui rêve d'épouser un prince charmant se " fait des illusions ". Cependant, ajoute Freud, les illusions ne sont pas toujours déçues : il est arrivé qu'une bergère épousât un roi. Mais l'illusion n'est-elle pas vaincue quand elle se change en réalité? La plupart des hypothèses scientifiques qui se sont avérées exactes par la suite furent d'abord des illusions fondées sur un désir et fécondées par l'imagination des savants. Finalement, Galilée a prouvé qu'on pouvait aller aux Indes en passant par l'Amérique : puisque la terre est ronde, tous les chemins mènent à Rome. La religion est une illusion d'un tout autre genre que celles des savants et de Freud lui-même, pour le motif qu'il n'a jamais existé, qu'il n'existe pas et qu'il n'existera jamais de Père Noël au sens où la foi l'entend. Il est des hypothèses dont la probabilité égale zéro, comme de gagner le gros lot dans une loterie qui n'émet pas de billets.

15 - Les dessous d'une tactique politique

Pourquoi Freud veut-il " appeler illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d'un désir est prévalente ", et " quand nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité " ? (20) Si le désir est seulement " prévalent " dans l'illusion, il faudra peser un certain rapport supposé exister entre " la croyance et la réalité." M. Freud manoeuvre afin que la religion puisse demeurer une illusion même si elle était vraie. Il s'agit de sauvegarder le statut de la psychanalyse. Le montage est habile mais, de toute évidence, on assiste à la signature d'un compromis politique avec la pensée magique. Ce genre de pacte bancal est encore dominant en 1992 : on peut enseigner l'histoire des religions, même au Collège de France, comme si elles ne ressortissaient qu'aux méthodes de la science historique, tout en continuant de croire en Dieu, donc en un intervenant extérieur dans l'Histoire qui en changerait nécessairement la notion même et le type d'intelligibilité. La logique des philosophes est aussi mal vécue de nos jours que du temps de Socrate.

Aussi, au milieu des années trente, Freud avait-il prudemment accepté de retarder la publication de ses écrits sur Moise et le monothéisme, parce qu'il craignait que la hiérarchie catholique ne mît la psychanalyse à l'index en Autriche, ce qui eût été une manière plus moderne, et non moins efficace, d'anéantir l'hérésie. Jones avait publié, en 1914, un essai, en langue allemande, sur la Vierge Marie. En 1921 encore, Freud le dissuadera de le réimprimer en anglais : " Il est revenu à mes oreilles qu'il y aurait quelque danger à publier à nouveau votre essai blasphématoire sur la Sainte Vierge. (...) Je pense qu'il serait peu avisé de provoquer Dieu et la pieuse stupidité de la vieille Angleterre aussi longtemps que notre position ne sera pas mieux assurée sur cette île remarquable . " (21) En 1928, il écrit à Pfister que si la pensée scientifique se brise " dès que l'on touche à Dieu et au Christ ", il convient d'en tenir compte, bien qu'il s'agisse d'" une des inconséquences logiquement indéfendables de la vie ". (22)

En 1909 déjà, le grand Viennois avait écrit à ce pasteur suisse : " Vous savez que notre érotisme inclut ce que vous autres, pasteurs d'âmes, appelez Seelsorge (souci des âmes) . " (23) La nécessité de pactiser avec la pensée religieuse était devenue tellement inévitable pour Freud qu'il ajoute: " En soi la psychanalyse n'est pas plus religieuse qu'irréligieuse. C'est un instrument sans parti, dont peuvent user les religieux et les laïques " à condition que le but visé soit " la délivrance d'êtres souffrants ". La négociation politique continuera jusqu'à la veille de la mort de Freud.

16 - Le contexte théologique

C'est que, depuis la Renaissance, la science des religions s'est heurtée à des obstacles insurmontables, et précisément les mêmes qu'avait rencontrés Protagoras. On sait qu'après un intermède de dix-sept siècles, les nouveaux débuts de la pensée critique ne remontent qu'à Richard Simon et à Spinoza, parce que la Renaissance elle-même, après quelques audaces vite éteintes sur les bûchers, avait renoncé à contester le caractère surnaturel des deux Testaments. Grand admirateur de Laurent Valla, qui avait démontré que la Donation de Constantin était un faux, Erasme expliquera encore les fautes de grammaire des évangélistes par l'effet d'une bienveillante attention du ciel, lequel aurait voulu laisser transparaître la faillibilité des hommes.(24)

Au XVIIIe siècle encore, douter du Déluge pouvait vous faire brûler vif. Au XIXe siècle, la critique protestante ellemême était condamnée au travail d'Hercule de prouver que les événements mythologiques dont l'Ancien Testament est rempli s'étendent au Nouveau Testament. David Strauss, qui avait publié, en 1835, une Vie de Jésus dont Renan allait s'inspirer si largement vingt-huit ans plus tard, avait vu sa carrière universitaire brisée parce qu'il avait provoqué un scandale inouï dans l'Église luthérienne allemande : il avait nié la réalité matérielle des miracles de Jésus. Il aurait dû, lui dit-on, publier son ouvrage en latin, afin de ne pas troubler les croyances du petit peuple. La ville de Zurich, qui avait offert une chaire à ce disciple de Hegel, dut le renvoyer dans ses foyers devant une furieuse levée de boucliers helvètes. Cinquante-quatre ans après le cyclone de la parution du Jésus de Renan, qui lui coûta sa chaire au Collège de France, Freud ne pouvait présupposer l'inexistence du Dieu des Juifs, des chrétiens, et des musulmans comme une évidence scientifique allant tellement de soi qu'il était aussi inutile de la démontrer que celle des dieux des Égyptiens, des Grecs et des Romains.

Il faut donc se rendre à l'évidence : il sera impossible de jamais fonder une véritable science des religions aussi longtemps que la civilisation de la pensée critique ne sera pas suffisamment mûre pour qu'il soit admis de toute personne raisonnable que Zeus n'a pas enlevé Europe, qu'une vierge ne saurait avoir été fécondée par le ciel, qu'aucun homme n'est jamais sorti de son tombeau trois jours après sa mort et que du pain et du vin ne se changent pas réellement en chair et en sang sur l'autel.

17 - L'accueil de L'Avenir d'une illusion parmi les psychanalystes

C'est à partir de ces prémisses qu'il convient d'observer la grandeur et les limites de l'entreprise, aussi géniale qu'irréalisable de Freud - celle de fonder, dans l'Autriche hypercatholique de 1927, une science complète des croyances religieuses sur la seule assise d'une révolution psychanalytique encore à ses débuts. Certes, l'auteur de L'Avenir d'une illusion disposait de quelques avantages sur les Giordano Bruno ou les Étienne Dolet. Il les relève avec humour. II se trouvait placé, disait-il, au-dessus de la " désapprobation de ses contemporains ". (...) " Tout au plus peut-il advenir qu'il soit interdit de traduire et de répandre mon livre dans tel ou tel pays. Bien entendu cela arrivera justement dans les pays qui ne doutent pas du niveau élevé de leur culture." (25)

Mais L'Avenir d'une illusion sema le désarroi même parmi les psychanalystes. A la fin de décembre 1927, le New York Tunes titrait: La religion condamnée, affirme Freud. Désarroi parmi ses disciples. Mais aucune réaction critique n'effleura la seule question décisive, celle de l'inexistence d'une divinité qui serait située en dehors du psychisme humain, dans un état invisible et vaporeux. On répondit, comme d'habitude, que le savoir objectif n'assure pas le progrès, que la science ne saurait inspirer les valeurs morales et les oeuvres d'art durables. Le rabbin Nathan Krass, parlant devant sa congrégation au Temple Emmanu-El, à New York, prit Freud de haut: " Dans ce pays, nous avons l'habitude de prêter attention aux hommes et aux femmes qui portent des jugements sur n'importe quel sujet, s'autorisant du fait qu'ils ont accompli quelque chose de marquant dans un domaine donné. " Evoquant l'exemple d'Edison qui, " en vertu de son savoir en électricité ", trouva un auditoire auquel " exposer ses opinions en théologie ", il attaqua la psychanalyse en tant que telle, et les névrosés euxmêmes comme des êtres pervers . (26)

III

18 - Les débuts de l'ethnopsychanalyse adaptative

Malheureusement, l'impossibilité dans laquelle le découvreur de l'inconscient s'est trouvé de demander, en tout premier lieu, aux candidats à la profession de psychanalyste de liquider totalement leur transfert sur le fantôme d'un Dieupère aura des conséquences considérables sur la théorie des phénomènes religieux que Freud allait élaborer.

Premièrement, l'omission d'un préalable méthodologique rigoureusement anti-théologique a si bien empêché la science nouvelle de conquérir un statut logique, qu'un accord superficiel et trompeur allait en résulter entre les psychanalystes demeurés croyants et les autres - et cela sur le terrain essentiel de la philosophie des valeurs qui sous-tend la recherche scientifique. C'est ainsi que Pfister allait s'attaquer au catholicisme sur le fondement d'une psychanalyse d'inspiration protestante. On aboutissait à une ethnopsychanalyse adaptative dont les fondements demeuraient vigoureusement théologiques. Daniel Sibony résumera ce genre de dialogue: " Dans un congrès oecuménique un prêtre et un rabbin s'abordent " fraternellement ". Le rabbin: - Quand même, votre histoire d'immaculée conception, il faut retirer ça, ça ne tient pas la route... Le prêtre: - Et vous alors, cette histoire de Moïse coupant la mer Rouge d'un coup de baguette?! Le rabbin Oui, mais nous, c'est VRAI . "(27)

Oubliant qu'il n'y a pas davantage de scientificité véritable d'attaquer Jahvé au nom d'Allah et Zoroastre au nom de Wotan que l'astronomie de Ptolémée avec le livre de Josué à la main, Pfister observera que presque tous les saints catholiques souffraient " de névrose, d'hallucinations, de moments d'insensibilité totale, d'anxiété, d'obsessions, de douleurs hystériques, de perturbations de la conscience, d'un rétrécissement de la perception mentale "; et qu'en outre, leur " vie sexuelle très durement réprimée les handicapait profondément dans leurs existences ". L'éthique du protestantisme aurait accompli " ce que la psychanalyse tente de réaliser en se fondant sur la compréhension scientifique ". Elle aurait " inversé le phénomène de refoulement engendré par le célibat, la hiérarchie et la vie monastique." (28) Luther aurait fondé une forme supérieure de la dévotion chrétienne, qui aurait permis de " réduire les ravages du complexe du père, parce que tous les croyants peuvent désormais tenir le rôle de prêtre ".

19 - Le psychanalyste Jésus

Du coup, Jésus serait " le premier des psychanalystes ". Il aurait " fait se lever le soleil d'une vie nouvelle, joyeuse et saine ". (29) Le freudisme, adjuvant providentiel des évangiles chrétiens, permettrait d'éviter l'" adoration du sang et des plaies du Christ ", c'est-à-dire " la plus vile sexualisation de la religion qui puisse être ", et mettre en échec les " orgies religieuses " . (30) Mais si la Réforme a effectivement conduit à une interprétation plus saine des profits psychiques de la foi - et si elle a facilité le divorce de Pfister dans la Zurich bigote de l'époque - ce n'est pas une catéchèse plus agissante qu'une autre à titre de thérapeutique des névroses matrimoniales qui donnera jamais à la psychanalyse son statut philosophique et sa vraie place dans l'histoire de la pensée.

20 - Le fondement anthropologique de la croyance et la substantification des valeurs

C'est également parce que Freud a dû louvoyer avec la croyance que la psychanalyse s'est écartée de la voie qui l'aurait conduite à une réflexion approfondie sur les rapports entre la croyance aux valeurs et la croyance en l'existence objective des Immortels. En effet, qu'une religion soit orientée par les valeurs protestantes, bouddhistes, musulmanes ou catholiques, n'explique pas comment il se fait que ces valeurs fassent naître ensuite dans les esprits, même solides en appa-rence, une foi sincère en l'existence réelle d'un personnage cosmique chargé de servir de support fantasmé aux valeurs qu'on invoquera en son nom. Descartes, Hobbes, Voltaire, Spinoza, Locke croyaient très sincèrement en l'existence d'un Dieu dans l'espace, parce que c'était précisément en son nom qu'ils condamnaient l'Inquisition et le fanatisme. Spinoza reprochait aux croyants de n'adorer Dieu que dans la peur: " C'est à l'intensité de leur mépris de la raison, de leur éloignement de l'intelligence, dont ils disent la nature corrom pue, que l'on distingue les hommes éclairés de la lumière divine. Or, s'ils avaient seulement recueilli une étincelle de cette lumière, ils ne seraient pas si orgueilleux de leur démence, mais ils apprendraient à honorer Dieu avec plus de sagesse; ils l'emporteraient sur leur prochain, non comme ils font à présent par la haine, mais par l'amour ." (31) Pourquoi les dieux ne servent-ils pas de cariatides mentales à des théologies de la sauvagerie et de la violence? Un Dieu civilisé n'a pourtant pas davantage de chances d'exister qu'un Dieu gratuitement cruel et méchant.

Si Freud avait dirigé sa recherche dans cette direction, il aurait été conduit à comprendre qu'un personnage façonné par les siècles et qui porte l'empreinte de toutes les époques, de toutes les nations et de toutes les cultures est doté de tant de facettes qu'il est impossible d'en parler sans qu'il vous renvoie votre propre image morale et intellectuelle en retour quoi que vous disiez de lui, il possède, dans l'arsenal de sa mémoire, la figure de vous-même qu'il vous présentera. Le portraitiste d'un dieu se trouve toujours et nécessairement réfléchi d'avance dans le miroir des valeurs qu'il tend à sa divinité. Prenant appui sur sa propre représentation du " créateur ", c'est-à-dire sur son propre narcissisme sublimé, le croyant aura beau jeu de rétorquer à l'incroyant que sa réfutation ne dépeint que lui-même.

Ce chassé-croisé entre l'idole et son vénérateur renvoie à la rivalité entre deux photographes condamnés, aux enfers, à prendre sans relâche des clichés l'un de l'autre, alors qu'un seul de nos champions de la caméra détiendrait le monopole de réexpédier incontinent ses bobines à son adversaire en lui disant : " Ce n'est pas moi, mauvais adorateur, c'est toi seul qui figures sur la pellicule?" C'est ce que fera Pfister. Son " Dieu " dit à un Freud interloqué : " Tu as photographié mon pseudoportraitiste du XVIIIe siècle. " A cela, le Viennois ne saurait répondre en adressant à son interlocuteur un portrait du Dieu de Pfister d'abord parce qu'il lui aurait fallu étudier ce Dieu tel qu'il existait dans les esprits entre 1900 et 1930, et ensuite, parce qu'un tel portrait théologique serait encore beaucoup trop global face au fantasme personnalisé que " Dieu " est dans l'esprit de chacun de ses fidèles.

Pour Pfister, Freud était un croyant qui s'ignorait : " Vous n'êtes pas un athée, lui écrivait-il, car toute personne qui vit pour la vérité vit en Dieu; toute personne qui lutte pour la libération de l'amour est, selon Jean IV, 16, dans le sein de Dieu." (32) Jeter à terre, aux yeux d'un tel homme, la statue du dieu catholique français du XVIIIe siècle, tel qu'il vivait dans l'esprit du clergé, de la noblesse et de la haute bourgeoisie, c'était une entreprise bienvenue. Ce que Cervantès est au Quichotte et Shakespeare à Hamlet, chacun l'est à l'égard de son Dieu. Tout chrétien est un romancier dont l'oeuvre unique est un souverain tiré à un seul exemplaire, bien que lié à un fonds théologique commun. La plasticité de ce héros est infinie. On peut le plier à la foi des Tertullien et des Fénelon, des Bossuet et des saint François d'Assise, des Pascal, des Chateaubriand et des Claudel; mais, dans la galerie des modèles célèbres du personnage, chacun fait un choix si existentiel qu'il aura beau emprunter mille traits à mille images de l'Olympe déjà présentes sur le marché, il sera impossible de ne pas individualiser l'idole au point d'empêcher toute confusion avec celle du voisin.

Le dernier fondement de la foi est donc bien moins dans la métamorphose du père de famille en un père céleste que dans l'enfantement d'une figure de soi magnifiée, chargée de servir de socle narcissique " réel " aux valeurs. L'imaginaire accouche d'un point d'ancrage des exigences de l'éthique et de la politique. C'est pourquoi Voltaire regorge de prières: " Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à Toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps, s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à Toi qui as tout donné, à Toi dont les secrets sont immuables et éternels . " (33) Ou encore: " Quand les hommes n'ont pas de notions saines de la divinité, les idées fausses y suppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de la mauvaise monnaie, quand on n'en a pas de bonne . " (34)

21 - Freud et la littérature

Que serait-il arrivé si Freud s'était tourné vers la littérature pour se demander pourquoi les hommes croient en Dieu à la manière dont les enfants croient en l'existence objective de don Quichotte ou d'Hamlet? Ce qui est sûr, c'est qu'en négligeant une voie aussi féconde, Freud a rendu possible une sorte de psychanalyse bâtarde et inconséquente, qu'on a vue se mettre au service des croyances religieuses, tantôt sous la pompe de leur appareil romain, tantôt sous la dégaine plus puritaine du calviniste ou du luthérien. Lee soutiendra que les vrais croyants devront désormais professer " une nouvelle théologie du Ciel, qui rendra enfin justice à l'instinct de vie ." (35) Et il pourra ajouter, dans le flou d'une pratique psychanalytique " adaptative " : " Deux des caractéristiques principales du christianisme sont la liberté et l'amour. La psychanalyse démontre que ces valeurs ne peuvent être engendrées par ce que j'ai appelé une religion du surmoi, qui met l'accent sur le péché, la culpabilité et le châtiment - lesquels représentent le complexe de castration de la religion . " (36)

Pour Tillich également, la psychanalyse guérira la religion du " moralisme pharisien " et d'une " aliénation tragique " dans le péché - et toutes ces vertus seront censées rendre légitime la croyance en l'existence de Dieu - ce qui rendra impossible toute véritable analyse généalogique et critique du mythe fondateur. Une " science " psychanalytique qui se contente de " purger le christianisme de ses éléments non chrétiens " n'expliquera jamais pourquoi la foi se fonde sur un prodige psychologique d'une nature entièrement différente de la production du fantasme paternel, même métamorphosé en symbole objectivé de l'autorité sociale; ce qu'il s'agit d'expliquer, après Lacan c'est la transition inconsciente d'un plaidoyer légitime pour certaines valeurs à l'affirmation catégorique de l'existence objective d'un personnage qui les garantisse - même s'il demeure incontestable que le pater familias demeure un matériau originel du fantasme dans le judaïsme et le christianisme. Mais Lacan n'a-t-il pas écrit quelque part : " La vérité est une valeur? "

IV

22 - Que signifie le verbe être ?

Si Freud n'avait pas été contraint de renoncer, sous la pression du catholicisme viennois, à fonder la psychanalyse de la religion comme science sur l'élimination préalable et radicale du déisme, il aurait également pu s'interroger, en philosophe et en poète, sur le sens du verbe être appliqué à une oeuvre d'art; à une entreprise de la pensée, à une symphonie ou à un symbole politique: car celui qui soutient que la "Justice " ou la " Vérité " existent et qu'elles sont en marche, ne soutient pas, pour autant, que ces valeurs existeraient sous la forme d'un personnage installé dans le ciel. Michel Deguy a pu écrire: " Dormition, Ascension, Transfiguration, Résurrection " -si on devait prendre la fable à la lettre pour y " croire ", au sens vulgaire aujourd'hui prédominant, c'est-à-dire comme à une expérience perceptuelle, voire scientifique, celle de l'aéroplane Christ perçant les nuages (Apollinaire), aucune intelligence raisonnable n'y " croit ". Cependant, nous devrons tenir compte du fait que, précisément, cette croyance basse, ou superstition, occupe la mentalité de la plupart des contemporains " intégrisés " en masses croissantes : voici (re)venu le temps des guerres de religion. Femmes asservies, Rushdies clandestinisés, auto-da-fés planétaires ardents, sacrifices rituels, lynchages..." (37)

La psychanalyse n'a pas ouvert la voie à une réflexion philosophique sur le sens du verbe être appliqué à la Dormition, à l'Ascension, à la Transfiguration ou à la Résurrection. Elle ne s'est pas demandé ce que signifie être dans l'ordre poétique. Deguy encore: " Comment la poésie peut-elle préserver, ineffacer ce grand dépôt de figures inscrites en absence dans le pays, les mémoires, les noms ... " (38) Si Freud avait pu aller jusqu'au terme d'une catharsis par le blasphème, la psychanalyse permettrait de fonder la science des religions sur une méthode d'observation critique des mécanismes de la pensée qui sécrètent la croyance en l'existence d'un être mythique à partir d'une mythologisation des valeurs. Alors, la purification de la conscience claire par l'exploration de l'inconscient aurait pu anéantir la divinité-objet, en révélant son statut de support symbolique; et la philosophie aurait reçu, par le relais du poète, les moyens d'une science existentielle des mythes religieux.

23 - Le verbe être et la symbolique de la vérité

Cette science permettrait d'observer le chemin inverse que Freud a parcouru. Ayant commencé par l'autopsie de la figure sublimée du père réel dans la conscience croyante, il a pu observer les attributs politiques de cet être évidemment imaginaire. Placé devant une production délirante dûment consti- tuée - une illusion -, il n'était plus temps d'observer la généalogie du fantasme à partir d'un glissement irrationnel de l'être propre aux valeurs à l'être propre à un héros fantastique.

Et pourtant, l'observation des religions démontrait que les supports divins des valeurs ne sont pas tous des pères. Jésus, Moïse ou Mahomet ne sont pas divinisés comme des " pères ". Certes, Jupiter a été appelé très tôt pater omnipotens. Mais ni Apollon, ni Vulcain, ni Mars, ni Poséidon n'ont été des "dieux-pères". La production, par l'encéphale humain, de supports " objectivés " des valeurs sous la forme de personnages, exige une problématique capable d'englober celle du transfert, qui s'en est tenue à une prééminence abusive d'une " figure du père " qui n'existe que dans le judaïsme et le christianisme.

Si la psychanalyse avait posé la question grecque du sens du verbe être quand il est appliqué à des acteurs cosmiques, elle aurait sans doute été conduite à Shakespeare, à Balzac ou à Cervantès, ces créateurs géniaux de personnages-supports, censés réels, précisément, parce qu'ils sont chargés d'incarner , des valeurs. Alors, la science de l'inconscient, devenue la maïeutique d'une véritable science des religions, permettrait à l'Occident de préciser ce que signifie le verbe être appliqué à Don Quichotte ou à Dieu : car Dieu existe bel et bien en tant que personnage politique et éthique dans l'imaginaire de l'humanité. Ce n'est pas rien d'exister dans l'ordre symbolique. Cela permet même de donner son élan " apostolique " à une éthique de la lucidité qui s'appelle la philosophie. Ecoutons une fois encore le poète. Comment ressusciter " la dernière sortie du Quichotte : les moulins à vent sont toutes ces tours culturelles, flèches, minarets; il s'y jette comme sur les géants. Qui sont les géants? Imams, rabbins, patriarches, évêques, etc. Il est un Christ qui veut chasser les idolâtres du temple ". (39)

Ayant lu Don Quichotte à l'âge de six ans, je me souviens de l'intensité de ma foi, quand j'étais persuadé de la réalité historique du chevalier dont je découvrais les aventures et les exploits; et j'ai été déçu, je l'avoue, quand j'ai compris que ce Christ n'était qu'une production d'un certain Cervantès de Saavedra, bien qu'il figurât parmi les " hommes célèbres" dans le Petit Larousse. Un jour, j'ai lu l'histoire de ce capitaine au long cours anglais, qui soutenait l'inexistence de Gulliver en démontrant son ignorance de la science de la navigation. Alors j'ai compris que l'amour de ce cerveau fêlé de Don Quichotte pour Dulcinée, et la noble folie qui lui faisait attaquer avec sa lance des moulins à vent symboliques, n'in-téresserait en rien les lecteurs du monde entier depuis trois siècles si sa folie ne symbolisait pas les valeurs d'un messia-nisme à la fois grandiose et tourné en dérision par le fécond dédoublement que l'on appelle la pensée.

24 - Freud et l'avenir du "Connais-toi"

Philosopher, c'est d'abord savoir ce que parler veut dire. Je sais désormais que Don Quichotte existe; mais comme je sais aussi ce que signifie le verbe exister appliqué au chevalier errant, je suis en mesure d'observer de près comment cet être universel a été enfanté par son vrai père, qui existe dans le ciel de la littérature et qui a fait de son héros un être tellement réel qu'il a conquis l'existence allégorique à l'échelle de la planète. L'étude de " Dieu", comme personnage tour à tour justicier, quémandeur, guerrier, législateur, vengeur, triom-phateur, humilié - parce que déchiré entre les tâches incon-ciliables qui affligent l'homme en société -, conduit la science de l'inconscient religieux à observer les lentes métamorphoses que l'homme fait subir, de siècle en siècle, à ses tensiomètres fabuleux - ses idoles.

Certes, il faudra plus d'un siècle pour que l'Islam accepte qu'Allah soit un support mythique des valeurs de l'Islam. Mais si les Musulmans ne sont pas encore mûrs pour apprécier la grandeur du personnage fabuleux d'Allah, que créa Mahomet, son Cervantès, est-il sûr que, deux siècles après Voltaire, et près d'un siècle et demi après la naissance de Freud, l'Occident pensant n'ait pas encore atteint, lui non plus, la maturité intellectuelle et morale suffisante pour guider l'humanité vers une intelligence plus profonde des mythes religieux? Là se trouve l'enjeu le plus décisif: car il s'agit de savoir si la démocratie et la laïcité ne pourront progresser sur les chemins de la raison qu'à la lumière d'un humanisme si pauvre et déjà si étiolé qu'il n'engendrera aucune philosophie vigoureuse et aucun élan de la raison capables de repenser radicalement l'âge mythique des nations et des peuples; ou si, au contraire, la vitalité intellectuelle de l'Occident sera à, nouveau démontrée par sa capacité d'intégrer et de digérer les anciennes constructions théologiques de l'esprit humain pour un fécond enrichissement de la culture mondiale. Si, dans la véritable postérité de Freud, l'Europe ne redonnait pas un nouvel et prodigieux essor au " Connais-toi " socratique, alors un pluriculturalisme tantôt arc-bouté aux rêves théolo- giques, tantôt à une rationalité bi-dimensionnelle, nous enseignerait le vrai sens du " déclin de l'Occident ".

25 - La psychanalyse des héros du symbolique

Mais, dès 1604, un fin psychanalyste, du nom de Cervantès, observait que Don Quichotte avait fini par se prendre pour un chevalier errant, à force de lire des romans de chevalerie dans son village. Deux siècles plus tard, l'exégèse scientifique démontrait que Jésus en était venu progressivement à devenir un personnage messianique à ses propres yeux. C'est que les prophètes se comportent réellement dans le monde comme le héros imaginaire de Cervantès - ce qui permet ensuite au mythe de broder sur leur destin et de ne cesser de le charger de signifiants nouveaux. Hegel disait déjà que la biographie " réelle " des dieux censés s'être incarnés ne comptait pas en regard de leur biographie surréelle et mythique. C'est que nous sommes tous des Quichottes en puissance.

Pour que la science des religions féconde à la fois l'avenir de la culture et la lucidité critique, observons l'histoire réelle, de Don Quichotte, de Mahomet et de Jésus dans l'entrecroi- sement des imaginaires et des narcissismes où ces allégories des valeurs oscillent, elles aussi, entre les Torquemada et les saint François d'Assise, entre les imams Khomeiny et les El Hallaj. Après tout, ouvrir le coeur de l'Idole est une tâche digne de notre imaginaire.

 

1. Colloque lacanien de Lille de 1978, Les silences de l'identité; Discussion après la communication de Danièle Lévy sur " Une psychanalyse à l'envers: Madame Guyon "; Actes du Colloque, p. 94
2. Freud, L'Avenir d'une illusion, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, trad. Marie Bonaparte, 8° éd. 1989, p. 74.
3. Ibid., pp. 74-75.
4 . Ibid. p.66
5 . Ibid., p. 50
6.Ibid. p. 50
7 . Ibid. p. 40
8. S.J. Birnbaum (un avocat de Toronto) à Freud, 27 février 1939; voir Freud, une vie de Peter Gay, trad. française Hachette, 1991, p. 742.
9. Freud à Pfister, 9 octobre 1918, Freud-Pfister, p. 64, Correspondance Freud-Pfister Gallimard, 1966, pp. 102-105.
10. Freud aux membres de la loge B'nai B'rith, s.d. (6 mai 1926), Briefe, pp. 381-382, Correspondance (1873-1939), p. 398.
11. Freud, L'Avenir d'une illusion, p. 77.
12. Lettre anonyme à Freud, 26 mai 1939; voir Peter Gay, op. cil., p. 742.
13. Freud, Lettre à Fliess, 1er janvier 1897
14 . Freud, L'Avenir d'une illusion, p. 43 (trad. Diéguez)
15. Lettre de Freud à Singer, 31 octobre 1938, Briefe, 469; Correspondance 1873-1939.
16.Freud, L'Avenir d'une illusion, p. 45.
17. Freud, L'Avenir d'une illusion, p.45
18. Freud, L'Avenir d'une illusion, p. 47.
19. Freud, L'Avenir d'une illusion, p. 45.
20. Freud, L'Avenir d'une illusion, p. 45.
21. Lettre de Freud à Jones du 6 avril 1921, Freud Collection, D2, LC.
22. Lettre de Freud à Pfister du 25 novembre 1928, Freud-Pfister. 135. Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, op. cit., p. 182.
23. Lettre de Freud à Pfister du 9 février 1909, Freud-Pfister. 12-13 (16-17), in Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, op. cit., p. 47
24. Erasme, " Car si l'Esprit divin qui dirige l'intelligence des Apôtres a permis que les siens ignorent certaines choses et qu'ils commettent des lapsus ou des erreurs de jugement ou de sentiment parfois, non seulement ce n'est pas au détriment de l'Évangile, mais encore il faut tourner cette erreur elle-même en secours de notre foi ainsi a-t-il pu se faire qu'il ait réglé l'organe de la mémoire chez les Apôtres de telle sorte que même si quelque chose leur a échappé comme il est normal pour les hommes, cela loin de diminuer la crédibilité de l'Écriture divine lui vaut un supplément de crédit auprès de ceux qui, autrement, auraient pu l'accuser à tort d'avoir été écrite de façon concertée ." (Erasme,Annotations, Erreur et vérité dans l'Ecriture, Matth. 2, 6 " Et toi Bethléem " LB 13 D).
25. Freud, L'Avenir d'une illusion, p.52
26. Nathan Krass, 22 janvier 1928, " Psychoanalyzing a Psychoanalyst ", New York Times, 23 janvier 1928, cité in Peter Gay, Freud, une vie, pp. 618-619.
27. Daniel Sibony, Du vécu et de l'invivable, Psychopathologie du quotidien, Bibliothèque Albin Michel, " Idées ", 1992, pp. 221-222
28. Pfister, Die Psychoanalyse als Wissenschaftliches Prinzip und als seelsorgerische Methode, Evangelische Freiheit, X (1910), 196-197, in Peter Gay, Un Juif sans Dieu, trad. Kim Tran, PUF, 1989, p.86.
29. Pfister, ibid.
30. Cf. Pfister, Die Frommigkeil des Grafen Zinzendorf, 116, 107
31. Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, où plusieurs démonstrations sont données de cette thèse: la liberté de philosopher ne menace aucune ferveur véritable ni la paix au sein de la communauté publique, La Pléiade, p. 667.
32. Pfister à Freud
33. Voltaire, Traité sur la tolérance, chap. XXIII : " Prière à Dieu ".
34. Voltaire, op. cit.
35. Lee, Freud and Christianity, 1948, p. 98.
36. Lee, op. cit.
37. Michel Deguy,Arrêts fréquents, éditions A.M. Métailié, Paris, 1990, pp. 20-21.
38. Ibid., p. 21
39. Deguy, op. cit.