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Freud et la philosophie
In Le Portique, 2e semestre 1998

 

L'article étudie les fondements de la psychanalyse à partir du Parménide de Platon et du premier " meurtre du père ", celui du néant. Il illustre le champ ouvert à la psychanalyse par l'athéisme - c'est-à-dire par l'élimination du transfert narcissique sur le père (Voir Freud et l'athéisme de la psychanalyse). L'avenir de la philosophie devient celui de la psychanalyse. Une approche de la psychanalyse à partir de l'angoisse originelle des évadés de la zoologie aboutit à une compréhension existentielle du langage et à une psychanalyse de la fonction exorcisante de la logique, et notamment du " principe d'identité "



1 - De l'inconscient philosophique de la question

La condition de validité de toute pensée proprement philosophique est l'analyse des présupposés véhiculés par la formulation même de la question. Ceux-ci constituent les souverains cachés de la problématique mise en jeu sur l'avant-scène. Un certain inconscient épistémologique règne en maître sur tout le débat. Freud est donc déjà présent quand Platon reproche aux géomètres non seulement leur " impuissance à mettre en pleine lumière des hypothèses auxquelles ils ne touchent pas, faute de pouvoir en rendre compte ", mais encore de faire de leur science " un rêve " (1).

Qu'apprendrons-nous de l'audition de l'interrogateur et des ré-ponses de l'interrogé ? Qu'il soit demandé à Sigmund Freud de nous expliquer son rapport à la philosophie signifie-t-il que la phi-losophie sera l'interlocutrice privilégiée, mais traquée, de la psychanalyse ou bien que Freud sera interrogé par une maîtresse de maison qui le sommera de s'expliquer et qui lui posera ses ques-tions à elle ? Qui est le personnage dominant si un rapport de forces apparaît au cœur même de l'énoncé du problème ?

La démarche serait vaine si elle était " politique " ; mais elle est philosophique au premier chef. Car si Freud demande : " Quelle est ma place dans la philosophie ? ", l'interrogation se dédouble aussitôt entre deux options non moins philosophiques l'une que l'autre : ou bien le psychanalyste sollicite la philosophie de l'auto-riser à résoudre un problème philosophique, ou bien il lui demande de l'informer de la place que la philosophie voudra bien accorder ou assigner à la psychanalyse dans sa propre enceinte et, tout au long de son histoire. Dans le second cas, Freud se présente en collaborateur agréé d'une discipline aux règles établies et sans doute perfectibles, mais non susceptibles de modifier leurs fondements mêmes. Freud serait un Euclide qui demanderait à la géométrie : " Quelle place me concèdes-tu sur le parcours de tes questions ? "

Mais que se passerait-il si la philosophie demandait à Freud : " Qui es-tu ? As-tu quelque chose à m'apprendre sur moi-même et ai-je, en retour, quelque chose à t'enseigner sur toi-même ? Qui suis-je dans ton miroir et qui es-tu dans le mien ? " Cette prise à rebours nous embarquerait dans une dramaturgie de la pensée et dans un éclairage troublant de ses enjeux, parce que la formulation des questions charrie des pré-définitions diverses et mêmes opposées de la philosophie. Cette discipline a-t-elle pignon sur rue ou bien est-elle une quête angoissée, donc ouverte à l'interrogation psychanalytique depuis les origines ? Si Aristote interrogeait la philosophie en ces termes : " Dis-moi si je t'ai rendu de grands services et si tu m'es reconnaissante pour les travaux dont je t'ai fait bénéficier ", la question psychologique posée serait de savoir quel genre d'hommes sans inquiétudes prédéfinissent la philosophie et la confirment dans ses prérogatives, et quels esprits inquiets rendent philosophique la question décisive de savoir ce qu'est la philosophie et qui peut se prétendre un philosophe.

Or, cette seconde option exprime le pouvoir dérangeant de la pensée face à une philosophie subordonnée à son questionneur, comme la peinture est subordonnée à l'artiste qui la réinterprète et la réenfante, bien qu'il existe un art appelé " la peinture " et qui revendique légitimement son identité propre. La vraie question est donc de savoir si Freud figure parmi les interrogateurs qui méritent le titre de penseurs et auxquels il est permis de demander ce qu'est la philosophie. Mais, dans ce cas, le statut philosophique de Freud sera ambigu, comme celui de tous les créateurs ; car, d'un côté, il sera un souverain que la pensée occidentale interrogera afin d'apprendre de lui à se connaître en son inconscient propre ; d'un autre côté, la pensée de Freud sera précaire, et précisément fécondée par sa précarité ; car elle aura inauguré un nouveau face-à-face de la philosophie avec elle-même.

Mais la pré-analyse succincte de la formulation de la question n'a-t-elle pas déjà mis en évidence que la philosophie peut se défi-nir comme un savoir ouvert ou fermé et que son psychisme est d'une importance telle que ce serait par abus de langage que nous donnerions le nom de " philosophie " indifféremment à l'entreprise gigantesque des cosmologues, ces grands constructeurs, organisateurs et planificateurs de l'univers, qui ont rivalisé d'ambition avec les physiciens depuis Anaxagore jusqu'à nos jours, et à l'entreprise tout opposée et de plus modeste apparence des grands interrogateurs qui mettent l'homme en dialogue avec la pensée ?

Je vais donc tenter d'interpréter la question " Freud et la philosophie " dans un sens " socratique ", en me demandant si la philo-sophie est légitimée à s'interroger sur elle-même en se mettant à l'écoute de la vie de la philosophie et de son esprit tels qu'ils se dessinent dans le miroir freudien. Freud est-il un être virtuel, un lieu d'enfantement de la pensée, une somme de potentialités susceptibles d'ouvrir et de rouvrir sans cesse la philosophie à l'avenir de l'intelligence, à l'instar de Platon, de Descartes, de Kant, de Nietzsche, ou encore des grands peintres qui ne cessent d'approfondir l'âme et l'identité de leur art ?

2 . L'anthropologie historique et la loi des créateurs

Pour tenter de déculpabiliser le coup de force socratique et freudien, mais également nietzschéen - celui de fonder la philosophie sur une pesée des esprits, donc sur une anthropologie critique - je me demanderai d'abord, s'il est une seule discipline de l'esprit qui pourrait se fonder sur le statut qu'elle aurait souverainement préé-tabli de celui qu'elle questionnera. Si je dis : " Balzac et l'art du roman ", la question sera de savoir comment la notion même de roman coulera dans de nouveaux creusets à l'école de Balzac. Si je dis : " Euler et les mathématiques ", je me demanderai quelle métamorphose les mathématiques auront subie à se redécouvrir dans le génie d'Euler. Si je dis " Lavoisier et la chimie ", je demanderai comment la chimie a changé de problématique pour naître par-delà la phlogistique.

La philosophie n'échappe pas à la loi des régénérateurs qu'on appelle des créateurs : depuis Descartes, interroger un philosophe, ce n'est pas le situer dans une histoire déjà écrite de la philosophie et de ses problèmes : c'est réécrire l'histoire entière de la philosophie afin que ses apories vénérables, mais usées par l'âge, se situent dans une problématique nouvelle et changent entièrement de sens et de nature, mais aussi de température, de tension, de qualité, donc d'existence proprement philosophique. Pouvons-nous interroger Freud de cette façon ? Autrement dit, Freud résiste-t-il à l'épreuve centrale, la seule qui fasse le philosophe, d'introduire dans l'histoire de la raison une problématique nouvelle, donc une refondation et un autre examen des présupposés de la connaissance ? Si Platon, Descartes, Kant, Nietzsche ne se lais-saient pas interroger sur ce modèle, ils ne seraient pas des signes décisifs d'une humanité en marche sur les chemins de l'intelli-gence, mais seulement d'excellents ouvriers qu'on aurait engagés sur un chantier et dont l'industrie intellectuelle mettrait au point une artillerie mentale de plus en plus perfectionnée.

3. L'histoire de la philosophie et la psychanalyse

On sait qu'à partir de l'instant où la philosophie a découvert l'arme de la dialectique son problème fut d'établir un rapport convaincant entre l'idée et le singulier, donc entre l'universel, qui est mental, et le concret, qui est corporel, afin d'enfanter l'"intelligible ". Ainsi formulée, l'aporie trouve nécessairement son fondement anthropologique dans une scission originelle entre l'entendement et la " chair ". Cette dichotomie s'exprime par la voix d'un psychisme armé du langage, donc d'un instrument voué à l'élaboration automatique de l'universel - c'est-à-dire de l'insaisissable - puisque les mots sont des généralisateurs-nés, qui désignent seulement, sur le mode évanescent, des catégories de faits, d'événements ou d'objets. Mais l'universel est l'outil du pouvoir, la clé, abstraite par nature, de tous les commandements, l'assise de tous les trônes et l'armature de tous les sceptres. Gouverner, c'est plier le monde à une autorité incapturable en tant que telle, puisque la parole est constituée d'avance en un plénipotentiaire invisible.

L'évangéliste disait : En arky èn o logos, ce qu'Érasme traduisait effrontément par In principio erat sermo (" Au commencement était la parole "). La psychanalyse peut-elle faire irruption dans le Parménide afin d'y observer les enjeux psychiques qui sous-tendent la vertigineuse dialectique de ce texte fondateur, dont les énigmes, rigoureusement enchaînées les unes aux autres, ont si bien désarçonné les modernes qu'on a pu écrire qu'il s'agirait d'un " feu d'artifice dialectique d'où il ne sort aucune lumière " ? (2)

Et pourtant la question posée par le Parménide est celle de l'inconscient de la connaissance comme croyance, donc de la genèse de la conviction en l'intelligibilité du réel. Quel est le fondement anthropologique du " sens " si, dans le Parménide déjà, nous assistons à l'alliance que le langage va sceller avec la magie, puisque tout le débat portera sur la notion mythique de participation de l'abstrait au concret et vice versa? Qu'en est-il de la " participation " du symbole à la chose, donc du signe au réel ?

Ce problème a alimenté la " querelle des universaux ", dont on sait qu'elle a traversé toute l'histoire de la philosophie d'Aristote à nos jours et qu'elle a forgé le mythe de l'incarnation dans une religion tout entière fondée sur un rêve philosophique - celui de chosifier la métaphore théologique, de concrétiser la figure mythique d'une divinité créatrice, de substantifier l'esprit d'un fabricant du cosmos, de faire fusionner sa parole avec le corps humain afin de guérir l'humanité de l'aporie originelle, celle que toutes les sociétés et toutes les civilisations s'interdisent de regarder en face et qui n'est autre que la terrifiante solution de continuité entre les signifiants en tant que tels et le monde en tant que tel, les res extensae et les res cogitantes de Descartes.

Mais il faut avoir déjà commencé d'analyser l'inconscient de la connaissance " expliquante " pour observer le désir omnipotent et omniscient qu'exprime une philosophie de la participation du vocable à la matière, qui n'est autre que le vœu viscéral et irrésistible des corps d'opérer une conjonction entre des atomes et du sens, donc de rendre tangible le symbolique et palpable le signe - alors que la " vérité " est une valeur, donc un signifiant et que tous les signifiants sont nécessairement fabriqués de main d'homme, sauf à proclamer que les objets seraient parlants et à les élever au rang d'oracles bavards. Constituer une philosophie née oraculaire en un objet de la psychanalyse, donc du savoir critique, exige une anthropologie en mesure d'expliquer la dérobade originelle de la conscience devant sa responsabilité d'enfanter le sens, puisque cette dérobade ontologique et inconsciente s'exprime précisément par le désir d'incarner la parole, donc d'opérer un mélange nécessairement mythologique et magique entre le mutisme du monde et le discours.

4 - Freud et le Parménide de Platon

Ne commençons-nous pas de pressentir ce que vient faire sur la galère du Parménide un Freud véritable, donc virtuel, et pourtant bien réel ? Car le grand Viennois fait entrer dans le " problème de la connaissance " le cheval de Troie de l'interrogation sur la nature de l'imaginaire cérébralisé de la philosophie classique. Il s'interroge sur ce que le thème de l'Un considéré en son unité propre a pour fonction de masquer, puis ce que " signifie " la prodigieuse gymnastique mentale du dialogue.

Que " veut dire " la question de savoir ce qu'il en sera de l'homme, puis du monde, et enfin de toute connaissance humaine et divine si l'" Un " est entièrement unité à l'égard de lui-même et s'il sera donc bien impossible de jamais introduire la pointe d'une aiguille dans la totalité et l'opacité de la logique qui régnera sur son impénétrable unité ? L'Un conçu comme unité absolue est l'apothéose, l'alléluia et le magnificat de la toute-puissance de la parole du souverain : mais s'il est souverain, il sera indivisible, intransportable, sans forme et sans figure, donc réduit à l'impuissance par son omnipotence. Le vocable unifié est un des-pote ligoté à sa propre unité et réduit à la paralysie générale. Car s'il était pluralité, il aurait des parties et ne serait pas un tout, puisque chaque partie serait constituée en unité ; mais si on le déclare un tout, on le délimitera, et il perdra derechef sa totalité. S'il avait un commencement, une fin, un milieu, il serait limité et sa totalité à lui-même, son absolue unité ferait naufrage une fois de plus ; s'il était rond ou droit, il aurait une figure, donc des parties : s'il était quelque part, il serait encerclé, s'il était déplaçable, il y aurait altération, s'il avait un centre, il pourrait subir une rotation, s'il pouvait advenir, il serait muable, s'il était dans le temps, il serait altérable.

De quoi s'agit-il ? De retirer tout attribut au concept unifié, totalisant, afin de frapper ce despote de mort philosophique. Mais si l'Un " n'était pas ", aucune unité ne serait saisissable par le langage et le sujet, mis en suspension dans un vide vertigineux entre l'Un totalisant et l'Un absent, s'évanouirait tout autant dans l'angoisse de son auto-dissolution que sous le sceptre indéterminable de l'Un considéré en son unité irréfragable. C'est donc une dialectique entière de la place possible de l'individu qui est argumentée par cette dialectique de l'angoisse. La cité se trouve prise en étau dans un tragique entre-deux : d'un côté, la tyrannie de l'Un, de l'autre la tyrannie de l'évanouissement du concept. Platon traque la parole, jugulant sa puissance et exorcisant son impuissance afin de localiser le sujet quelque part entre l'Un et le néant.

À l'origine de la philosophie, le Parménide n'est autre qu'un extraordinaire traité politique : il s'agissait de fonder un équilibre entre les hommes et les dieux. C'est pourquoi le champ ainsi ouvert à l'enquête psychanalytique au sein de la philosophie occiden-tale est immense : tout le politique sera fondé sur une psychologie mythique, celle de la participation du sujet à un être extérieur, l'eidos, ou l'idea, sorte de divinité forgée par le langage et jouissant pratiquement du statut des Célestes. La construction du signifiant, donc de l'intelligible, se révèle religieuse ab origine, ce qui suffit à livrer toute l'histoire de la philosophie à l'étude et à l'interprétation de l'inconscient fondateur de la loi, de l'État et de la psyché.

Quel sera le statut des relations magiques de la participation de l'homme aux oracles sonores que sont les mots ? Comment le sens et tous les signifiants naîtront-ils de la médiation par l'abstrait, donc du discours ? Quelles seront les valeurs qui sous-tendront les réseaux de relations médiatrices, donc fondatrices des identités collectives ? Tout cela ressortira au royaume de l'inconscient, donc à l'entrée de Freud dans le champ philosophique, puisque l'Un n'est que le signe verbal par lequel s'exprime le désir de la pensée de cerner son objet, de le délimiter, d'exercer sa prise, et puisque le Parménide exprime la hantise la plus originelle de la connaissance, celle de voir le monde s'évanouir si le sceptre de l'Un devait lui être retiré.

5 - L'angoisse originelle de la pensée et la naissance de la logique

C'est donc bel et bien l'angoisse d'exister qui se situe au fonde-ment de la pensée ; mais cette angoisse ne se démasque que par une plongée de la raison dans son propre inconscient philosophique. Toute la logique d'Aristote exorcisera une hantise parallèle, celle que révèle la dialectique du Parménide : une angoisse qui trouvera sa formulation compulsionnelle dans l'argumentaire du " principe d'identité ". Car il ne suffira pas que l'Un échappe à la double menace de son auto-totalisation despotique et de son évanouissement dans le néant, encore faudra-t-il qu'il ne change pas de comportement, de nature, de complexion et d'identité en cours de route.

Quel message angoissé le savoir adresse-t-il à la pensée quand il appelle la logique d'Aristote à son secours afin de soumettre la raison au même type d'enquête pré-psychanalytique que le Parménide ? Car l'inconscient veut consolider la participation première et garantir la stabilité de toutes les autres " participations " du réel au signifiant, de telle sorte que les choses demeureront inébranlablement fidèles à leur propre nature et se tiendront au garde-à-vous dans l'enceinte de la définition qui les aura figées et assignées à résidence. Aristote parle et dit : " Un arbre sera un arbre ; une maison sera une maison ; le père de Critias sera le père de Critias ".

Considérons un instant l'étrange besoin qu'éprouve l'esprit de s'exprimer par le canal du principe tautologique selon lequel A est A. Pourquoi s'assurer que l'objet coïncide avec lui-même et qu'il ne s'évade pas de son enceinte pour devenir un autre au même instant et sous le même rapport ? Pourquoi la pensée se pose-t-elle nécessairement et avec une si remarquable persévérance la ques-tion de l'auto-médiation du monde, donc de son identification têtue à lui-même ? Est-il une interrogation plus torturante et davantage livrée à l'interrogation psychanalytique que celle-là ? En vérité, la logique est la proie d'un rêve cauchemardesque. Elle commence par soulever une hupothesis geloia selon laquelle le monde n'aurait aucune raison de se conformer à lui-même.

Quel est l'inconscient de la présupposition fantasmatique selon laquelle, depuis le fond des âges, l'univers pourrait brouiller ses pistes avec tant d'astuce que nous serions dupés par nos harponnements et que nous aurions grand tort de faire une si naïve con-fiance aux rets de notre " principe d'identité" ? La ruse de la matière serait de nous révéler un monde bien réel et isolément saisissable, mais qui demeurerait obstinément rebelle à tout inventaire assuré, pour le motif qu'à peine emprisonnées en elles-mêmes, nos proies s'évaderaient du filet trompeur de la pseudo identité dont nous les aurions affublées. Désespérément interchangeables sous l'égide du Grand Trompeur qu'exorcisait Cartésius, elles se livreraient à nous en apparence seulement et sans jamais nous confier leur nom véritable, ce qui nous condamnerait à les inscrire sur des registres d'état-civil multiples, muables comme la cire, et désespérément évanescents. Le célèbre principe d'identité traduit-il seulement une hantise à psychanalyser, selon laquelle le cosmos pourrait nous présenter de faux papiers, ou bien faut-il chercher à un tout autre niveau de profondeur de l'inconscient de la pensée, les ultimes racines de la terreur qui sous-tend toute la philosophie et qu'exprimait son majordome, la logique ?

Imaginons - puisque cette folie sert de fondement au mythe rationnel de l'Occident - qu'à peine pris dans la nasse du pêcheur, le poisson pourrait subitement se révéler tout aussi bien, en même temps et sous le même rapport, marmite ou caillou; imaginons qu'à chaque instant, et sous le rapport susdit de la pêche, le poisson serait en même temps canard, cierge ou poutre, sans que ces derniers avatars fussent plus crédibles que les précédents, puisqu'aucune réalité d'ici-bas ne persévérerait suffisamment dans son existence spécifique pour se laisser authentifier, ne serait-ce qu'une fraction de seconde. Comment se fait-il que ce délire névrotique hante la pensée grecque à partir des traquenards dans lesquels la logique des relations de l'un avec lui-même et avec ta alla: - les autres choses - a entraîné la dialectique ? La pensée a-t-elle été guérie de l'angoisse par l'accouchement en catastrophe d'un oracle infaillible et très puissant ? Qu'en est-il du plus solide de tous les piliers de la raison, du plus inébranlable des rédempteurs du savoir, de la pierre angulaire du temple de la logique, du président du tribunal de la connaissance dont nous évoquons l'autorité depuis vingt-cinq siècles avec des mines gravissimes - qu'en est-il enfin de la solennelle juridiction du principe d'identité ?

6 - Psychanalyse du principe d'identité

C'est que l'angoisse originelle qui compénètre la logique résulte des rapports ambigus que l'homme entretient nécessairement avec sa propre identité du seul fait que son langage le livre à une inquiétante scission entre son ubiquité cérébrale et son ligotage au piquet de son corps. Cette angoisse native dresse l'oreille dans le coup d'État auquel la raison procède quand, abattant tout soudain le poing du législateur sur une espèce affolée, elle proclame le fiat lux libérateur du principe d'enfermement du monde dans son identité. Par la bouche de Freud, son psychanalyste, son décrypteur et l'explorateur de son inconscient, " Dieu " s'écrie : " Toutes choses seront ce qu'elles sont ; et toutes demeureront sagement emprisonnées dans l'enceinte du vocable qui les cernera. Nul ne rompra sans folie le pacte que le langage aura scellé avec le principe carcéral d'identité".

Toute l'histoire de la philosophie occidentale serait-elle un gigantesque exorcisme rationnel ? S'agirait-il de conjurer la déréliction de la " créature " avec le secours d'un concept magique par définition, le concept de participation, selon lequel la " vérité " serait susceptible de prendre corps ? Aristote le définit comme metexis du verbe metekomai : " avoir partie ". Il arrive que le Parménide recoure également à ce terme, mais il préfère le plus souvent le verbe metalambanomai dont il tire le substantif metalèpsis. On sait que la notion de participation débarquera dans la modernité avec Lévy-Bruhl, quand les premiers pas de la sociologie illustreront la multiplicité des identités collectives.

Elle caractérisera alors les seules " mentalités " dites " primitives ", alors qu'elle innerve toutes les théologies et toute la physique classique, selon laquelle la nature était connotée de telle sorte par la théorie qu'elle était censée incarner les signes et les métaphores qui la transportaient tout entière dans un monde intelligible. Galilée projetait encore naïvement la notion juridique de " loi ", en tant que signifiant légalisant, dans les régularités aveugles du cosmos, de sorte que l'expérience chosifiait candidement sa propre métaphore, comme dans le christianisme, où la divinité colle au corps déifié d'un Christ entièrement esprit et entièrement homme. Mais Athéna aussi " incarnait " la sagesse, Mars la guerre, etc.

Comment l'examen philosophique de l'esprit magique qui pilote l'" intelligible " dans toute science théorisée de la nature et dans toutes les théologies païennes et monothéistes aurait-elle jamais été rendue possible si Freud n'avait introduit l'analyse de l'imaginaire incarné, chosifié, substantifié dans l'étude du fonctionnement de l'entendement humain, et cela de telle sorte que la pensée critique peut désormais progresser sur le même chemin que la psychanalyse ? Car il devient possible de soumettre la notion même de " raison " à une interprétation de son évolution, puisque l'histoire profonde de l'homme n'est autre que celle de l'inconscient de sa pensée. Dans L'Avenir d'une illusion, nous assistons au spectacle de la greffe du cerveau de l'enfant sur l'image mythique du père de famille. Celui-ci monte sur la scène d'un théâtre mental où il se transfigure pour devenir un personnage dûment conçu comme réel et participant à la fois de son signe et de sa figure, symbole et image confondus, métaphore visible de l'" ordre ", donc soutien d'une identité du sujet dans l'imaginaire qu'objecti-vera l'enseignement d'un catéchisme.

7 - Freud et le néant assassiné

Certes, le Parménide est le plus extraordinaire logiciel des jeux de l'angoisse avec le sens, du vide avec le plein, de l'incarnation avec la désincarnation et de la parole avec le néant, puisque le pouvoir politique y observe en sous-main les fondements de sa légitimité et de sa précarité, de sorte que le sujet y côtoie sans cesse la menace de choir dans le vide ; mais, au plus profond de cette école des vertiges de la pensée et des dangereux apprentissages du code des exorcismes - qu'Aristote systématisera dans un traité de la Logique - nous voyons la brèche immense ouverte par la psychanalyse ; car la notion de participation qui régit l'idéalisme de Pythagore à Nietzsche, s'engouffre dans l'empire de l'inconscient pour demander à l'inconscient quels sont ses sorciers.

En vérité, depuis les origines, la philosophie était une catharsis dont l'instrument était l'idée. Que va-t-il se passer si l'école de la purification de l'entendement n'est plus le tri qu'opérait le concept entre le vrai et le faux, mais le décryptage de l'inconscient ? Sous le champ philosophique labouré en surface par la charrue de la dialectique, celle du Sophiste et du Théétète, fils naturels du Parménide, s'étend la nappe phréatique d'un désir proprement théologique, celui de s'arrimer corporellement au monde par le relais d'un arrière-monde constitué lui-même en un système d'objectivation magique du symbolique. Aucune intelligibilité critique et en profondeur de l'histoire de la philosophie ne sera donc possible si l'on n'explique pas l'inconscient religieux, donc magique de la philosophie elle-même. Pour cela, il faut observer les algorithmes fondateurs de toute la cybernétique de l'idéalisme. À ce titre, le Parménide a pré-programmé, par le moyen d'une traque systématique des implications du concept d'unité, toutes les apories du savoir que vingt-cinq siècles de la pensée allaient fatalement rencontrer.

Mais le Parménide ne permet-il pas déjà de passer derrière le décor d'une histoire de la philosophie qui ne savait pas qu'elle racon-tait sa propre histoire comme celle d'une participation magique du sujet au monde ? N'est-ce pas avec le néant que l'Un unifié et l'Un absent dialoguent en profondeur dans le texte inaugurateur de toute la pensée de l'Occident ? Car non seulement le personnage central du Parménide n'est autre que le néant, mais encore, il sera tranché de son statut. Le Sophiste rappellera qu'il faudra " tuer " Parménide, le " Père ", et que la philosophie ne pourra naître que de ce " meurtre du père ". Quelle sera l'arme du crime ? La proclamation que le néant existe, puisqu'il se constituera en un objet de la parole et qu'il se laissera donc traiter, triturer et exploiter par le langage. Si le néant n'existait pas, aucun dialogue ne serait possible avec lui et il n'y aurait ni science, ni société, ni pensée.

Que dit " Freud " du néant ? Ne reprend-il pas le Parménide à l'endroit précis où il s'est arrêté ? Ne dit-il pas à la pensée : " Cessez de vous demander ce qu'est le néant en lui-même ; cessez de demeurer des théologiens invétérés devant le personnage exté-rieur que vous appelez "le néant". Devenez existentiels, devenez socratiques et posez-vous la seule question transthéologique qui refondera la philosophie et qui lui redonnera un avenir ; demandez-vous quels sont vos rapports avec le néant, demandez-vous quel personnage vous êtes devant lui, demandez-vous ce qu'est le néant en vous-mêmes ".

8. Freud et l'histoire de la philosophie

La valeur d'un philosophe se mesure à sa faculté de contraindre la philosophie à récrire sa propre histoire. Que devient le passé de la pensée dans le miroir freudien ?

Je ne pourrai qu'esquisser à grands traits une histoire " freudienne " de la philosophie (3). La première mutation de la problématique sera l'apparition d'un regard de la philosophie sur son propre champ d'investigation et sur son auto-conditionnement mental. C'est tardivement que la pensée parvient à soumettre le sujet connaissant à l'auto-analyse critique. Dans un premier temps, il s'agissait seulement de savoir comment le monde fonctionnait et quel rôle y jouaient l'eau, la terre, l'air et le feu. Ce fut l'œuvre de la révolution socratique d'arracher la métaphysique aux cosmologies mythiques, bien que Platon renouera avec cette tradition dans le Timée et dans le Phèdre.

À ce titre, le Parménide est mi-socratique, mi-mythique, puisque le sujet pensant est introduit subrepticement dans la place par le relais magique de l'eidos et de l'idea afin que le concept pût se marier profitablement avec le réel et enfanter la progéniture miraculeuse d'un " intelligible en soi ".

La lecture freudienne et post-freudienne de l'histoire de la philosophie permettra donc de situer d'emblée dans une perspective existentielle le rôle à la fois catastrophique et novateur de l'irruption brutale du mythe religieux chrétien sur le théâtre de l'intell-gence. Les Pères de l'Église ne tenteront naturellement en rien de résoudre les difficultés que les aristotéliciens et les platoniciens avaient reconnues pour des apories et qui seront désormais expliquées par l'invocation systématique des mystères impénétrables de la divinité. Saint Augustin ignore le principe d'Archimède : seule la volonté du ciel, explique-t-il, veut qu'un vase de plomb puisse flotter. Il fallait subordonner la science et la philosophie à la divinité de telle sorte que ces disciplines pussent, le cas échéant, rendre quelques menus services à la théologie. Du coup, l'histoire de la philosophie devenait une historia stultitiae philosophorum avant de reconquérir, avec saint Thomas, quelques bribes de ses prérogatives et apanages aristotéliciens.

Si je rappelle brièvement des banalités si connues, c'est pour le motif que la négation radicale des droits de la pensée pendant plus d'un millénaire a engendré un pseudo regard des barbares sur la philosophie. L'aveuglement de ce regard de l'extérieur mettait le socratisme en état d'hibernation totale et tragique, mais lui conservait paradoxalement un rôle positif, celui de la mauvaise conscience de la raison au sein de la gigantomachie purement dialectique du platonisme épuisé. Alors que les dieux grecs s'étaient bien gardés de juger la philosophie - le Philèbe les reléguait " là-bas ", où ils perdaient tout pouvoir sur les " choses de chez nous " -, l'Église jouait au gendarme, ce qui l'a conduite à ouvrir la porte à Descartes. Certes. la demi-théologie du penseur du cogito présupposait encore la possibilité, pour la théologie, de cautionner la pensée humaine, mais elle autorisait déjà la raison à rejeter en bloc du territoire de la philosophie proprement dite le gigantesque amoncellement des " traditions " et des vains bavardages que les siècles y avaient accumulés. Un cogito ambigu et biseauté tranchera des conditions de la pensée proprement philosophique. Les juges souverains que les Méditations introduisent dans la place demeureront assis entre deux chaises : leur tribunal légitimera les jugements du ciel dans l'ordre des sciences du monde, comme dans Platon et Aristote, mais leurs verdicts ne seront que ceux du " sens commun " et des " évidences ", dûment prélégitimés par nos " lumières naturelles ". La prudence et la bienveillance de Jupiter nous auront octroyé un savoir non trompeur.

Mais que devient l'ambivalence épistémologique de Descartes aux yeux de " Freud " ? Si l'on soumet le cogito à un décryptage de son inconscient philosophique, donc à une analyse de l'angoisse qui habite sa théologie et sa logique, on se demandera ce que signifie, pour la psyché, la question de savoir si j'existe corporelle-ment, donc si je suis bel et bien doté de bras et de jambes. L'essentiel ne serait-il pas de se demander ce que signifie la distinction entre le " je pense " et le " je suis assis " ? Qu'en est-il de ces deux " je " ?

Que répondra l'historien de l'imaginaire ? Que le XVIIe siècle avait vu naître un doute portant sur " l'existence " même de Dieu, c'est-à-dire sur ses deux ego, celui qui devait nécessairement " se " trouver quelque part afin que le panthéisme de l'Un qui est Un du Parménide pût se laisser exorciser et celui qui disait " je pense " depuis saint Augustin. Or si le " créateur " lui-même pouvait ne pas " exister ", comment m'assurer que moi-même " j'existe " ? D'où le ridicule de conjurer l'angoisse qui me fait craindre que je ne serais qu'un fantôme de corps, afin que, par cette déviation de mes appréhensions, je puisse croire en l'infaillibilité de mon " sens commun ". Alors le sujet fera cautionner par la parole de Jupiter les " évidences " qui éclairent son esprit.

" Freud " nous demande de psychanalyser le statut mental du doute au XVIIe siècle. Il nous rappelle que notre compréhension proprement philosophique de " la philosophie " demeurera à son tour à la fois prophétique et bancale si nous n'avons pas la clé de l'inconscient du cogito lui-même.

Car le Freud virtuel qu'interroge " la philosophie " et qui nourrit son ambition de se connaître sans cesse davantage, soulève maintenant la question de la nature de l'inconscient qui téléguidait les verdicts des " lumières naturelles " et du sens commun cartésiens. Toute philosophie authentique est un " taon socratique ". Il harcèlera la demi-théologie de Kant et ses a priori subrepticement branchés sur l'évangélisme luthérien ; il mettra sur la sellette le prodige qui habite un agnosticisme censé faire produire des mi-racles du " sens " à la " connaissance objective " ; il soumettra à la torture une " science expérimentale " qui enfante des métaphores. Que dit " Freud " du conflit qui avait éclaté entre le pragmatisme de Hume et le kantisme à la fin du XVIIIe siècle ? On sait que Hume retire sa légitimité théologique à la notion de " causalité expliquante ", cet enfant de l'esprit dont la nativité renvoie à la seule platitude d'une habitude mentale devenue invétérée - celle de forger inlassablement un " lien de causalité " tout idéal, pur mythe platonicien, censé rattacher entre eux des faits qui se succèdent régulièrement et inexplicablement. Mais, en bon Anglais, Hume se satisfait d'un arrangement si utile à nos intérêts, puisque le seul résultat recherché n'est que de prévoir les événements à coup sûr et puisque cet objectif est désormais garanti par la fiabilité muette de la nature.

Mais pourquoi Kant déclare-t-il que chaque fois qu'une catégorie cérébrale - un a priori - " rencontrera " une séquence naturelle inexplicable par définition, celle-ci se mettra à " parler ", comme si les répétitions de la nature en rendaient l'usage ventriloque ? Par un privilège inouï, la " causalité ", née de ses propres redites, se rendra " explicatrice " des phénomènes constatés par l'expérience. Kant recourt quelque cinquante fois à l'adjectif " intelligibel " dans la Kritik der reinen Vernunft. Sans Freud, impossible de psychanalyser l'inconscient théologique d'un Kant, qui viole la langue allemande avec cet adjectif, parce que le verbe comprendre (verstehen) est inclus dans le terme de raison (Verstand).

9. Freud et l'avenir de la philosophie

Mais si, depuis Hegel, la fécondité d'une pensée philosophique se mesure à sa puissance de décodage de l'histoire de la philosophie, l'épreuve n'est pas encore terminée pour le Freud virtuel, le seul vrai Freud aux yeux de la philosophie : encore faut-il que " la philosophie ", éclairée par la relecture de son passé, déchiffre également son avenir dans le miroir de l'éveil que lui tendent les grands penseurs. La question est donc maintenant la suivante : qu'enseigne en retour " la philosophie " à Freud ? Dans le va-et-vient entre le génie de la philosophie et le génie de Freud, écoutons une Sophia enrichie par les leçons qu'elle a reçues du grand Viennois. Comment récompense-t-elle son maître ?

Pour tenter de sonder la question, examinons en tout premier lieu ce qui distingue le génie de Freud de celui de Nietzsche ou de Schopenhauer. Car la raison ne saurait se mettre à l'écoute de ses propres promesses si le découvreur du continent de l'inconscient n'était porteur de perspectives d'avenir demeurées virtuelles même chez Nietzsche.

Or, le génie germinatif de Freud résulte de ce qu'il ne s'est pas présenté exclusivement comme un philosophe et qu'il n'a " résolu " aucun problème philosophique en " spécialiste " patenté de cette " discipline ". D'un côté, son mode d'écriture est fondamentalement interrogatif, de l'autre, son univers philosophique, même dans L'Avenir d'une illusion, semble être pratiquement demeuré celui du XVIIIe siècle, bien que son ambition profonde, souvent avouée dans ses lettres - à peine fiancé, il voulut initier Martha à la philosophie ! - était de prendre rang parmi les philosophes aux yeux de la postérité. D'où vient donc l'extraordinaire potentialité philosophique du génie d'un psychologue ?

10 - L'athéisme créateur

C'est que son époque l'autorise à cesser de perdre une partie de son temps et de sa peine, comme Feuerbach, Schopenhauer et même Nietzsche par endroits, à réfuter l'" existence de Dieu ". N'ayant plus à enfoncer des portes ouvertes, la philosophie est enfin libre pour la seule question vivante, celle de tenter de comprendre l'existence strictement psychique de Zeus dans l'esprit des Grecs et le statut exclusivement psychologique de Jahvé, d'Allah et du Dieu triphasé des chrétiens de nos jours. Alors que les Pères de l'Église se demandaient comment la " stupidité" des philosophes pouvait contaminer certains esprits, la pensée freudienne franchit le Rubicon pour se demander comment il se fait que, pendant des millénaires, et aujourd'hui encore, des centaines de millions d'hommes et de femmes croient toujours en l'existence hors de leur seule conscience de trois personnages cosmiques dont chacun se proclame unique, alors que leurs théologies, donc leurs cerveaux, sont incompatibles entre eux, et que leur discours exprime seulement les mentalités et les mœurs des peuples qui les font parler. Ces évidences ouvrent à la recherche psycho-philosophique le seul chemin qui puisse conduire la pensée à un véritable approfondissement de la connaissance de l'homme - parce que l'histoire de l'entendement humain est gravée dans l'histoire de ses dieux.

Un psychanalyste comme Jones, le fidèle parmi les fidèles, a démontré que l'œuvre entière de Freud repose sur une audace de la pensée que seul l'athéisme rend possible, et que jamais aucune pensée vraiment cohérente ne sera accessible aux entendements fractionnés entre une portion de raison et l'irrationnel d'un imaginaire religieux, même devenu partiel. Le tournant le plus décisif de l'histoire de la philosophie depuis les Grecs est l'accession de l'athéisme au rang d'explorateur du psychisme : ce n'est plus le croyant qui observe l'incroyant, mais l'incroyant le croyant. Depuis vingt-quatre siècles, cette mutation était rendue impossible du seul fait que les philosophes corrigeaient, anoblissaient, perfectionnaient les dieux sur le modèle de Platon dans la République, comme si un dieu conçu comme parfait devait se mettre à exister en raison de sa perfection, à la manière précisément de l'idée bien faite. Pour la première fois, avec Freud, l'occident se trouve en mesure de se demander pourquoi les hommes croient aux dieux sortis de leurs mains. L'homme, cet animal qui s'auto-cérébralise, interroge son propre onirisme, son propre narcissisme, sa propre spécularité ontologique et irrépressible. Mais, du coup, l'inconscient comme instrument de la catharsis, scelle alliance avec la " théologie négative " depuis le Parménide.

Paradoxalement, seul l'athéisme peut plonger dans les dernières profondeurs de la foi. Seul il peut explorer le néant d'où jaillit le dieu. L'athéisme est authentiquement pascalien. Il symbolise l'existentialisme absolu, celui qui observe l'idole que le sujet plaque sur le néant. L'athéisme absolu dit aux saints eux-mêmes : " Regarde ton idole ". Autrement dit, l'athéisme ainsi conçu condamne la psychologie à féconder la théologie négative. Il empêche deux mille ans de culture théologique de l'Occident de tomber dans l'inintelligibilité ; car il traque l'idole en tant que telle - à la vérité, il est le premier limier des idoles, le seul qui connaisse vraiment leur généalogie et leur odeur. À ce titre, l'athéisme de Freud est la sentinelle qui détecte les idoles de la modernité.

11 - La négativité des créateurs

La superficialité d'esprit irrémédiable du technosophe moderne résulte de la fonction subrepticement eschatologique dont il dotera la technicité et qui le conduira à un obscurantisme vieux comme la scolastique, celui de peupler le monde d'oracles verbaux. Sous la plume des technosophes, les mots se gonflent de messages et deviennent si spontanément salvifiques et thaumaturgiques que c'est merveille de les entendre prêcher. Le technosophe proclamera qu'il œuvre " dans le magma, substance sans forme, mais créatrice des formes et substrat générique de toute création ". Les annonciations de la platitude, dûment miraculées par leur banalité, enfanteront une " société autonome, constituée d'êtres autonomes ". Prononcez " autonome " et la colombe de la grâce technosophique descendra sur l'autonomie. Prononcez : " auto-organisation " et vous prendrez aussitôt possession de ce saint chrême, à la manière dont la scolastique s'emparait de la " vertu dormitive " de l'opium.

Dites que vous " refusez de laisser dissoudre l'idée de création " et vous recevrez de la technosophie la création arrachée à sa dissolu-tion ; dites que vous croyez au " caractère réel et radical de l'imaginaire " et vous recueillerez entre vos pieuses mains l'imaginaire sauvé des eaux ; dites que vous croyez en " la possibilité " d'une culture qui mette en " cycle le savoir " et la technosophie déposera dans le berceau de la pensée le savoir encyclopédique des Aristote de la modernité ; dites que vous " croyez en la nécessité et en l'insuffisance de la logique classique " et la technosophie vous fera le gracieux octroi de la logique véritable ; dites que vous croyez en la " vertu générique du magma ", dites que vous croyez au " labyrinthe ou à la complexité " et vous enfanterez la cosmologie technosophique sur les chemins du connaissable et de l'inconnaissable.

Puis, proclamez à la face du monde qu'il est " énorme " et " titanesque ", le génie technosophique et que les technosophes sont les nouveaux " géants de l'esprit " et vous posséderez les composantes et la généalogie d'une pseudo-philosophie post-marxiste dont la ventriloquie aura reconstitué le mythe du salut à l'aide d'une nouvelle scolastique, enfantée par la crédulité devenue technicienne, et vous vous direz que vous avez régénéré et reconstruit la foi d'une humanité que la lucidité des vrais philosophes avait conduite au naufrage.

C'est la distanciation radicale de son athéisme qui permet à " Freud " de ne se poser aucune question intérieure à la " temporalité " de la science, aucune question intérieure à la " temporalité " de la théologie, aucune question intérieure à la " temporalité " de la philosophie : sa négativité créatrice est la plus inouïe qui ait jamais surgi en Occident. Ce premier observateur des sécrétions mentales de l'humanité, ce premier philosophe débarqué d'une autre planète est aussi le " résurrecteur " de ce qu'il était autrefois convenu d'appeler la " vie spirituelle " et qui, pétrifiée par des idoles, ne sait pas que l'intelligence est le seul vrai feu de l'esprit. Il est " logique " que l'œuvre inauguratrice de la psychanalyse, la Traumdeutung, ait paru en 1900, année de la mort de Nietzsche. Il ne reste rien de la Traumdeutung, comme il ne reste pas pierre sur pierre de la physique d'Aristote. Mais Aristote a fondé la discipline qui s'appelle " la physique " comme Freud a découvert le royaume de l'inconscient - et c'est à partir de ce royaume immense ouvert aux labours de la raison que la pensée peut s'inter-roger sur elle-même.

Quand la philosophie, instruite par la relecture de son passé, tourne enfin ses regards vers le XXIe siècle, elle découvre que le génie de Feuerbach est demeuré infécond jusqu'à nos jours, quand bien même c'est à partir de lui que Freud sera fécondé. Car, le premier, ce philosophe a demandé à l'athéisme d'observer les idoles. La " psychanalyse " de Feuerbach, à laquelle Freud a rendu un vibrant hommage, allant jusqu'à dire que le véritable inventeur de la psychanalyse était l'auteur de L'Essence du christianisme, se trouve déjà dans Cervantès : Sancho croit dur comme fer en l'enchantement de Dulcinée, alors qu'il se souvient parfaitement qu'il y a lui-même procédé quelques jours auparavant et, de surcroît, par ruse et dans son propre intérêt. C'est qu'il a projeté sur la dame idéale du Toboso, qui n'est autre que la Vierge Marie dans de nombreux épisodes du roman, un lien médiateur imageant, lequel est ensuite revenu à l'expéditeur sur le mode désopilant, transformant le bon Sancho en serviteur dévoué du personnage mythique qu'il a fabriqué de ses mains.

12 - Nietzsche et Freud

Nietzsche est allé plus loin que Freud et que Feuerbach en ce sens qu'il fut le premier écrivain-philosophe qui sut enfanter, à l'école de son seul génie littéraire et psychologique, un héros de la pensée bâti sur le modèle des dieux, donc des personnages qui incarnent les valeurs qu'ils symbolisent. La biographie de Zarathoustra est mythologique. Nous pouvons donc examiner les res-sorts de ce type d'acteurs métaphoriques. Zarathoustra est mi-réel, mi-irréel, comme Zeus. Mais Zeus est sorti de l'atelier d'Hésiode et d'Homère, Jahveh du cerveau de Moïse et Allah du cerveau de Mahomet. D'où la fascination que Nietzsche a exercée sur Freud.

Nietzsche est le premier philosophe qui sut comment les poètes sont capables d'enfanter des porte-parole des valeurs. Personne, avant lui, n'avait fait entrer la création mythologique dans la création littéraire. Certes, Cervantès nous permet de comprendre saint Ignace - et notamment d'observer comment le fondateur de l'ordre des Jésuites a passé de sa " mort " et de sa " résurrection " symboliques dans l'armée à sa " mort " et à sa " résurrection " symboliques dans le mythe christique, qui est de type orphique, comme le sait tout poète. Mais ni Nietzsche, ni Feuerbach n'ont été des généalogistes aussi précis que Freud, quand, observant la genèse de la croyance chez l'enfant, il démontre comment le père de famille se transforme en un personnage mythologique - celui d'un père du cosmos - car Zeus était déjà " père " dans Xénophon.

C'est également parce que Freud fut un clinicien de la nais-sance du père magique dans le psychisme que l'avenir philosophique de la psychanalyse est radicalement trans-familial et que l'inconscient a rendez-vous avec l'approfondissement de la connaissance de l'imaginaire dans l'histoire. Freud ne s'est pas approché du problème central de l'étude psycho-physiologique des idoles tant matérialisées que cérébralisées. Or, les idoles sont les personnages centraux de l'Histoire. Si l'adulte continue de croire en l'existence d'un " père cosmique " et protecteur, ce n'est pas seulement parce que l'humanité est demeurée dans l'enfance : il faut nécessairement que la médiation magique soit un moteur social d'une puissance gigantesque et sans doute intouchable pour que des esprits équilibrés puissent croire, pour ne citer que cet exemple, au prodige de la " transsubstantiation " du pain et du vin en chair et en sang sur l'autel.

13 - Le thème de l'idole et la science politique

La postérité philosophique de Freud est dans l'analyse du fonctionnement psycho-politique des médiations idolâtres dans l'inconscient - et l'on sait que la notion d'idole, qui est inaccessible à la pensée théologique, est également tragiquement absente de la réflexion philosophique sur le psychisme humain. À ce titre, la pensée " post-freudienne " redécouvre le sens profond de la rencontre de la philosophie avec le néant dans le Parménide ; car l'idole est le fruit ultime de la chosification de la métaphore, donc du symbolique. L'idole se nourrit de l'illusion d'optique qui fonde la vie sociale et politique : l'État, La France, la République, la Démocratie existent dans l'imaginaire collectif comme des personnages objectivables en tant que tels, alors que ce ne sont que des êtres mentaux, des signifiants, des " êtres de raison " habillés en acteurs physiques de l'histoire. C'est la croyance en l'incarnation de la justice par le vêtement des juges ou de l'État revêtu de l'armure de l'administration, qui constitue le fondement mythologique du politique. Que se passerait-il si les foules se délivraient de la croyance selon laquelle l'État, le droit, la démocratie, la liberté s'incarneraient ? En 1898, les défenseurs de Dreyfus criaient dans les rues : " La Liberté est en marche ". Anatole France leur disait : " Mais non, la Liberté ne marche pas, il n'y a jamais que des hommes qui marchent. " Ce sont eux qui font progresser " la liberté ", ce symbole, cette métaphore, ce signe de ralliement, cette bannière et aussi cette idole.

L'avenir de la philosophie est dans Freud, parce que le Parménide disait déjà que l'" Un " est une " forme " dont le maniement logique est le signe de la rencontre de la pensée avec le néant et que, pour exorciser le néant avec l'aide de la dialectique, il faut introduire dans l'Un la division afin que le sujet puisse participer de l'Un aménagé, humanisé et ouvert au mythe de l'incarnation du symbolique : " Imagine, en revanche, Socrate, poursuivit Parménide, qu'on persiste à dénier l'existence à ces formes des êtres, parce qu'on a regardé toutes les difficultés par nous exposées ou à d'autres semblables, et qu'on se refuse à poser, pour chaque réalité, une forme définie. On n'aura plus alors où tourner sa pensée, puisqu'on n'aura pas voulu que la forme spécifique de chaque être garde identité permanente ; et ce sera là anéantir la vertu même de la dialectique. Voilà ce dont tu me sembles avoir eu, avant tout, le sentiment. [...] Où te tourner si, à ces questions, tu n'as point de réponse ? " (4)

14 - La science "socratique" de l'homme et l'avenir freudien de la philosophie

Si " Freud ", ressourcé dans le tragique du dialogue de l'esprit avec le néant, veut trouver un commencement à la psychanalyse, il le rencontrera dans le dialogue du Phédon entre Socrate et Anaxagore. Qu'est-ce, en effet, que l'ignorance proprement philosophique aux yeux de Socrate ? Porterait-elle sur l'observable, le matérialisable ? Se laisserait-elle vérifier par la gendarmerie des sens ? Ai-je besoin de la maïeutique socratique alors que mes yeux et mes oreilles suffisent largement à m'apprendre que tel arbre est planté à tel endroit et que telle montagne se dresse à telle hauteur en tels lieux ? La " forme " de l'ignorance que Socrate démasque est inconsciente d'elle-même ; et c'est en vertu de sa nature propre qu'elle s'ignore. Car elle se présente nécessairement harnachée de tout l'appareil de ses preuves. C'est son système probatoire qui est truqué de telle sorte qu'il fournit à tous coups l'illusion que réclame le sujet. L'ignorance qu'observe Socrate est pleine d'assurance puisque c'est l'erreur même qu'elle se procure qui fait tout l'outillage de sa démonstration : l'ignorance dont il s'agit est préfabriquée sur le mode de la tautologie. Elle tourne en rond dans sa problématique, qui la condamne à s'auto-confirmer sans relâche, à la manière dont le prêtre d'Hélios-roi se prouve inlassablement et immanquablement que le soleil est " dieu ", puisque le spectacle du mûrissement des moissons lui en fournit la preuve.

Comment découvrir cette ignorance-là, sinon par la psychanalyse de ce qui passe pour faire preuve dans la preuve ? Hippias, Gorgias ou Thrasimaque sont soumis à l'épreuve du " divan " socratique. Ils découvrent pas à pas l'inconscient qui pilotait leur savoir et qui les empêchait, en premier lieu, de savoir de quelle nature était leur ignorance, puisque c'était la " vérification expérimentale " elle-même qui les trompait, Freud enseigne à la philosophie à observer l'inconscient le plus profond des savoirs, celui qui engendre le convaincant dans la preuve.

Certes, le Socrate historique s'imaginait encore que le savoir véritable accéderait au " bien suprême ". Mais il est le premier psycho-physiologiste de l'illusion en ce qu'il nous montre Gorgias ou Calliclès comme des acteurs sur le théâtre de leur pseudo-pensée. La psychanalyse dit qu'il faut apprendre à distinguer le savoir exact de sa métamorphose en l'" intelligible ", parce que l'intelligible est le théâtre de l'imaginaire, le champ immense de l'inconscient de la connaissance. La science " socratique " de l'homme est l'avenir freudien de la philosophie. Ou bien le XXIe siècle redonnera un destin à la raison, ou bien il signera l'arrêt de mort de la pensée. Mais " Freud " est le philosophe qui enseigne à toute philosophie qu'il n'y aura ni intel-ligibilité de l'Histoire, ni psychologie, ni philosophie si le siècle à venir ne découvre les secrets des dieux morts, parce que l'homme est un être dont les croyances sont les clés.

1. Platon, La République, VII, 533c

2. Introduction à la traduction dans la collection Budé, p. 46, éditions Diès.

3. La dimension de cet article ne me permet pas d'approfondir la " psychanalyse " de l'" intelligible " qui sous-tend la problématique de la " participation ". II faudrait, pour cela, étudier les relations que le Parménide entretient avec le Philèbe, le Théétète, le Sophiste, la République, certains passages du Phèdre et poursuivre l'examen des connexions entre ces dialogues. On sait qu'ils ont été analysés dans une perspective idéaliste depuis Aristophane de Byzance jusqu'à nos jours. Il conviendrait surtout de spectrographier le terme d'eidos, la forme, que l'on retrouvera au coeur de la scolastique médiévale, et le comparer avec son équivalent, l'idea . Platon et Aristote recourent indifféremment à l'un et à l'autre de ces vocables. Les deux substantifs renvoient à oran, voir, puisque eidon signifie " j'ai vu " et qu'idein est l'aoriste de voir. La connaissance de la langue grecque est indispensable à la radiographie " méta-freudienne " du " problème de la connaissance" comme une participation du symbolique au réel. La métalèsis , vocable généralement platonicien, évoque une capture tandis que la metexis d'origine principalement aristotélicienne, évoque une communion mystérieuse du réel avec son concept, ce qui rendra possible, à partir de saint Thomas, un traitement théologique d'Aristote chez lequel l'idée de table se mélangera intimement avec la table réelle, faisant magiquement corps avec elle comme la chair du Christ est réputée concrétiser son esprit. L'idée de table périra donc avec la table carbonisée et ressuscitera dans la table fabriquée. Les premiers théologiens chrétiens usaient du terme de " mélange " (krasis) entre les " deux natures " du dieu. Les scolastiques thomistes diront avec des mines gravissimes que l'homme est un " composé de matière et déforme " : c'est-à-dire de substance et d'eidos. De nos jours, le discours pseudo-heuristique, verbifique et baptismal est passé aux technosophes.

4 . Platon, Parménide, 135, b-c

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