L'article
commence par analyser la folie qui inspire le thème de la "
rivalité mimétique "
: quand des concepts s'élèvent au rang d'oracles et se substituent
à l'analyse psychologique et politique , la " science
moderne " met en place une cécité intellectuelle
redoutable. Les Gaulois auraient appris à fabriquer des machines
de siège non point afin de résister à armes égales aux légions de
César, mais comme des animaux-machines propulsées par le déclenchement
automatique de leur " rivalité mimétique
". Voilà qui surpasse les miracles et les prodiges
de la théologie. Mais comment définir une religion ? Faut-il se
référer à l'autorité que revendiquent ses propres textes sacrés
ou les disqualifier au nom du " souffle prophétique
" et iconoclaste des Isaïe ou des Ézéchiel? J'ai essayé d'esquisser
le chemin de la méthode qui guiderait " l'ethnologie
prophétique " de René Girard vers un athéisme créateur.
Il apparaît alors que seule la raison critique, quand elle ose aller
au terme de sa logique interne, se révèle armée d'une psychanalyse
des idoles conceptualisées ou théologisées. La " violence
" authentiquement " sacrée " serait-elle celle d'une
prière d'Abraham ainsi rédigée : " Dorénavant,
certaines victimes seront bien trop précieuses pour que nous te
les immolions; nous ne te sacrifierons plus ni des hommes, ni des
enfants, parce que nous avons décidé que leur vie prendra une valeur
infiniment supérieure à celle de la sorte de piété que tu exigeais
de nos couteaux. Voici donc notre loi nouvelle et notre nouvelle
vérité : nous appellerons idole tout dieu auquel on offrira du sang
et de la chair sur ses autels. Celui qui t'immolera son enfant ne
méritera plus le nom de prêtre - nous l'appellerons un assassin
et nous t'accuserons de te montrer le commanditaire des crimes dont
tu nourrissais ta gloire."
1 - La vérification expérimentale comme vérification de l'intelligibilité
2 - La question de la méthode
3 - Psychanalyse de l'oracle appelé " rivalité
mimétique "
4 - Une psychologie en celluloid
5 - Une scolastique de l'objectivité
6 - Les colombes et les faucons de l'eucharistie
7 - Si l'on se veut prophète, qu'on le dise
8 - La violence sacrificielle chrétienne
9 - L'impasse théologique du déicide et la substantification
des métaphores
10 - Que serait une vraie " ethnologie prophétique"
?
11 - Le commerce avec " Dieu "
12 - L'athéisme spirituel
Margaret
Mead était convaincue que l'ethnologie comportait un message
pour l'humanité et qu'elle pouvait aider à résoudre les grands
problèmes de la civilisation contemporaine. Elle avait ainsi
progressivement assumé et renouvelé un personnage typique de
la société américaine, celui du prédicateur. (Claude Lévi-Strauss)
1
- La vérification expérimentale comme vérification de l'intelligibilité

La
thèse centrale de René Girard dans Des choses cachées
depuis la fondation du
monde (1) est d'une redoutable simplicité : les religions sont toutes
fondées sur un lynchage en quelque sorte rédempteur, appelé sacrifice,
en lequel les conflits internes qui dressent les hommes les uns
contre les autres se focalisent subitement sur une seule victime
expiatoire, considérée comme la source de tous les maux et chargée
de " payer " pour tout le monde sur l'autel.
Ainsi, l'unité du groupe, sans cesse menacée par des forces centrifuges,
est sans cesse ressuscitée par la force centripète qu'est le meurtre
pacificaleur perpétré sur un boue émissaire sacré.
La
cause cachée de cette succession de crises des communautés humaines
et de ce chapelet d'assassinats salvifiques est la rivalité mimétique
concept universellement opérationnel, donc vrai, puisque ce qui
semble réussir à tous coups est, de ce fait, censé expliquer des
intentions, des motivations, des volontés et des finalités inconscientes,
sans que la structure psychologique de la preuve persuadante, en
tant que " Sésame ouvre-toi ", puisse jamais
être analysée; et donc sans que puisse être examiné le rapport de
la notion de vérification expérimentale à celle d'intelligibilité.
" La recherche scientifique est réductrice ou elle n'est
pas " (p. 48).
Dans
ces conditions, un concept scientifique peut devenir extatique ou
oraculaire dans les sciences humaines et se mettre à fonctionner
d'une manière totémique, à l'image de ce qui se passe dans les sciences
de l'inerte, où les monotonies de la matière sont appelées lois,
et les lois censées faire parler raison aux choses, comme si la
réitération était expliquante en soi et comme si prévoir c'était
aussi comprendre au sens plein. La démarche intellectuelle de René
Girard appelle donc une réflexion sur la méthode réductrice dans
les sciences humaines - c'est-à-dire sur le sens de l'acte réducteur
lui-même dans l'élaboration de la théorie.
2
- La question de la méthode

Mais
une démarche de ce genre appelle une autre réflexion, plus fondamentale
encore, concernant le statut " sacré ", c'est-à-dire
séparé, de l'ethnologie religieuse elle-même, donc la nature
de la " spiritualité " qui inspire nécessairement
toute critique dite scientifique des religions. En effet, pour René
Girard, une seule religion ne serait en rien sacrificielle; une
seule religion armerait, au contraire, sa transcendance éthique
absolue à l'égard de toutes les autres le christianisme. Jésus serait
venu abolir les sacrifices sanglants d'autrefois et anéantir la
notion même, toute païenne, de rachat par l'immolation d'un être
vivant. Une telle affirmation appelle une analyse du sens du verbe
étre quand on dit qu'une religion est ceci ou cela...
Soulever,
à propos de Des choses cachées..., la
question première de la méthode, ce n'est pas changer de sujet;
c'est, au contraire, la seule manière de rendre réellement compte
du contenu d'un ouvrage d'ethnologie religieuse, parce que le "
discours de la méthode " est le critère de la lucidité
d'un homme de science au chapitre des fondements derniers de sa
discipline et, par conséquent, à l'égard de lui-même. C'est toujours
un problème de conscience de soi qu'on rencontre au plus secret
des oeuvres
3 - Psychanalyse
de l'oracle appelé " rivalité mimétique "

Qu'est-ce
que la rivalité mimétique? C'est la pulsion, frappante chez les
singes comme chez les humains, qui conduirait tous les individus
d'une espèce à imiter leurs congénères en toutes choses, comme si
le désir naissait exclusivement de l'observation du comportement
d'autrui (2). Notre misérable
nature serait, comme le soulignait déjà Aristote, infiniment plus
douée pour l'imitation que celle de tous les autres êtres vivants.
Parmi les réactions spontanées de l'animal mimétique, le réflexe
d'appropriation serait l'un des plus spectaculaires : chacun se
verrait presque irrésistiblement contraint par son instinct mimétique
à s'emparer de ce qui fait l'objet du désir d'autrui. La rivalité
mimétique, ou mimésis, donnerait enfin un contenu réellement scientifique
à ce que saint Augustin appelait la jalousie et les théologiens
classiques la concupiscence ou, plus simplement, le péché originel.
Car
la mimésis, clé de l'histoire universelle, réduirait les sociétés
à un tel état d'anarchie par ses déchaînements et par l'affrontement
chaotique des ambitions inassouvissables de tous, qu'il deviendrait
nécessaire de se procurer une victime émissaire - ou plusieurs -
à titre d'exutoires et de pharmacie de la violence collective. Subitement
guérie par ces assassinats jouant le rôle de répresseurs et de compresseurs,
la fureur universelle se calmerait tout subitement et comme par
miracle pour se métamorphoser en harmonie et en paix civile (3). Il ne resterait plus qu'à mimer éternellement cette délivrance,
ce qui serait la fonction sédative des rites et du culte.
Tentons
de spectrographier un instant la valeur scientifique d'un concept
aussi prodigieux.
Assurément,
il est de type mécaniciste. Comme tel, on peut dire qu'il fonctionne
grosso modo. Cela suffit pour qu'on ne puisse le qualifier
de " faux ". Mais que nous apprend-il? Pour le comprendre,
il faut se demander à quelle définition de la notion de vérité il
se rattache. S'agit-il de la vérité explicative? Dans ce cas, le
moins qu'on puisse dire est que le fonctionnement persuasif de ce
concept sur l'entendement ressortit à la critique psychologique,
car le type de pouvoir ethnologique qu'il met en place s'étend sur
une surface immense, et despotiquement, mais sur une très mince
pellicule du réel. La science réductrice serait-elle donc liée,
par définition, à des saisies auto-convaincantes de ce genre? L'ethnologie
religieuse serait-elle césarienne par nature et nécessairement,
à cause de son irrémédiable superficialité, qui l'obligerait à mettre
méthodologiquement entre parenthèses la psychologie de l'observateur?
Gilles Deleuze appelle " dents creuses " ces
sortes de titans conceptuels aux pieds d'argile. Je les appellerais
plutôt les mâchoires molles de la connaissance, car les grands sauriens
épistémologiques, inhabiles à saisir ce qui n'est que détail à leurs
yeux, évacuent d'emblée toute compréhension existentielle et psychologique
véritable, en substituant, avec une violente simplicité, un automatisme
humain à toute analyse fine des comportements, des motivations et
des significations.
Le
problème est donc de taille : il s'agit de savoir si une éthique
de l'homme de savoir serait le dernier fondement psychologique de
ce que nous appelons raison et science. Car ce n'est pas un acte
neutre et privé de sens que de mettre en place un deus ex machina
ethnologique, un fiat lux scientifique, censé embrasser toutes choses
" depuis la fondation du monde " et chargé d'éclairer
tout l'univers à la lumière de sa puissance heuristique sans pareille.
Tout acte engage l'être et ressortit donc à la morale : derrière
l'objectivité se cache toujours un homme, avec son éthique. Or,
n'est-ce pas décider de se donner un interlocuteur magique et n'est-ce
pas se résigner à l'écouter docilement que de doter le monde d'un
concept oraculaire omnivalent, d'une Pythie appelée " rivalité
mimétique "? Voyons donc si le contenu et le fonctionnement
psychologiques de l'oracle se révèlent observables.
L'automate
mécaniciste qui anime la connaissance ethnologique ainsi universalisée
joue un rôle éminemment rassurant pour le savant - il permet à l'utilisateur
candide d'un projecteur conceptuel gigantal de s'absenter en toute
innocence et de quitter benoîtement le spectacle sur lequel il jette
la grande cape de l'abstraction englobante, sorte de substitut de
la Révélation. La rivalité mimétique, réfugiée dans le concept,
vous a des allures sacerdotales - tel le prêtre sacrificateur, elle
se met à l'écart de la réalité politique du monde. Elle s'en lave
les mains de tout ça, comme un Ponce Pilate de la raison. Il y a
dans son comportement hégélien de quoi rassurer le temporel.
4 - Une psychologie en celluloid 
Voici,
par exemple, le privilège du tabouret par lequel les rois de France,
et notamment Louis XIV, avaient sévèrement réglementé le droit des
grandes dames de s'asseoir devant eux. Et voici qu'arrive le soleil
noétique de la " rivalité mimétique ", nouvelle
majesté ésotérique de l'ethnologie : ce sera donc en raison de la
" rivalité mimétique ", spontanée et aveugle
comme un réflexe, que les grands, mus par des ressorts, à l'instar
des chiens de Descartes, seront pris instantanément d'une grande
fureur imitative de s'asseoir en présence du roi.
Il
est clair que si cet astre nouveau qu'est la rivalité mimétique
rayonne de la splendeur de ses sacrées décrétales sur toutes les
cultures de l'univers, on ne comprendra jamais à quelle rationalité
politique obéit concrètement le prétendu réflexe mimétique et tout
magique de s'asseoir; car ce " réflexe " ne s'explique
réellement que si l'on se souvient à quel point le privilège du
tabouret - qui nous paraît ridicule à distance - n'est un hochet
que vu de Sirius : il fournissait un pouvoir bien réel à la cour.
Le ressort de tous les actes prétendument mimétiques est, en l'espèce,
politique; et il n'est pas plus fécond de les rattacher à une "
rivalité mimétique " universelle qu'à la vague "
volonté de puissance " nietzschéenne, encore que celle-ci
autorise des analyses politiques plus fines. Mais le sens de l'alibi
" épistémologique " que masque Son Excellence
la " rivalité mimétique " permet d'anesthésier
tout examen drastique et critique précis, donc politiquement dangereux
à son tour, des motivations véritables des hommes incarnés et de
la structure du tissu social au sein duquel elles s'exercent.
Cependant
la substance " politique " du monde ne se laisse
pas si aisément bouter hors de la place. La preuve la plus amusante
en est fournie par la structure caricaturalement mimétique de l'ouvrage
lui-même, qui n'est mimétique que pour masquer sa propre structure
inévitablement " politique ". On dirait que l'auteur
a tenu à mimer sa propre théorie par une construction didactique
astucieuse : on le voit flanqué de deux assesseurs, sortes de faire-valoir
complaisants et de pseudo rivaux, chargés de souligner à chaque
page la génialité des vues du grand homme, de lui faire bruyamment
écho, d'émettre quelques réserves timides, formulées pour être aussitôt
pulvérisées par le maître, de résumer sa pensée ou de souligner
par des commentaires laudatifs, ou franchement éblouis, tantôt la
profondeur sans égale, tantôt l'infaillibilité opérationnelle du
concept de " rivalité mimétique ".
Malheureusement
la démonstration lassante de l'efficacité universelle d'une synthèse
aussi tentaculaire que charismatique se retourne précisément contre
les démonstrateurs trop péremptoires, parce qu'il n'était précisément
pas possible de faire ressortir plus puissamment, et comme à son
corps défendant, la profondeur proprement politique qui rend mimétique
la mince pellicule qu'est la surface de l'univers. La mimésis vient
toujours après coup, comme une pure apparence extérieure des choses;
elle escamote la vraie profondeur - c'est une psychologie en celluloïd.
Sa force convaincante provient de ce qu'elle est, en effet, toujours
là, mais comme résultante d'une réalité non observée - exactement
comme chez Gabriel Tarde, l'inventeur de la sociologie fondée sur
la notion d'imitation. Elle est un peu comique, en vérité, la situation
d'un auteur installé au sommet du temple de la pensée
(4), tandis que ses deux disciples mimétiques,
piégés politiques et grands vaincus par leur pseudo rivalité, ont
sombré dans le silence et l'indifférence de la presse.
5 - Une scolastique de l'objectivité 
Souvenons-nous
des déboires de la psychanalyse des années trente, quand la princesse
Marie Bonaparte, fondatrice de la société française de psychanalyse,
expliquait les renversements successifs des Présidents du Conseil
sous la Troisième République : elle commençait par les placer sous
la cloche de verre d'un cérémonial répétitif et mécaniciste, celui
du meurtre du père. La " rivalité mimétique "
est construite sur le même modèle. Pour expliquer le départ du Général
de Gaulle en 1969 par le meurtre sacré du bouc émissaire, elle sautera
à pieds joints par-dessus toute analyse sérieuse des rapports de
force et des tensions proprement politiques qui permettent de suivre
sur le terrain l'histoire de cette chute. C'est en vain qu'elle
se prétend généalogique elle s'inscrit dans la dégénérescence du
platonisme en mécanicisme conceptuel. Il faut se méfier des Diafoirus
de la raison et de tous les soporifiques pseudo scientifiques, qui
sont les véritables opiums de l'intelligence.
Mais
s'il faut user de quelque ironie à l'égard d'une ethnologie sans
réplique, et qui croit sincèrement avoir trouvé la pierre philosophale
d'une unification totale du champ du savoir, c'est à seule fin de
faire ressortir qu'une certaine forme de recours à la raison dite
universelle sur la voie appienne du concept, peut devenir thaumaturgique.
Il serait temps d'apprendre à sourire des généralisations despotiques
qui renvoient à un certain comportement d'un mythe : le mythe rationnel
de l'Occident. La Raison aussi a un inconscient.
"Car notre intelligence vraie est
cet éveil qui nous apprend qu'une preuve n'est jamais matérielle,
et cela par définition, du seul fait que la nature est muette.
L'idolâtrie, c'est de transformer des événements de la nature
en signifiants. Par quels chemins l'idée selon laquelle
la nature nous livrerait le sens rationnel de ses redites
à seulement se répéter, et donc ex opere operato, naît-elle
en l'entendement européen ? C'est cela que doit peser une
intelligence transcendante aux totems, et devenue l'observatrice
de la généalogie de l'ignorance qui croit savoir - cette
ignorance qui fait le tissu même de la raison et le ciment
de sa réussite. "
Manuel de Diéguez, " Regards sur l'inconscient
de la raison européenne ", publié dans
En marge : l'Occident
et les autres, Aubier, novembre 1978.
|
Rappelons
que la raison européenne, comme outil de l'abstraction parlante,
n'est pas descendue du ciel; qu'elle a été imaginée, construite
et mise en oeuvre par des fabricants de généralités, qui sont des
spécialistes à leur manière. Les gros concepts peuvent devenir gourous;
un pouvoir pseudo-explicatif peut s'investir spontanément en eux.
Il est toujours facile de se donner une fausse distance à l'égard
du monde en s'enfermant dans la cabine de verre d'un concept totalisateur,
afin d'observer et de décrire d'une manière saisissante le délire
mimétique et la rage sacrificielle d'une équipe de rugby tournoyant
sauvagement autour d'un ballon déclaré bouc émissaire. Le gros oeil
du dogmatisme veille dans l'ethnologie et dans l'anthropologie quand
le concept y devient idée fixe et quand le totémisme verbal engendre
une scolastique de l'objectivité.
6 - Les colombes et les
faucons de l'eucharistie 
Reste
à examiner le second débat fondamental que soulève nécessairement
un livre comme Des choses cachées... :
celui du statut secrètement spirituel de l'ethnologie scientifique.
On
sait que l'ethnologie durkheimienne avait décidé d'étudier les religions
en tant que phénomènes sociaux et culturels : le fait que des hommes
s'imaginent sincèrement qu'il existerait dés dieux ou un seul Dieu
se révélant décidément trop difficile à expliquer, il avait été
décidé, une fois pour toutes, qu'il serait, par conséquent, légitime,
du point de vue de la méthode, de considérer cette impuissance de
la science comme privée de toute signification au chapitre des résultats
qui seraient alors déclarés proprement scientifiques de l'ethnologie
: la face socio-culturelle serait la face objective (au sens d'observable)
du phénomène religieux, tandis que la croyance serait la face inintéressante,
parce qu'inobservable, donc subjective, de la réalité sociologique.
Cette manière de séparer l'ethnologie religieuse de la psychologie
religieuse témoigne de ce que toute science tient avant tout à délimiter
fermement son champ, même au détriment de la profondeur du labour.
On se dit : " Un 'tiens' vaut mieux que deux 'tu l'auras
' ". Ou bien : " Ne lâchons pas la proie pour
l'ombre ". Mais il arrive que la proie se cache dans l'ombre.
Or
René Girard, ethnologue résolument durkheimien - à partir de Tarde (5) - rompt subitement avec ses propres
principes méthodologiques pour se proclamer chrétien. Alors que,
dans La violence et le sacré, l'auteur oscillait encore entre
une sorte d'apologie. politique du meurtre sacrificiel - censé résoudre
heureusement les " crises sacrificielles " des
sociétés - et son horreur pour toute violence religieuse, voici
qu'il investit dans le christianisme son éthique de la paix en refusant
de soumettre cette religion à la critique de sa violence sacrificielle.
Mais,
contrairement à ce qui se passe dans les sciences de la nature,
où les ritournelles de la matière peuvent être fétichisées à l'aide
de vocables invocatoires - causalité, déterminisme, théorie - non
reconnus comme magiques par la conscience collective; où les régularités
de l'inerte, dûment déclarées " légales ", sont
donc interprétées comme des signes " évidents "
de la Raison, que l'univers nous adresserait complaisamment, les
sciences humaines, en revanche, s'occupent de signes reconnus pour
humains. Parmi ces signes, les religions sont les plus gigantesques
et les plus criants. Mais ce sont des signes divisés et en combat
contre eux-mêmes, des signes déchirés entre notre paix et notre
violence. Quand Girard investit son éthique - infiniment respectable
- de la non-violence dans le christianisme, la question fondamentale
de la méthode devient celle de savoir s'il prétend dire ce qu'est
réellement le christianisme dans ses dogmes, ou bien s'il parle
en prophète annonciateur de ce que cette religion devrait devenir
le jour où sa paix intérieure l'emporterait en elle sur sa guerre;
donc le jour où elle deviendrait le miroir parfait de l'homme entièrement
pacifié et dont l'âme rayonnerait éternellement de tous les feux
de l'amour absolu.
La
cause de l'occultation évidente de la violence chrétienne chez Girard
provient sans doute de ce qu'il ne s'est pas formulé le sens de
l'oscillation des signes de l'homme entre la violence et la paix
qui nous habitent, de sorte qu'il se réfugie dans un christianisme
imaginaire - un christianisme quiétiste et monoïdéiste, censé ne
dispenser qu'une pure parole de l'amour. Malheureusement pour une
interprétation aussi séraphique de la foi, toute l'histoire de la
théologie chrétienne est le théâtre d'une guerre proprement religieuse,
donc sans merci, entre les colombes et les faucons du sacrifice
eucharistique. L'ethnologue charismatique ne peut donc que se tromper
de terrain quand il parle du christianisme comme d'une religion
purement irénique, puisqu'il se voit alors contraint d'attribuer
de force au christianisme doctrinal ce qui ressortit seulement à
un christianisme eschatologique, prophétique et délivré de toute
violence par une mystique de la bonté absolue de Dieu.
Il
n'est naturellement pas interdit d'introduire un discours normatif
et de pure spiritualité dans l'ethnologie religieuse. Raymond Aron
a démontré que le sociologue lui-même ne saurait se passer d'une
éthique quand il décrit les systèmes de pensée et les rationalités
collectives. Mais la légitimité même de ce discours exige une étude
objective du contenu obvie des textes : c'est témoigner d'une autorité
illégitime à leur égard de prétendre n'y pas trouver la violence
qu'ils abritent pour la seule raison que cette violence contredirait
l'image idyllique qu'on s'est faite une fois pour toutes de l'objet
de son étude la religion chrétienne, elle aussi, est intérieurement
déchirée par les déchirements internes du chrétien. C'est pourquoi
sa violence interne est si spectaculaire.
Théologiquement
parlant, cette religion se fonde, aux yeux de tous les interprètes
dont les définitions s'accordent avec les déclarations dogmatiques
de l'Église, maîtresse absolue, aux yeux des fidèles, du contenu
de la foi, sur l'immolation sacrée du Calvaire - violence sacrificielle
dûment préparée par la Cène, cette source sacerdotale expressément
voulue par son fondateur, du rite de la messe, ou réitération rituelle
du Golgotha. Offrande mystique d'une victime réelle, faite de chair
et de sang, la messe est dite " sacrifice réel "
pour ce motif. L'auteur passe entièrement la messe et la croix sous
silence dans son interprétation du christianisme.
7 - Si l'on se veut prophète,
qu'on le dise 
Comment
l'ethnologie et l'anthropologie religieuses ne tomberaient-elles
pas dans une totale confusion méthodologique si elles se refusaient
à définir les sources à partir desquelles il sera convenu du contenu
objectif des articles de foi d'une religion? Si l'on décide d'évacuer
la croix et la messe de l'interprétation du christianisme - en déclarant
qu'il s'agit d'un simple meurtre, dépourvu de toute valeur religieuse
réelle - alors, il est de bonne méthode de le dire au nom d'une
spiritualité trans-sacrificielle et qui ferait fi des textes sacrés;
dans ce cas, il serait impératif de réfuter la prétendue autorité
de ces textes, au lieu de les ignorer, ou de soutenir qu'ils n'existent
pas, ou encore de déclarer que toute dimension sacrificielle en
serait absente, à l'exception d'un seul texte, qu'on déclare, du
reste, suspect : la Lettre aux Hébreux!
Si
l'on se veut prophète, qu'on le dise. Après tout, le prophète ne
précise pas le sens spirituel d'une religion à partir de ses textes
et selon les dires de ses théologiens : au contraire, il leur déclare
à tous la guerre. Ils se sont tous totalement trompés, et cela depuis
les origines. C'est un homme qui profère d'une manière retentissante
ce qu'une croyance religieuse est censée receler dans son génie
caché et selon le devenir de l'Esprit déclaré en action à travers
elle. C'est aussi un homme qui, au nom de son inspiration religieuse
propre, pour la défense de laquelle il est régulièrement - c'est-à-dire
légalement assassiné, dénonce toute l'interprétation traditionnelle
des Écritures, qu'il qualifie globalement d'hérésie et d'oeuvre
du démon. C'est ainsi qu'Isaïe crache à la face des prêtres et de
toute la tradition cultuelle des Juifs son apostrophe fameuse "
Jahvé a horreur de vos holocaustes; il en est dégoûté, et l'odeur
des viandes qui rôtissent sur vos autels lui fait horreur ".
Puisque
Girard tient un langage prophétique, en ignorant les textes qui
contredisent sa thèse, le lecteur est en droit de lui demander de
ne pas prétendre tenir, en même temps, un langage d'homme de science
et d'exégète - sinon, c'est le chaos.
8 - La violence sacrificielle
chrétienne 
Et
pourtant, il existait une solution méthodologiquement viable, qui
eût donné ses chances proprement religieuses à la théologie de Girard
: une critique qui eût pris la mesure de l'oscillation du christianisme
sacrificiel entre sa violence et son irénisme. Une telle démarche
intellectuelle aurait permis de recenser les thèses de la violence
eucharistique tout au long des siècles et d'observer les impasses
proprement théologiques qui en résultent. Un adoucissement et une
humanisation progressifs de la théologie du sacrifice chrétien s'inscriraient
alors dans l'histoire de l'Esprit.
Une
réflexion ainsi conduite aurait souligné que la violence première,
après celle de la Croix, est celle, proprement rituelle, donc répétitive,
d'exiger de la victime qu'elle se rende réellement présente sur
l'autel, ce qui se produit par le prodige de la transsubstantiation
du pain et du vin en chair et en sang dits réels - au sens où l'entendent
un réalisme ou un physicisme eucharistique qu'a encore réaffirmés
fermement l'encyclique Mysterium fidei en 1965, donc postérieurement
au Concile Vatican II (6).
Puis
l'on en vient à vouloir tuer à nouveau la victime satisfactoire
: depuis le Concile de Trente, la majorité des théologiens ont soutenu
que le Christ est égorgé derechef et réellement - et non pas figurativement
ou mystiquement - sur l'autel chrétien; et que cette trucidation
répétée se produit soit par le " glaive sanglant
" (7) des paroles de la consécration,
soit par la rupture de l'hostie, qui sépare violemment la chair
et le sang, soit par la voie dentaire et stomacale, qui est censée
mettre le Christ dans une situation pire que sur la Croix
(8).
Un
tel acharnement eucharistique témoigne avec éloquence de la violence
sacrificielle du rite aux yeux des théologiens. Non seulement le
fait que la victime ait déjà été immolée sur la croix et qu'elle
ait racheté le péché originel en une seule fois ne rend pas impossible
l'éternel recommencement d'une mise à mort déclarée à la fois sacrée
et réelle, mais encore l'immortalité elle-même de l'hostie nouvelle
ne suffit pas à faire obstacle au désir immolatoire des sacrificateurs.
" Bien que le Christ ressuscité soit désormais vivant d'une
vie immortelle et incorruptible, dit saint Grégoire le Grand, il
n'en est pas moins immolé de nouveau pour nous.
" Et saint Jean Chrysostome : " Lorsque
vous voyez le Seigneur immolé et gisant sur l'autel, le prêtre penché
pour le sacrifice et en prières, tous les assistants rougis de ce
sang précieux, vous croiriez-vous encore avec les hommes et sur
la terre? " Et saint Ambroise : " Autrefois,
on offrait un veau : maintenant, c'est le Christ qui est offert.
" Et saint André : " Après
que le peuple entier des croyants en a mangé la chair et bu le sang,
l'agneau ainsi sacrifié demeure entier et vivant. "
Et le Père Bruckberger, qui défend la peine de mort parce qu'il
croit à la rédemption du décapité par la guillotine, écrit : "
Vous ne voulez plus être les hommes du sang, car le prêtre est l'homme
du sang de l'agneau mystique. N'étant plus les hommes de ce sang,
vous ne pouvez être que de mauvais ministres de la parole, de la
loi, du livre, et de la prière. " Comme le dit la Lettre
aux Hébreux : " Il n'y a pas de rémission des péchés sans
effusion de sang. "
Enfin,
le sacrifice volontaire du Christ doit être imité par les fidèles,
parce que la croyance selon laquelle les innocents seraient des
victimes de choix et leur holocauste particulièrement apprécié à
cause de leur pureté par la divinité courroucée, et que leur mort
paierait donc plus efficacement que toute autre pour les péchés
de tous, est une croyance traditionnelle et en quelque sorte congénitale
à toutes les religions immolatives, y compris la chrétienne. C'est
pourquoi saint Augustin dit : " II est nécessaire que nous
nous immolions nous-mêmes : l'hostie sera offerte à Dieu lorsque
nous nous serons faits nous-mêmes hosties. " Combien de
saints et de martyrs ont pris à la lettre ce langage! Combien de
couvents ont été, au cours des siècles, les couveuses de la mort!
Rancé saluait avec ravissement la mort de ses moines les plus jeunes
- ceux qui succombaient avant l'âge de vingt-cinq ans sur une croix
de cendre à même le sol.
9
- L'impasse théologique du déicide et la substantification des métaphores

Mais
la violence religieuse, parce qu'elle est à l'image de l'homme,
demeure divisée contre elle-même : car le but du sacrifice, c'est
la commensalité avec Dieu dans la manducation paisible de la victime
immolée sur l'autel, et en signe de réconciliation avec la divinité.
Comme il paraît choquant que Dieu mange, il est seulement censé
respirer la suave odeur de son propre fils assassiné, tandis que
l'homme, invité à ce céleste repas, mange et boit solitairement
la chair et le sang réels de l'hostia (9).
La
tension interne du sacrifice se manifestera encore avec éclat dans
la théologie du déicide, cette impasse théologique de première grandeur,
puisque la mise à mort rédemptrice avait été expressément voulue
par la victime et par la divinité, laquelle avait fermement décidé,
et de tous temps, de sacrifier la vie la plus innocente, donc la
plus précieuse; c'était le seul moyen, disent les théologiens, de
pourvoir l'humanité insolvable d'une avance de fonds proportionnée
à l'énorme montant de la rançon à payer pour son rachat au diable.
Il est difficile de condamner des assassins qu'on déclare, par ailleurs,
salvifiques.
D'autre
part, l'irénisme du sacrifice exige que le culte soit expressément
déclaré non sanglant par la théologie, ce que contredit l'exigence
tout opposée de cette même théologie d'une présence réelle de la
chair et du sang sous le couteau consécratoire des sacrificateurs.
Quant à la logique de la foi, elle semble construite elle-même de
telle sorte que sa fonction essentielle serait de masquer l'impossible
alliance de l'amour chrétien et de la violence chrétienne dans une
théologie qui ne serait pas contradictoire : car la logique religieuse
est fondée sur un réalisme métaphorique, lequel vise à confondre
délibérément le réel et le signe. Il serait bien inutilement agressif
de qualifier cette logique de primitive ou de magique, puisque non
seulement elle fonde toutes les religions, mais encore la rationalité
de la nature elle-même (10). La notion de " présence
" du Christ sur l'autel, par exemple, serait tout ensemble
et confusiblement physique et spirituelle, comme une loi de la nature
est tout ensemble, et confusiblement, une monotonie muette et stupide
des choses et la parole légale de l'univers.
La
logique du Christ lui-même obéit au réalisme métaphorique. Il dit
à la fois, et dans le même chapitre : " La chair ne sert
de rien " et " Ma chair est vraiment une nourriture
et mon sang est vraiment une boisson; celui qui ne mange pas ma
chair et ne boit pas mon sang n'aura pas la vie éternelle ".
Pour la foi, brûler quelqu'un en effigie et le brûler réellement,
c'est tout un, parce que brûler mystiquement, c'est brûler un signe,
un mémorial. Le mémorial était chose et figure censées confondues
devant Jahvé chez les Juifs. Un " corps mystique ",
c'est précisément un corps où la chair est substantiellement mémorial
et le mémorial substantiellement chair, ce qui masque, sous le recours
au symbolique, la violence des sacrificateurs, comme la rationalisation
de la nature masque la violence de la raison à l'égard de la coulée
sans voix des choses.
10 - Que serait
une vraie " ethnologie prophétique ?
S'il
s'était engagé dans une recherche philosophique sur la nature de
la violence proprement religieuse, afin de bien la distinguer de
la violence politique, Girard aurait pu trouver un chemin à l'"
ethnologie prophétique ", si pleine de vérités et
de vues fécondes qu'il inaugure maladroitement, en battant la campagne
sans méthode et en conférant une extension illimitée au concept
passe-partout de " rivalité mimétique ". Car
une ethnologie " prophétique " n'est concevable
qu'à la condition de ne pas se fonder sur un manichéisme théologique
masqué, et donc sur un christianisme qui n'existe qu'au Paradis
et non dans les textes et les mentalités. Il faut commencer par
se mettre en mesure de rendre compte avec méthode de deux mille
ans d'histoire de la théologie du sacrifice. Il se trouve que le
christianisme est lui-même, au plus intime de son culte, le théâtre
d'un combat entre le " Dieu de vie " et le "
Dieu de mort "; entre le rite d'adoration et le rite d'expiation
ou de propitiation, sorte de marché satisfactoire assez horrible.
Le
sacrifice de la croix révèle-t-il à l'humanité que ses sacrifices
anciens étaient masochistes? Les lui crache-t-il à la face afin
qu'elle en ait honte? Jésus est-il le nouvel Abraham, celui qui
abolirait tout sacrifice de sang? Celui qui retirerait à la chair
et au sang toute valeur religieuse? Ou bien le christianisme ne
serait-il qu'une école de sanctification de l'auto-immolation et
de la douleur, censées réparatrices, un décalque sacré d'une parole
de la mort et une transfiguration mythique de la géhenne du monde?
Il est les deux ensemble, et son histoire est celle du devenir de
ce mélange de l'Esprit avec 1e sang.
Mais
si l'étude théologique et philosophique de la tension interne au
sacrifice chrétien avait fourni une issue méthodologique valide
au projet de Girard d'une herméneutique de la violence religieuse,
la question du statut spirituel d'une " ethnologie prophétique
" demeurerait encore sans solution : une telle ethnologie puiserait-elle
son inspiration dernière dans le christianisme, ou bien se placerait-elle
en dehors de lui? Invoquerait-elle un Dieu tellement inconnaissable
dans sa transcendance qu'il ne serait plus possible de lui attribuer
aucun des traits anthropomorphiques d'un personnage suprême, tel
qu'il apparaît si souvent dans la théologie positive?
La
théologie est une philosophie sans recul : elle ne saurait se connaître,
faute de distance à l'égard d'elle-même. Mais quelle distance l'ethnologie
peut-elle trouver et quelle sera la spiritualité porteuse de sa
distanciation? Imaginons Abraham disant, en sous-conversation, à
Jahveh : " Dorénavant, certaines victimes seront bien trop
précieuses pour que nous te les immolions; nous ne te sacrifierons
plus ni hommes, ni enfants vivants, parce que nous avons décidé
que leur vie sera une valeur infiniment supérieure à celle de la
sorte de piété que tu exigeais de nos mains. Voici donc notre loi
nouvelle et notre nouvelle vérité : nous appellerons idole tout
dieu auquel on offre du sang et de la chair. Celui qui t'immolera
son enfant ne méritera plus le nom de sacrificateur sur tes autels,
car nous l'appellerons un assassin. Nous sommes devenus les maîtres
du sens. Nos vocables, dûment chargés de témoigner de notre esprit,
deviendront tes véritables maîtres. Nous allons assigner tes théologiens
et toi-même devant le tribunal de notre langage; nous te donnerons
ton rang; nous formulerons les limites de tes droits. C'est ainsi
que nous te vaincrons tout au long des siècles, comme toute idole,
en te soumettant à notre législation; car nous sommes les transfigurateurs
des dieux et les souverains du bien et du mal. Et nous transsubstantifierons
toute chair en pain du ciel et tout sang en vin de l'alliance, éternellement.
"
11 - Le commerce avec "
Dieu " 
Si
René Girard parlait en Abraham de l'ethnologie, donc en prophète
d'une religion méta sacrificielle, parlerait-il encore en guerrier
caché du christianisme véritable ou bien parlerait-il alors du dehors?
Serait-il croyant ou " athée "? Serait-il l'inventeur
d'une intelligence nouvelle, capable de spiritualiser peu à peu
le christianisme? La question reste posée, car nul ne peut connaître
les limites à l'ouverture spirituelle d'une religion.
Mais
ce qui est sûr, c'est que ce discours d'un Abraham devenu ethnologue
révélerait la faille la plus grave de l'ethnologie de Girard: à
savoir que la promotion d'une victime sacrificielle seule - d'un
bouc émissaire rédempteur - est propre au christianisme et que cette
promotion l'unique dans l'histoire des religions, occulte mal le
fait fondamental que toute religion organise un commerce quotidien,
assidu et plus ou moins payant avec les dieux - en mettant sur pied
un système d'échanges fondés sur des comptes équilibrés et néanmoins
culpabilisants. Parce qu'on a peur et qu'on se sent seul dans l'immensité,
on imagine qu'il existerait des êtres divins, avec lesquels il serait
possible de traiter : attitude " raisonnable "
, et éminemment " politique " - celle d'une diplomatie
céleste. L'autel est là comme la table sur laquelle une valeur est
offerte à la divinité en échange de sa protection ou de son apaisement.
La chose la plus précieuse à offrir est la vie elle-même, que symbolise
le sang.
Le
christianisme lui-même n'a pas tardé à revenir à ces modi vivendi
universels de la violence religieuse, en réitérant un sacrifice
unique et qui était pourtant censé payer définitivement la dette
du péché originel à la divinité (11). La violence sacrificielle
s'inscrit dans la croyance, dont elle est l'un des fruits; faute
de le voir, l'ethnologie de Girard tourne en rond dans l'enclos
durkheimien. Ethnologie amputée du contenu psychologique de la foi
et incapable de rendre compte du meurtre sacré à partir du véritable
contenu du sacré. L'Euthyphron de Platon - l'homme " qui pense
tout droit " - reste la propédeutique à toute ethnologie religieuse.
On y entend Socrate poser la question de la psychologie des dieux
qui reçoivent des présents. Une ethnologie qui ne se pose pas la
question de la croyance restera toujours en creux - on y verra des
prêtres du concept se donner une pseudo-distance par la feinte de
l'incompréhension savante, à la manière d'un Polyphème qui se crèverait
à lui-même son oeil unique. On n'immole ni soi-même ni autrui à
un dieu auquel on ne croit pas.
12 - L'athéisme spirituel 
L'ethnologie
prophétique sera-t-elle donc "athée " ? Il y
a athéisme et " athéisme ". Il existe un athéisme inerte,
parce que privé de conscience et d'envergure philosophiques. L'athée
au petit pied, qui substitue gaillardement à la croyance en "
Dieu " la croyance aux totems locuteurs censés rendre intelligible
la dromomanie de la matière - comme si l'on pouvait rendre raisonnables
des choses - ne fait que donner une tournure nouvelle à l'idolâtrie
humaine et à sa naïve et millénaire arrogance. Qu'est-ce, en effet,
qu'une idole, sinon un objet rendu parlant - que ce soit par la
science ou par la " foi "? Faire " parler raison
" au cosmos n'est que faire donner de la voix à un très
gros objet. Si le mot chien n'aboie pas, comme disait Spinoza, le
cosmos non plus. Le drame de la pensée scientifique moderne, n'est-ce
pas le manque de dimension spirituelle et religieuse de l'"
athéisme "? La " vraie " ethnologie religieuse"
serait " athée " tout autrement que la science
dite expérimentale. Elle le serait en tant que séparée, " sacrée
" , elle aussi. L'" athéisme abrahamique "
de l'ethnologie pneumatophore dont rêve René Girard serait la voix
de l'exode, de la finitude, de la déréliction absolue, la voix du
Dieu qui vous abandonne sur la croix de la raison afin de laisser
surgir la plus étrange transcendance de l'intelligence humaine :
celle d'un regard sur ses propres idoles. D'où vient donc ce regard
quand l'ethnologie religieuse en son " athéisme "
spirituel, parle de nouveau à partir de l'abîme et aux côtés d'une
philosophie redevenue sa soeur?
Livre
souvent mégalomane et cependant porteur d'avenir; livre buté par
une absence tragique de réflexion sur la nature de la science, sur
l'inconscient des rationalités et des méthodes, sur le fonctionnement
et sur le caractère fascinatoire des " réductions ", sur
le statut spirituel de la raison. Jusqu'à quand l'ethnologue, s'il
renonce à trotter menu, pourra-t-il se passer de philosopher, c'est-à-dire
de penser la pensée? Et de spectrographier la psychologie des systèmes
probatoires eux-mêmes? Mais tout texte incitateur s'ouvre par-delà
ses propres manques. C'est peut-être cela, l'appel de l'Esprit dans
l'ethnologie en folie de René Girard.
1.
Grasset, 1978.
2.
" L'Autre est là dès l'origine et, préalablement à toute
autre relation, l'objet est (...) désiré comme objet-du-désir-de-l'autre.
" Éric Gans, Esprit, 1973. n° 11, p. 566. 
3.
" Le rassemblement de tous contre une victime unique est
la résolution normale sur le plan culturel et la résolution proprement
normative, car c'est d'elle que jaillissent toutes les règles culturelles
" (p. 36).
4.
L'un des sosies mimétiques : " En lisant les rapports
humains comme vous le faites, ce sont tous les textes culturels
et toutes les interprétations de la culture qui se trouvent automatiquement
interprétés et ramenés à des formes de mimésis qu'ils méconnaissent
parce qu'ils en restent prisonniers " (p. 52).
5.
Gabriel Tarde. 1843-1904, auteur de Les lois de
l'imitation. 
6.
" Sub quibus totus et integer Christus adest in sua physica
realitate estima corporaliter praesens " (les espèces
" sous lesquelles le Christ tout entier est présent corporellement
et en sa réalité physique... "), Acta apostolicae
sedis, 1965, p. 766.
7.
" Quelle puissance, mon Dieu, vous avez donnée à vos prêtres,
en leur disant : Faites ceci en mémoire de moi ! Leur parole est
devenue un instrument plus aigu et plus tranchant que 1e couteau
qui égorgeait les victimes de l'ancienne loi... Ils mettent une
vie divine là où il n'y avait qu'une matière inerte, et, du même
coup, ils donnent la mort. " J. M.L. Monsabré, Exposition
du dogme catholique; Eucharistie, Carême 1884.
8` édition. 1905. p. 157-159. 
8.
" Voyez comme la victime est pourtant détruite. consumée,
anéantie. Au Calvaire, elle était blessée : ici elle est broyée...
Être broyé, c'est perdre sa forme, son étendue, son organisation...
Où sont donc son corps, ses membres, sa forme, sa vie humaine? Tout
a été comprimé, broyé, réduit à cette miette inaperçue. Le Christ
est personnellement tout entier. tout vivant, dans cette poussière,
dans ce rien; n'est-ce pas le comble de l'abaissement, de la dépression,
un véritable anéantissement ! L'obscurité, la fragilité. la vulgarité
du grain de poussière ! L'atome, presque le néant absolu , en tout
cas le néant des prérogatives, des manifestations et des opérations
de la vie humaine. " A. Tesnière, Manuel de
l'adoration du Très saint Sacrement. Paris 1889, p.
53-56.
9.
On sait que le mot vient de hostis. l'ennemi : il désignait
autrefois l'animal que les Romains offraient aux dieux avant la
bataille. 
10.
Transformer les constances de l'inerte en lois et les redites de
la matière en paroles de la Raison est naturellement une opération
fondamentalement magique.
11.
" Cette oblation est réitérée chaque jour, bien que le Christ,
après avoir souffert une fois sur la Croix ait sauvé du même coup
le monde (...) parce que nous péchons tous les jours, du moins de
ces péchés sans lesquels ne peut vivre l'infirmité humaine (...).
Ainsi, parce que nous tombons chaque jour le Christ est immolé mystiquement
pour nous... etc. " Paschase Radbert, mort en 851. Et saint
Ambroise : " Si chaque fois qu'est versé le sang, il est versé
pour la rémission des péchés, je dois le recevoir toujours, afin
que toujours mes péchés me soient remis. Je pèche toujours, c'est
donc que toujours je dois prendre le remède. 
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