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L'ethnologie en folie de René Girard
In Esprit , avril 1979 (Une ethnologie charismatique)

 

L'article commence par analyser la folie qui inspire le thème de la " rivalité mimétique " : quand des concepts s'élèvent au rang d'oracles et se substituent à l'analyse psychologique et politique , la " science moderne " met en place une cécité intellectuelle redoutable. Les Gaulois auraient appris à fabriquer des machines de siège non point afin de résister à armes égales aux légions de César, mais comme des animaux-machines propulsées par le déclenchement automatique de leur " rivalité mimétique ". Voilà qui surpasse les miracles et les prodiges de la théologie. Mais comment définir une religion ? Faut-il se référer à l'autorité que revendiquent ses propres textes sacrés ou les disqualifier au nom du " souffle prophétique " et iconoclaste des Isaïe ou des Ézéchiel? J'ai essayé d'esquisser le chemin de la méthode qui guiderait " l'ethnologie prophétique " de René Girard vers un athéisme créateur. Il apparaît alors que seule la raison critique, quand elle ose aller au terme de sa logique interne, se révèle armée d'une psychanalyse des idoles conceptualisées ou théologisées. La " violence " authentiquement " sacrée " serait-elle celle d'une prière d'Abraham ainsi rédigée : " Dorénavant, certaines victimes seront bien trop précieuses pour que nous te les immolions; nous ne te sacrifierons plus ni des hommes, ni des enfants, parce que nous avons décidé que leur vie prendra une valeur infiniment supérieure à celle de la sorte de piété que tu exigeais de nos couteaux. Voici donc notre loi nouvelle et notre nouvelle vérité : nous appellerons idole tout dieu auquel on offrira du sang et de la chair sur ses autels. Celui qui t'immolera son enfant ne méritera plus le nom de prêtre - nous l'appellerons un assassin et nous t'accuserons de te montrer le commanditaire des crimes dont tu nourrissais ta gloire."


1 - La vérification expérimentale comme vérification de l'intelligibilité
2 - La question de la méthode
3 - Psychanalyse de l'oracle appelé "
rivalité mimétique "
4 - Une psychologie en celluloid
5 - Une scolastique de l'objectivité
6 - Les colombes et les faucons de l'eucharistie
7 - Si l'on se veut prophète, qu'on le dise
8 - La violence sacrificielle chrétienne
9 - L'impasse théologique du déicide et la substantification des métaphores
10 - Que serait une vraie "
ethnologie prophétique" ?
11 - Le commerce avec "
Dieu "
12 - L'athéisme spirituel

Margaret Mead était convaincue que l'ethnologie comportait un message pour l'humanité et qu'elle pouvait aider à résoudre les grands problèmes de la civilisation contemporaine. Elle avait ainsi progressivement assumé et renouvelé un personnage typique de la société américaine, celui du prédicateur. (Claude Lévi-Strauss)

1 - La vérification expérimentale comme vérification de l'intelligibilité

La thèse centrale de René Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1) est d'une redoutable simplicité : les religions sont toutes fondées sur un lynchage en quelque sorte rédempteur, appelé sacrifice, en lequel les conflits internes qui dressent les hommes les uns contre les autres se focalisent subitement sur une seule victime expiatoire, considérée comme la source de tous les maux et chargée de " payer " pour tout le monde sur l'autel. Ainsi, l'unité du groupe, sans cesse menacée par des forces centrifuges, est sans cesse ressuscitée par la force centripète qu'est le meurtre pacificaleur perpétré sur un boue émissaire sacré.

La cause cachée de cette succession de crises des communautés humaines et de ce chapelet d'assassinats salvifiques est la rivalité mimétique concept universellement opérationnel, donc vrai, puisque ce qui semble réussir à tous coups est, de ce fait, censé expliquer des intentions, des motivations, des volontés et des finalités inconscientes, sans que la structure psychologique de la preuve persuadante, en tant que " Sésame ouvre-toi ", puisse jamais être analysée; et donc sans que puisse être examiné le rapport de la notion de vérification expérimentale à celle d'intelligibilité. " La recherche scientifique est réductrice ou elle n'est pas " (p. 48).

Dans ces conditions, un concept scientifique peut devenir extatique ou oraculaire dans les sciences humaines et se mettre à fonctionner d'une manière totémique, à l'image de ce qui se passe dans les sciences de l'inerte, où les monotonies de la matière sont appelées lois, et les lois censées faire parler raison aux choses, comme si la réitération était expliquante en soi et comme si prévoir c'était aussi comprendre au sens plein. La démarche intellectuelle de René Girard appelle donc une réflexion sur la méthode réductrice dans les sciences humaines - c'est-à-dire sur le sens de l'acte réducteur lui-même dans l'élaboration de la théorie.

2 - La question de la méthode

Mais une démarche de ce genre appelle une autre réflexion, plus fondamentale encore, concernant le statut " sacré ", c'est-à-dire séparé, de l'ethnologie religieuse elle-même, donc la nature de la " spiritualité " qui inspire nécessairement toute critique dite scientifique des religions. En effet, pour René Girard, une seule religion ne serait en rien sacrificielle; une seule religion armerait, au contraire, sa transcendance éthique absolue à l'égard de toutes les autres le christianisme. Jésus serait venu abolir les sacrifices sanglants d'autrefois et anéantir la notion même, toute païenne, de rachat par l'immolation d'un être vivant. Une telle affirmation appelle une analyse du sens du verbe étre quand on dit qu'une religion est ceci ou cela...

Soulever, à propos de Des choses cachées..., la question première de la méthode, ce n'est pas changer de sujet; c'est, au contraire, la seule manière de rendre réellement compte du contenu d'un ouvrage d'ethnologie religieuse, parce que le " discours de la méthode " est le critère de la lucidité d'un homme de science au chapitre des fondements derniers de sa discipline et, par conséquent, à l'égard de lui-même. C'est toujours un problème de conscience de soi qu'on rencontre au plus secret des oeuvres

3 - Psychanalyse de l'oracle appelé " rivalité mimétique "

Qu'est-ce que la rivalité mimétique? C'est la pulsion, frappante chez les singes comme chez les humains, qui conduirait tous les individus d'une espèce à imiter leurs congénères en toutes choses, comme si le désir naissait exclusivement de l'observation du comportement d'autrui (2). Notre misérable nature serait, comme le soulignait déjà Aristote, infiniment plus douée pour l'imitation que celle de tous les autres êtres vivants. Parmi les réactions spontanées de l'animal mimétique, le réflexe d'appropriation serait l'un des plus spectaculaires : chacun se verrait presque irrésistiblement contraint par son instinct mimétique à s'emparer de ce qui fait l'objet du désir d'autrui. La rivalité mimétique, ou mimésis, donnerait enfin un contenu réellement scientifique à ce que saint Augustin appelait la jalousie et les théologiens classiques la concupiscence ou, plus simplement, le péché originel.

Car la mimésis, clé de l'histoire universelle, réduirait les sociétés à un tel état d'anarchie par ses déchaînements et par l'affrontement chaotique des ambitions inassouvissables de tous, qu'il deviendrait nécessaire de se procurer une victime émissaire - ou plusieurs - à titre d'exutoires et de pharmacie de la violence collective. Subitement guérie par ces assassinats jouant le rôle de répresseurs et de compresseurs, la fureur universelle se calmerait tout subitement et comme par miracle pour se métamorphoser en harmonie et en paix civile (3). Il ne resterait plus qu'à mimer éternellement cette délivrance, ce qui serait la fonction sédative des rites et du culte.

Tentons de spectrographier un instant la valeur scientifique d'un concept aussi prodigieux.

Assurément, il est de type mécaniciste. Comme tel, on peut dire qu'il fonctionne grosso modo. Cela suffit pour qu'on ne puisse le qualifier de " faux ". Mais que nous apprend-il? Pour le comprendre, il faut se demander à quelle définition de la notion de vérité il se rattache. S'agit-il de la vérité explicative? Dans ce cas, le moins qu'on puisse dire est que le fonctionnement persuasif de ce concept sur l'entendement ressortit à la critique psychologique, car le type de pouvoir ethnologique qu'il met en place s'étend sur une surface immense, et despotiquement, mais sur une très mince pellicule du réel. La science réductrice serait-elle donc liée, par définition, à des saisies auto-convaincantes de ce genre? L'ethnologie religieuse serait-elle césarienne par nature et nécessairement, à cause de son irrémédiable superficialité, qui l'obligerait à mettre méthodologiquement entre parenthèses la psychologie de l'observateur? Gilles Deleuze appelle " dents creuses " ces sortes de titans conceptuels aux pieds d'argile. Je les appellerais plutôt les mâchoires molles de la connaissance, car les grands sauriens épistémologiques, inhabiles à saisir ce qui n'est que détail à leurs yeux, évacuent d'emblée toute compréhension existentielle et psychologique véritable, en substituant, avec une violente simplicité, un automatisme humain à toute analyse fine des comportements, des motivations et des significations.

Le problème est donc de taille : il s'agit de savoir si une éthique de l'homme de savoir serait le dernier fondement psychologique de ce que nous appelons raison et science. Car ce n'est pas un acte neutre et privé de sens que de mettre en place un deus ex machina ethnologique, un fiat lux scientifique, censé embrasser toutes choses " depuis la fondation du monde " et chargé d'éclairer tout l'univers à la lumière de sa puissance heuristique sans pareille. Tout acte engage l'être et ressortit donc à la morale : derrière l'objectivité se cache toujours un homme, avec son éthique. Or, n'est-ce pas décider de se donner un interlocuteur magique et n'est-ce pas se résigner à l'écouter docilement que de doter le monde d'un concept oraculaire omnivalent, d'une Pythie appelée " rivalité mimétique "? Voyons donc si le contenu et le fonctionnement psychologiques de l'oracle se révèlent observables.

L'automate mécaniciste qui anime la connaissance ethnologique ainsi universalisée joue un rôle éminemment rassurant pour le savant - il permet à l'utilisateur candide d'un projecteur conceptuel gigantal de s'absenter en toute innocence et de quitter benoîtement le spectacle sur lequel il jette la grande cape de l'abstraction englobante, sorte de substitut de la Révélation. La rivalité mimétique, réfugiée dans le concept, vous a des allures sacerdotales - tel le prêtre sacrificateur, elle se met à l'écart de la réalité politique du monde. Elle s'en lave les mains de tout ça, comme un Ponce Pilate de la raison. Il y a dans son comportement hégélien de quoi rassurer le temporel.

4 - Une psychologie en celluloid

Voici, par exemple, le privilège du tabouret par lequel les rois de France, et notamment Louis XIV, avaient sévèrement réglementé le droit des grandes dames de s'asseoir devant eux. Et voici qu'arrive le soleil noétique de la " rivalité mimétique ", nouvelle majesté ésotérique de l'ethnologie : ce sera donc en raison de la " rivalité mimétique ", spontanée et aveugle comme un réflexe, que les grands, mus par des ressorts, à l'instar des chiens de Descartes, seront pris instantanément d'une grande fureur imitative de s'asseoir en présence du roi.

Il est clair que si cet astre nouveau qu'est la rivalité mimétique rayonne de la splendeur de ses sacrées décrétales sur toutes les cultures de l'univers, on ne comprendra jamais à quelle rationalité politique obéit concrètement le prétendu réflexe mimétique et tout magique de s'asseoir; car ce " réflexe " ne s'explique réellement que si l'on se souvient à quel point le privilège du tabouret - qui nous paraît ridicule à distance - n'est un hochet que vu de Sirius : il fournissait un pouvoir bien réel à la cour. Le ressort de tous les actes prétendument mimétiques est, en l'espèce, politique; et il n'est pas plus fécond de les rattacher à une " rivalité mimétique " universelle qu'à la vague " volonté de puissance " nietzschéenne, encore que celle-ci autorise des analyses politiques plus fines. Mais le sens de l'alibi " épistémologique " que masque Son Excellence la " rivalité mimétique " permet d'anesthésier tout examen drastique et critique précis, donc politiquement dangereux à son tour, des motivations véritables des hommes incarnés et de la structure du tissu social au sein duquel elles s'exercent.

Cependant la substance " politique " du monde ne se laisse pas si aisément bouter hors de la place. La preuve la plus amusante en est fournie par la structure caricaturalement mimétique de l'ouvrage lui-même, qui n'est mimétique que pour masquer sa propre structure inévitablement " politique ". On dirait que l'auteur a tenu à mimer sa propre théorie par une construction didactique astucieuse : on le voit flanqué de deux assesseurs, sortes de faire-valoir complaisants et de pseudo rivaux, chargés de souligner à chaque page la génialité des vues du grand homme, de lui faire bruyamment écho, d'émettre quelques réserves timides, formulées pour être aussitôt pulvérisées par le maître, de résumer sa pensée ou de souligner par des commentaires laudatifs, ou franchement éblouis, tantôt la profondeur sans égale, tantôt l'infaillibilité opérationnelle du concept de " rivalité mimétique ".

Malheureusement la démonstration lassante de l'efficacité universelle d'une synthèse aussi tentaculaire que charismatique se retourne précisément contre les démonstrateurs trop péremptoires, parce qu'il n'était précisément pas possible de faire ressortir plus puissamment, et comme à son corps défendant, la profondeur proprement politique qui rend mimétique la mince pellicule qu'est la surface de l'univers. La mimésis vient toujours après coup, comme une pure apparence extérieure des choses; elle escamote la vraie profondeur - c'est une psychologie en celluloïd. Sa force convaincante provient de ce qu'elle est, en effet, toujours là, mais comme résultante d'une réalité non observée - exactement comme chez Gabriel Tarde, l'inventeur de la sociologie fondée sur la notion d'imitation. Elle est un peu comique, en vérité, la situation d'un auteur installé au sommet du temple de la pensée (4), tandis que ses deux disciples mimétiques, piégés politiques et grands vaincus par leur pseudo rivalité, ont sombré dans le silence et l'indifférence de la presse.

5 - Une scolastique de l'objectivité

Souvenons-nous des déboires de la psychanalyse des années trente, quand la princesse Marie Bonaparte, fondatrice de la société française de psychanalyse, expliquait les renversements successifs des Présidents du Conseil sous la Troisième République : elle commençait par les placer sous la cloche de verre d'un cérémonial répétitif et mécaniciste, celui du meurtre du père. La " rivalité mimétique " est construite sur le même modèle. Pour expliquer le départ du Général de Gaulle en 1969 par le meurtre sacré du bouc émissaire, elle sautera à pieds joints par-dessus toute analyse sérieuse des rapports de force et des tensions proprement politiques qui permettent de suivre sur le terrain l'histoire de cette chute. C'est en vain qu'elle se prétend généalogique elle s'inscrit dans la dégénérescence du platonisme en mécanicisme conceptuel. Il faut se méfier des Diafoirus de la raison et de tous les soporifiques pseudo scientifiques, qui sont les véritables opiums de l'intelligence.

Mais s'il faut user de quelque ironie à l'égard d'une ethnologie sans réplique, et qui croit sincèrement avoir trouvé la pierre philosophale d'une unification totale du champ du savoir, c'est à seule fin de faire ressortir qu'une certaine forme de recours à la raison dite universelle sur la voie appienne du concept, peut devenir thaumaturgique. Il serait temps d'apprendre à sourire des généralisations despotiques qui renvoient à un certain comportement d'un mythe : le mythe rationnel de l'Occident. La Raison aussi a un inconscient.

 

"Car notre intelligence vraie est cet éveil qui nous apprend qu'une preuve n'est jamais matérielle, et cela par définition, du seul fait que la nature est muette. L'idolâtrie, c'est de transformer des événements de la nature en signifiants. Par quels chemins l'idée selon laquelle la nature nous livrerait le sens rationnel de ses redites à seulement se répéter, et donc ex opere operato, naît-elle en l'entendement européen ? C'est cela que doit peser une intelligence transcendante aux totems, et devenue l'observatrice de la généalogie de l'ignorance qui croit savoir - cette ignorance qui fait le tissu même de la raison et le ciment de sa réussite. "

Manuel de Diéguez, " Regards sur l'inconscient de la raison européenne ", publié dans En marge : l'Occident et les autres, Aubier, novembre 1978.

 

Rappelons que la raison européenne, comme outil de l'abstraction parlante, n'est pas descendue du ciel; qu'elle a été imaginée, construite et mise en oeuvre par des fabricants de généralités, qui sont des spécialistes à leur manière. Les gros concepts peuvent devenir gourous; un pouvoir pseudo-explicatif peut s'investir spontanément en eux. Il est toujours facile de se donner une fausse distance à l'égard du monde en s'enfermant dans la cabine de verre d'un concept totalisateur, afin d'observer et de décrire d'une manière saisissante le délire mimétique et la rage sacrificielle d'une équipe de rugby tournoyant sauvagement autour d'un ballon déclaré bouc émissaire. Le gros oeil du dogmatisme veille dans l'ethnologie et dans l'anthropologie quand le concept y devient idée fixe et quand le totémisme verbal engendre une scolastique de l'objectivité.

6 - Les colombes et les faucons de l'eucharistie

Reste à examiner le second débat fondamental que soulève nécessairement un livre comme Des choses cachées... : celui du statut secrètement spirituel de l'ethnologie scientifique.

On sait que l'ethnologie durkheimienne avait décidé d'étudier les religions en tant que phénomènes sociaux et culturels : le fait que des hommes s'imaginent sincèrement qu'il existerait dés dieux ou un seul Dieu se révélant décidément trop difficile à expliquer, il avait été décidé, une fois pour toutes, qu'il serait, par conséquent, légitime, du point de vue de la méthode, de considérer cette impuissance de la science comme privée de toute signification au chapitre des résultats qui seraient alors déclarés proprement scientifiques de l'ethnologie : la face socio-culturelle serait la face objective (au sens d'observable) du phénomène religieux, tandis que la croyance serait la face inintéressante, parce qu'inobservable, donc subjective, de la réalité sociologique. Cette manière de séparer l'ethnologie religieuse de la psychologie religieuse témoigne de ce que toute science tient avant tout à délimiter fermement son champ, même au détriment de la profondeur du labour. On se dit : " Un 'tiens' vaut mieux que deux 'tu l'auras ' ". Ou bien : " Ne lâchons pas la proie pour l'ombre ". Mais il arrive que la proie se cache dans l'ombre.

Or René Girard, ethnologue résolument durkheimien - à partir de Tarde (5) - rompt subitement avec ses propres principes méthodologiques pour se proclamer chrétien. Alors que, dans La violence et le sacré, l'auteur oscillait encore entre une sorte d'apologie. politique du meurtre sacrificiel - censé résoudre heureusement les " crises sacrificielles " des sociétés - et son horreur pour toute violence religieuse, voici qu'il investit dans le christianisme son éthique de la paix en refusant de soumettre cette religion à la critique de sa violence sacrificielle.

Mais, contrairement à ce qui se passe dans les sciences de la nature, où les ritournelles de la matière peuvent être fétichisées à l'aide de vocables invocatoires - causalité, déterminisme, théorie - non reconnus comme magiques par la conscience collective; où les régularités de l'inerte, dûment déclarées " légales ", sont donc interprétées comme des signes " évidents " de la Raison, que l'univers nous adresserait complaisamment, les sciences humaines, en revanche, s'occupent de signes reconnus pour humains. Parmi ces signes, les religions sont les plus gigantesques et les plus criants. Mais ce sont des signes divisés et en combat contre eux-mêmes, des signes déchirés entre notre paix et notre violence. Quand Girard investit son éthique - infiniment respectable - de la non-violence dans le christianisme, la question fondamentale de la méthode devient celle de savoir s'il prétend dire ce qu'est réellement le christianisme dans ses dogmes, ou bien s'il parle en prophète annonciateur de ce que cette religion devrait devenir le jour où sa paix intérieure l'emporterait en elle sur sa guerre; donc le jour où elle deviendrait le miroir parfait de l'homme entièrement pacifié et dont l'âme rayonnerait éternellement de tous les feux de l'amour absolu.

La cause de l'occultation évidente de la violence chrétienne chez Girard provient sans doute de ce qu'il ne s'est pas formulé le sens de l'oscillation des signes de l'homme entre la violence et la paix qui nous habitent, de sorte qu'il se réfugie dans un christianisme imaginaire - un christianisme quiétiste et monoïdéiste, censé ne dispenser qu'une pure parole de l'amour. Malheureusement pour une interprétation aussi séraphique de la foi, toute l'histoire de la théologie chrétienne est le théâtre d'une guerre proprement religieuse, donc sans merci, entre les colombes et les faucons du sacrifice eucharistique. L'ethnologue charismatique ne peut donc que se tromper de terrain quand il parle du christianisme comme d'une religion purement irénique, puisqu'il se voit alors contraint d'attribuer de force au christianisme doctrinal ce qui ressortit seulement à un christianisme eschatologique, prophétique et délivré de toute violence par une mystique de la bonté absolue de Dieu.

Il n'est naturellement pas interdit d'introduire un discours normatif et de pure spiritualité dans l'ethnologie religieuse. Raymond Aron a démontré que le sociologue lui-même ne saurait se passer d'une éthique quand il décrit les systèmes de pensée et les rationalités collectives. Mais la légitimité même de ce discours exige une étude objective du contenu obvie des textes : c'est témoigner d'une autorité illégitime à leur égard de prétendre n'y pas trouver la violence qu'ils abritent pour la seule raison que cette violence contredirait l'image idyllique qu'on s'est faite une fois pour toutes de l'objet de son étude la religion chrétienne, elle aussi, est intérieurement déchirée par les déchirements internes du chrétien. C'est pourquoi sa violence interne est si spectaculaire.

Théologiquement parlant, cette religion se fonde, aux yeux de tous les interprètes dont les définitions s'accordent avec les déclarations dogmatiques de l'Église, maîtresse absolue, aux yeux des fidèles, du contenu de la foi, sur l'immolation sacrée du Calvaire - violence sacrificielle dûment préparée par la Cène, cette source sacerdotale expressément voulue par son fondateur, du rite de la messe, ou réitération rituelle du Golgotha. Offrande mystique d'une victime réelle, faite de chair et de sang, la messe est dite " sacrifice réel " pour ce motif. L'auteur passe entièrement la messe et la croix sous silence dans son interprétation du christianisme.

7 - Si l'on se veut prophète, qu'on le dise

Comment l'ethnologie et l'anthropologie religieuses ne tomberaient-elles pas dans une totale confusion méthodologique si elles se refusaient à définir les sources à partir desquelles il sera convenu du contenu objectif des articles de foi d'une religion? Si l'on décide d'évacuer la croix et la messe de l'interprétation du christianisme - en déclarant qu'il s'agit d'un simple meurtre, dépourvu de toute valeur religieuse réelle - alors, il est de bonne méthode de le dire au nom d'une spiritualité trans-sacrificielle et qui ferait fi des textes sacrés; dans ce cas, il serait impératif de réfuter la prétendue autorité de ces textes, au lieu de les ignorer, ou de soutenir qu'ils n'existent pas, ou encore de déclarer que toute dimension sacrificielle en serait absente, à l'exception d'un seul texte, qu'on déclare, du reste, suspect : la Lettre aux Hébreux!

Si l'on se veut prophète, qu'on le dise. Après tout, le prophète ne précise pas le sens spirituel d'une religion à partir de ses textes et selon les dires de ses théologiens : au contraire, il leur déclare à tous la guerre. Ils se sont tous totalement trompés, et cela depuis les origines. C'est un homme qui profère d'une manière retentissante ce qu'une croyance religieuse est censée receler dans son génie caché et selon le devenir de l'Esprit déclaré en action à travers elle. C'est aussi un homme qui, au nom de son inspiration religieuse propre, pour la défense de laquelle il est régulièrement - c'est-à-dire légalement assassiné, dénonce toute l'interprétation traditionnelle des Écritures, qu'il qualifie globalement d'hérésie et d'oeuvre du démon. C'est ainsi qu'Isaïe crache à la face des prêtres et de toute la tradition cultuelle des Juifs son apostrophe fameuse " Jahvé a horreur de vos holocaustes; il en est dégoûté, et l'odeur des viandes qui rôtissent sur vos autels lui fait horreur ".

Puisque Girard tient un langage prophétique, en ignorant les textes qui contredisent sa thèse, le lecteur est en droit de lui demander de ne pas prétendre tenir, en même temps, un langage d'homme de science et d'exégète - sinon, c'est le chaos.

8 - La violence sacrificielle chrétienne

Et pourtant, il existait une solution méthodologiquement viable, qui eût donné ses chances proprement religieuses à la théologie de Girard : une critique qui eût pris la mesure de l'oscillation du christianisme sacrificiel entre sa violence et son irénisme. Une telle démarche intellectuelle aurait permis de recenser les thèses de la violence eucharistique tout au long des siècles et d'observer les impasses proprement théologiques qui en résultent. Un adoucissement et une humanisation progressifs de la théologie du sacrifice chrétien s'inscriraient alors dans l'histoire de l'Esprit.

Une réflexion ainsi conduite aurait souligné que la violence première, après celle de la Croix, est celle, proprement rituelle, donc répétitive, d'exiger de la victime qu'elle se rende réellement présente sur l'autel, ce qui se produit par le prodige de la transsubstantiation du pain et du vin en chair et en sang dits réels - au sens où l'entendent un réalisme ou un physicisme eucharistique qu'a encore réaffirmés fermement l'encyclique Mysterium fidei en 1965, donc postérieurement au Concile Vatican II (6).

Puis l'on en vient à vouloir tuer à nouveau la victime satisfactoire : depuis le Concile de Trente, la majorité des théologiens ont soutenu que le Christ est égorgé derechef et réellement - et non pas figurativement ou mystiquement - sur l'autel chrétien; et que cette trucidation répétée se produit soit par le " glaive sanglant " (7) des paroles de la consécration, soit par la rupture de l'hostie, qui sépare violemment la chair et le sang, soit par la voie dentaire et stomacale, qui est censée mettre le Christ dans une situation pire que sur la Croix (8).

Un tel acharnement eucharistique témoigne avec éloquence de la violence sacrificielle du rite aux yeux des théologiens. Non seulement le fait que la victime ait déjà été immolée sur la croix et qu'elle ait racheté le péché originel en une seule fois ne rend pas impossible l'éternel recommencement d'une mise à mort déclarée à la fois sacrée et réelle, mais encore l'immortalité elle-même de l'hostie nouvelle ne suffit pas à faire obstacle au désir immolatoire des sacrificateurs. " Bien que le Christ ressuscité soit désormais vivant d'une vie immortelle et incorruptible, dit saint Grégoire le Grand, il n'en est pas moins immolé de nouveau pour nous. " Et saint Jean Chrysostome : " Lorsque vous voyez le Seigneur immolé et gisant sur l'autel, le prêtre penché pour le sacrifice et en prières, tous les assistants rougis de ce sang précieux, vous croiriez-vous encore avec les hommes et sur la terre? " Et saint Ambroise : " Autrefois, on offrait un veau : maintenant, c'est le Christ qui est offert. " Et saint André : " Après que le peuple entier des croyants en a mangé la chair et bu le sang, l'agneau ainsi sacrifié demeure entier et vivant. " Et le Père Bruckberger, qui défend la peine de mort parce qu'il croit à la rédemption du décapité par la guillotine, écrit : " Vous ne voulez plus être les hommes du sang, car le prêtre est l'homme du sang de l'agneau mystique. N'étant plus les hommes de ce sang, vous ne pouvez être que de mauvais ministres de la parole, de la loi, du livre, et de la prière. " Comme le dit la Lettre aux Hébreux : " Il n'y a pas de rémission des péchés sans effusion de sang. "

Enfin, le sacrifice volontaire du Christ doit être imité par les fidèles, parce que la croyance selon laquelle les innocents seraient des victimes de choix et leur holocauste particulièrement apprécié à cause de leur pureté par la divinité courroucée, et que leur mort paierait donc plus efficacement que toute autre pour les péchés de tous, est une croyance traditionnelle et en quelque sorte congénitale à toutes les religions immolatives, y compris la chrétienne. C'est pourquoi saint Augustin dit : " II est nécessaire que nous nous immolions nous-mêmes : l'hostie sera offerte à Dieu lorsque nous nous serons faits nous-mêmes hosties. " Combien de saints et de martyrs ont pris à la lettre ce langage! Combien de couvents ont été, au cours des siècles, les couveuses de la mort! Rancé saluait avec ravissement la mort de ses moines les plus jeunes - ceux qui succombaient avant l'âge de vingt-cinq ans sur une croix de cendre à même le sol.

9 - L'impasse théologique du déicide et la substantification des métaphores

Mais la violence religieuse, parce qu'elle est à l'image de l'homme, demeure divisée contre elle-même : car le but du sacrifice, c'est la commensalité avec Dieu dans la manducation paisible de la victime immolée sur l'autel, et en signe de réconciliation avec la divinité. Comme il paraît choquant que Dieu mange, il est seulement censé respirer la suave odeur de son propre fils assassiné, tandis que l'homme, invité à ce céleste repas, mange et boit solitairement la chair et le sang réels de l'hostia (9).

La tension interne du sacrifice se manifestera encore avec éclat dans la théologie du déicide, cette impasse théologique de première grandeur, puisque la mise à mort rédemptrice avait été expressément voulue par la victime et par la divinité, laquelle avait fermement décidé, et de tous temps, de sacrifier la vie la plus innocente, donc la plus précieuse; c'était le seul moyen, disent les théologiens, de pourvoir l'humanité insolvable d'une avance de fonds proportionnée à l'énorme montant de la rançon à payer pour son rachat au diable. Il est difficile de condamner des assassins qu'on déclare, par ailleurs, salvifiques.

D'autre part, l'irénisme du sacrifice exige que le culte soit expressément déclaré non sanglant par la théologie, ce que contredit l'exigence tout opposée de cette même théologie d'une présence réelle de la chair et du sang sous le couteau consécratoire des sacrificateurs. Quant à la logique de la foi, elle semble construite elle-même de telle sorte que sa fonction essentielle serait de masquer l'impossible alliance de l'amour chrétien et de la violence chrétienne dans une théologie qui ne serait pas contradictoire : car la logique religieuse est fondée sur un réalisme métaphorique, lequel vise à confondre délibérément le réel et le signe. Il serait bien inutilement agressif de qualifier cette logique de primitive ou de magique, puisque non seulement elle fonde toutes les religions, mais encore la rationalité de la nature elle-même (10). La notion de " présence " du Christ sur l'autel, par exemple, serait tout ensemble et confusiblement physique et spirituelle, comme une loi de la nature est tout ensemble, et confusiblement, une monotonie muette et stupide des choses et la parole légale de l'univers.

La logique du Christ lui-même obéit au réalisme métaphorique. Il dit à la fois, et dans le même chapitre : " La chair ne sert de rien " et " Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment une boisson; celui qui ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang n'aura pas la vie éternelle ". Pour la foi, brûler quelqu'un en effigie et le brûler réellement, c'est tout un, parce que brûler mystiquement, c'est brûler un signe, un mémorial. Le mémorial était chose et figure censées confondues devant Jahvé chez les Juifs. Un " corps mystique ", c'est précisément un corps où la chair est substantiellement mémorial et le mémorial substantiellement chair, ce qui masque, sous le recours au symbolique, la violence des sacrificateurs, comme la rationalisation de la nature masque la violence de la raison à l'égard de la coulée sans voix des choses.

10 - Que serait une vraie " ethnologie prophétique ?

S'il s'était engagé dans une recherche philosophique sur la nature de la violence proprement religieuse, afin de bien la distinguer de la violence politique, Girard aurait pu trouver un chemin à l'" ethnologie prophétique ", si pleine de vérités et de vues fécondes qu'il inaugure maladroitement, en battant la campagne sans méthode et en conférant une extension illimitée au concept passe-partout de " rivalité mimétique ". Car une ethnologie " prophétique " n'est concevable qu'à la condition de ne pas se fonder sur un manichéisme théologique masqué, et donc sur un christianisme qui n'existe qu'au Paradis et non dans les textes et les mentalités. Il faut commencer par se mettre en mesure de rendre compte avec méthode de deux mille ans d'histoire de la théologie du sacrifice. Il se trouve que le christianisme est lui-même, au plus intime de son culte, le théâtre d'un combat entre le " Dieu de vie " et le " Dieu de mort "; entre le rite d'adoration et le rite d'expiation ou de propitiation, sorte de marché satisfactoire assez horrible.

Le sacrifice de la croix révèle-t-il à l'humanité que ses sacrifices anciens étaient masochistes? Les lui crache-t-il à la face afin qu'elle en ait honte? Jésus est-il le nouvel Abraham, celui qui abolirait tout sacrifice de sang? Celui qui retirerait à la chair et au sang toute valeur religieuse? Ou bien le christianisme ne serait-il qu'une école de sanctification de l'auto-immolation et de la douleur, censées réparatrices, un décalque sacré d'une parole de la mort et une transfiguration mythique de la géhenne du monde? Il est les deux ensemble, et son histoire est celle du devenir de ce mélange de l'Esprit avec 1e sang.

Mais si l'étude théologique et philosophique de la tension interne au sacrifice chrétien avait fourni une issue méthodologique valide au projet de Girard d'une herméneutique de la violence religieuse, la question du statut spirituel d'une " ethnologie prophétique " demeurerait encore sans solution : une telle ethnologie puiserait-elle son inspiration dernière dans le christianisme, ou bien se placerait-elle en dehors de lui? Invoquerait-elle un Dieu tellement inconnaissable dans sa transcendance qu'il ne serait plus possible de lui attribuer aucun des traits anthropomorphiques d'un personnage suprême, tel qu'il apparaît si souvent dans la théologie positive?

La théologie est une philosophie sans recul : elle ne saurait se connaître, faute de distance à l'égard d'elle-même. Mais quelle distance l'ethnologie peut-elle trouver et quelle sera la spiritualité porteuse de sa distanciation? Imaginons Abraham disant, en sous-conversation, à Jahveh : " Dorénavant, certaines victimes seront bien trop précieuses pour que nous te les immolions; nous ne te sacrifierons plus ni hommes, ni enfants vivants, parce que nous avons décidé que leur vie sera une valeur infiniment supérieure à celle de la sorte de piété que tu exigeais de nos mains. Voici donc notre loi nouvelle et notre nouvelle vérité : nous appellerons idole tout dieu auquel on offre du sang et de la chair. Celui qui t'immolera son enfant ne méritera plus le nom de sacrificateur sur tes autels, car nous l'appellerons un assassin. Nous sommes devenus les maîtres du sens. Nos vocables, dûment chargés de témoigner de notre esprit, deviendront tes véritables maîtres. Nous allons assigner tes théologiens et toi-même devant le tribunal de notre langage; nous te donnerons ton rang; nous formulerons les limites de tes droits. C'est ainsi que nous te vaincrons tout au long des siècles, comme toute idole, en te soumettant à notre législation; car nous sommes les transfigurateurs des dieux et les souverains du bien et du mal. Et nous transsubstantifierons toute chair en pain du ciel et tout sang en vin de l'alliance, éternellement. "

11 - Le commerce avec " Dieu "

Si René Girard parlait en Abraham de l'ethnologie, donc en prophète d'une religion méta sacrificielle, parlerait-il encore en guerrier caché du christianisme véritable ou bien parlerait-il alors du dehors? Serait-il croyant ou " athée "? Serait-il l'inventeur d'une intelligence nouvelle, capable de spiritualiser peu à peu le christianisme? La question reste posée, car nul ne peut connaître les limites à l'ouverture spirituelle d'une religion.

Mais ce qui est sûr, c'est que ce discours d'un Abraham devenu ethnologue révélerait la faille la plus grave de l'ethnologie de Girard: à savoir que la promotion d'une victime sacrificielle seule - d'un bouc émissaire rédempteur - est propre au christianisme et que cette promotion l'unique dans l'histoire des religions, occulte mal le fait fondamental que toute religion organise un commerce quotidien, assidu et plus ou moins payant avec les dieux - en mettant sur pied un système d'échanges fondés sur des comptes équilibrés et néanmoins culpabilisants. Parce qu'on a peur et qu'on se sent seul dans l'immensité, on imagine qu'il existerait des êtres divins, avec lesquels il serait possible de traiter : attitude " raisonnable " , et éminemment " politique " - celle d'une diplomatie céleste. L'autel est là comme la table sur laquelle une valeur est offerte à la divinité en échange de sa protection ou de son apaisement. La chose la plus précieuse à offrir est la vie elle-même, que symbolise le sang.

Le christianisme lui-même n'a pas tardé à revenir à ces modi vivendi universels de la violence religieuse, en réitérant un sacrifice unique et qui était pourtant censé payer définitivement la dette du péché originel à la divinité (11). La violence sacrificielle s'inscrit dans la croyance, dont elle est l'un des fruits; faute de le voir, l'ethnologie de Girard tourne en rond dans l'enclos durkheimien. Ethnologie amputée du contenu psychologique de la foi et incapable de rendre compte du meurtre sacré à partir du véritable contenu du sacré. L'Euthyphron de Platon - l'homme " qui pense tout droit " - reste la propédeutique à toute ethnologie religieuse. On y entend Socrate poser la question de la psychologie des dieux qui reçoivent des présents. Une ethnologie qui ne se pose pas la question de la croyance restera toujours en creux - on y verra des prêtres du concept se donner une pseudo-distance par la feinte de l'incompréhension savante, à la manière d'un Polyphème qui se crèverait à lui-même son oeil unique. On n'immole ni soi-même ni autrui à un dieu auquel on ne croit pas.

12 - L'athéisme spirituel

L'ethnologie prophétique sera-t-elle donc "athée " ? Il y a athéisme et " athéisme ". Il existe un athéisme inerte, parce que privé de conscience et d'envergure philosophiques. L'athée au petit pied, qui substitue gaillardement à la croyance en " Dieu " la croyance aux totems locuteurs censés rendre intelligible la dromomanie de la matière - comme si l'on pouvait rendre raisonnables des choses - ne fait que donner une tournure nouvelle à l'idolâtrie humaine et à sa naïve et millénaire arrogance. Qu'est-ce, en effet, qu'une idole, sinon un objet rendu parlant - que ce soit par la science ou par la " foi "? Faire " parler raison " au cosmos n'est que faire donner de la voix à un très gros objet. Si le mot chien n'aboie pas, comme disait Spinoza, le cosmos non plus. Le drame de la pensée scientifique moderne, n'est-ce pas le manque de dimension spirituelle et religieuse de l'" athéisme "? La " vraie " ethnologie religieuse" serait " athée " tout autrement que la science dite expérimentale. Elle le serait en tant que séparée, " sacrée " , elle aussi. L'" athéisme abrahamique " de l'ethnologie pneumatophore dont rêve René Girard serait la voix de l'exode, de la finitude, de la déréliction absolue, la voix du Dieu qui vous abandonne sur la croix de la raison afin de laisser surgir la plus étrange transcendance de l'intelligence humaine : celle d'un regard sur ses propres idoles. D'où vient donc ce regard quand l'ethnologie religieuse en son " athéisme " spirituel, parle de nouveau à partir de l'abîme et aux côtés d'une philosophie redevenue sa soeur?

Livre souvent mégalomane et cependant porteur d'avenir; livre buté par une absence tragique de réflexion sur la nature de la science, sur l'inconscient des rationalités et des méthodes, sur le fonctionnement et sur le caractère fascinatoire des " réductions ", sur le statut spirituel de la raison. Jusqu'à quand l'ethnologue, s'il renonce à trotter menu, pourra-t-il se passer de philosopher, c'est-à-dire de penser la pensée? Et de spectrographier la psychologie des systèmes probatoires eux-mêmes? Mais tout texte incitateur s'ouvre par-delà ses propres manques. C'est peut-être cela, l'appel de l'Esprit dans l'ethnologie en folie de René Girard.

1. Grasset, 1978.

2. " L'Autre est là dès l'origine et, préalablement à toute autre relation, l'objet est (...) désiré comme objet-du-désir-de-l'autre. " Éric Gans, Esprit, 1973. n° 11, p. 566.

3. " Le rassemblement de tous contre une victime unique est la résolution normale sur le plan culturel et la résolution proprement normative, car c'est d'elle que jaillissent toutes les règles culturelles " (p. 36).

4. L'un des sosies mimétiques : " En lisant les rapports humains comme vous le faites, ce sont tous les textes culturels et toutes les interprétations de la culture qui se trouvent automatiquement interprétés et ramenés à des formes de mimésis qu'ils méconnaissent parce qu'ils en restent prisonniers " (p. 52).

5. Gabriel Tarde. 1843-1904, auteur de Les lois de l'imitation.

6. " Sub quibus totus et integer Christus adest in sua physica realitate estima corporaliter praesens " (les espèces " sous lesquelles le Christ tout entier est présent corporellement et en sa réalité physique... "), Acta apostolicae sedis, 1965, p. 766.

7. " Quelle puissance, mon Dieu, vous avez donnée à vos prêtres, en leur disant : Faites ceci en mémoire de moi ! Leur parole est devenue un instrument plus aigu et plus tranchant que 1e couteau qui égorgeait les victimes de l'ancienne loi... Ils mettent une vie divine là où il n'y avait qu'une matière inerte, et, du même coup, ils donnent la mort. " J. M.L. Monsabré, Exposition du dogme catholique; Eucharistie, Carême 1884. 8` édition. 1905. p. 157-159.

8. " Voyez comme la victime est pourtant détruite. consumée, anéantie. Au Calvaire, elle était blessée : ici elle est broyée... Être broyé, c'est perdre sa forme, son étendue, son organisation... Où sont donc son corps, ses membres, sa forme, sa vie humaine? Tout a été comprimé, broyé, réduit à cette miette inaperçue. Le Christ est personnellement tout entier. tout vivant, dans cette poussière, dans ce rien; n'est-ce pas le comble de l'abaissement, de la dépression, un véritable anéantissement ! L'obscurité, la fragilité. la vulgarité du grain de poussière ! L'atome, presque le néant absolu , en tout cas le néant des prérogatives, des manifestations et des opérations de la vie humaine. " A. Tesnière, Manuel de l'adoration du Très saint Sacrement. Paris 1889, p. 53-56.

9. On sait que le mot vient de hostis. l'ennemi : il désignait autrefois l'animal que les Romains offraient aux dieux avant la bataille.

10. Transformer les constances de l'inerte en lois et les redites de la matière en paroles de la Raison est naturellement une opération fondamentalement magique.

11. " Cette oblation est réitérée chaque jour, bien que le Christ, après avoir souffert une fois sur la Croix ait sauvé du même coup le monde (...) parce que nous péchons tous les jours, du moins de ces péchés sans lesquels ne peut vivre l'infirmité humaine (...). Ainsi, parce que nous tombons chaque jour le Christ est immolé mystiquement pour nous... etc. " Paschase Radbert, mort en 851. Et saint Ambroise : " Si chaque fois qu'est versé le sang, il est versé pour la rémission des péchés, je dois le recevoir toujours, afin que toujours mes péchés me soient remis. Je pèche toujours, c'est donc que toujours je dois prendre le remède.