Chaque fois que la
paralysie de la philosophie s'est prolongée, elle a entraîné le
naufrage d'une civilisation . Qu'on se souvienne du désastre consécutif
à l'épuisement de la pensée grecque, qui a entraîné la chute de
l'intelligence critique dans quinze siècles de règne exclusif
d'une théologie. Le monde moderne est à la veille de subir le
même cataclysme, parce que la fécondité intellectuelle de l'humanisme
exige un approfondissement continu du "Connais-toi" , ce qui a
toujours passé par les progrès de la connaissance critique des
mythes religieux.
Il en résulte que
la promotion d'une orthodoxie fondée sur l'élévation de la tolérance
au rang de dogme acéphale devient l'instrument planétaire de la
répression du sacrilège de penser. Par chance, la France d'aujourd'hui
voudrait retrouver sa mission de remettre en marche le moteur
de la raison dans le monde. Sous la vigoureuse impulsion de M.
de Villepin, l'Etat entend redonner son élan et sa fécondité à
la laïcité. Mais, dans le même temps, la République se garde bien
de rappeler la vocation intellectuelle de la loi de 1905 .
Désireux de publier
un ouvrage collectif sur le " Jésus des philosophes ", un éditeur
me demande ce que je pense du Jésus que j'ai publié en 1985 chez
Fayard. Son initiative éditoriale ne peut que se trouver encouragée
par un exposé des apories auxquelles la philosophie se trouve
aujourd'hui confrontée à l'échelle de la planète ; car les " philosophes
" croyants ne sauraient disposer des armes intellectuelles qui
leur donneraient un recul crédible à l'égard d'une espèce que
les derniers millénaires de sa lente sortie de la zoologie ont
conduite à dresser des autels à des divinités aussi diverses que
périssables. Mais, de leur côté, les philosophes incroyants se
montrent tout aussi désarmés, faute que leur pesée des croyances
religieuses se situe résolument dans la postérité scientifique
de Darwin et de Freud. Le pays de Descartes quittera-t-il définitivement
l'arène de la pensée ?
1
- Les premiers pas de la métabiographie
2
- Une anthropologie des dieux et de leurs prophètes
3
- Les faux monnayeurs
4 - Les anthropologues de Dieu
5
- Le problème du lanceur
6 - Le génie religieux et la littérature
7
- L'anthropologie et l'esthétique de Jean
8
- Le retour aux sacrifices humains
9
- Petite histoire de la Disputatiuncula
10
- La rébellion du fils
11
- La littérature et le génie de la pitié
12
- L'anthropologie de l'imaginaire
13
- L'humanisme peut-il se révéler métabiographique ?
14
- La " présence du dieu "
15
- La République et l'enseignement du " fait religieux
"
1
- Les premiers pas de la métabiographie 
Vous m'avez demandé comment je me retourne sur le Jésus
que j'ai publié il y a vingt ans et de quel œil je le
regarde aujourd'hui. Vous m'accordez le don de la méfiance à l'égard
de l'ébauche de ma métabiographie des accoucheurs des dieux et
du Christ en particulier. Vous ne pouviez me faire un plus grand
honneur que de me créditer de graves soupçons à l'égard de la
problématique intrépide dans laquelle je me suis engagé. Si je
n'étais confus et repentant d'avoir si pauvrement frayé la voie
aux interprètes à venir du génie des prophètes, je ne mériterais
pas de vous exposer la médiocrité de mon entreprise . Les chefs
d'orchestre qui retireront la baguette des mains du débutant que
je suis demeuré auront-ils la bienveillance de me laisser délacer
leurs chaussures ? Ecouteront-ils ma confession d'une oreille
attentive ou distraite ?
Le
biographe du vrai Balzac est celui qui fait le récit de la genèse,
de la maturation et de l'accomplissement de la Comédie humaine,
le biographe du vrai Platon est celui qui raconte la naissance,
le cheminement, l'achèvement de l'œuvre du premier philosophe
qui mit un peu d'ordre dans l'encéphale erratique de notre espèce,
le biographe du vrai Freud est celui qui suit à la trace la discipline
psychanalytique, le biographe du vrai Jésus est celui qui ressuscite
l'aventure des poètes, des législateurs et des prêtres qui transfigurèrent
à tel point un enfant de village porteur d'une grande métamorphose
du ciel de son temps qu'ils en firent l'égal du géniteur du cosmos
que le peuple hébreu appelait Jahvé et qu'ils l'élevèrent au rang
du créateur en personne. Les vrais biographies sont surréelles.
Elles racontent les conquêtes transtombales des conquistadors
du symbolique Comment ces narrateurs se présentent-ils en plénipotentiaires
des transfigurations auxquelles des hommes virtuels servent de
théâtre et dont le vrai destin est d'incarner des signes universels
du genre humain?
Je
plaide les circonstances atténuantes : il y a vingt ans, la métabiographie
était un genre tellement dans les limbes que j'ai dû me contenter
d'esquisser une vie de Jésus décalquée du seul évangile de Jean
. J'avoue que je l'ai commenté en me collant aux oreilles des
écouteurs encore rudimentaires, alors que, depuis lors, nos appareils
auditifs perfectionnées sont devenus, me dit-on, capables d'enregistrer
les virtualités transsépulcrales des héros métaphoriques, ce qui
nous permet de séparer les destins mythiques de la simple chronique
de nos vies sur la terre. Néanmoins, le décryptage des transfigurations
que nous imposons à notre mort devenait de plus en plus le véritable
objet méthodologique de mon ouvrage. Pour y parvenir, il me fallait
écarter de ma problématique à la fois les événements trop platement
biographiques pour qu'on pût leur faire véhiculer une signification
prospective quelconque et ceux dont le fantastique de confection
stagnait dans le genre littéraire dont s'habille une théologie
à vocation populaire.
Cette
élimination préalable des scories que sécrète la trivialité du
quotidien d'un côté, le cosmos des magiciens du ciel de l'autre,
exigeait une réflexion anthropologique sur la double nature d'un
Quichotte ou d'un Hamlet de l'autel dont des christologues inégalement
doués et lourdement patentés avaient construit la stature psychique
et politique. La superstition et l'incompétence des siècles avaient
laissé des traces et même creusé de profondes ornières dans la
croyance qu'une orthodoxie était censée couronner. Mais don Quichotte,
Hamlet ou Jésus sont des personnages potentiels, donc inachevables
par nature. Comment cerner suffisamment leur vraie nature pour
s'assurer qu'ils ne changeront pas entièrement de logiciel en
cours de route ?
2
- Une anthropologie des dieux et de leurs prophètes 
Pour cela, il me fallait également recueillir des joyaux ciselés
par deux orfèvres de la taille de Jean - à savoir Luc et Paul;
mais alors, comment pouvais-je rendre justice à la candeur naturelle
de Marc et de Matthieu, dont l'innocence et la simplicité d'esprit
donnaient ses titres de noblesse à la naïveté religieuse et sanctifiaient
pour des siècles les dévotions les plus innocentes ? Mais si je
négligeais les pauvres en esprit, que de lacunes n'allaient-elles
pas apparaître dans le décodage de l'animal qui s'agenouille et
se prosterne! Comment se faisait-il que l'espèce dite humaine
décollât de la terre pour aller se mirer dans sa propre effigie
glorifiée dans les nues ? Il fallait rien moins qu'une anthropologie
nouvelle et dangereuse pour tenter de rendre compte de la montée
dans les airs de l'encéphale biphasé du singe-homme, alors que
je ne disposais encore en rien d'une alchimie capable d' isoler
les ingrédients psychobiologiques des ascensions de la sainteté
. Les embarras épistémologiques qui allaient résulter du péché
originel dont mon embryon de métabiographie se trouvait entaché
m'ont empêché de recenser et de dresser une première nomenclature
des points focaux que les géniteurs et les accoucheurs des trois
dieux uniques occupent sur le vaste territoire qu'ils ont vocation
de labourer depuis trois millénaires , alors même qu'ils ne connaissent
et n'étudient ni la provenance, ni la nature des charrues et des
socs que les siècles successifs leur ont fourni.
Contemplez
un instant l'étendue de l'empire du mythe dont Cervantès a creusé
les sillons. Comment jauger la folie de son héros à l'écoute de
la Croix, alors que cette potence attend encore la balance capable
de la peser ? Qu'en est-il des crevasses de ce monde dans lesquelles
Swift condamne son Gulliver à descendre, alors que nous ne savons
sur quels plateaux placer la grandeur et la petitesse de l'humanité?
Qu'en est-il du Kafka métamorphosé en cancrelat dans la plus célèbre
de ses nouvelles ? Qu'en est-il du Descartes qui observe les rouages
des animaux-machines, dont les siens? Le métabiographe demeure
confondu par la multiplicité et par la difficulté des tâches qui
attendent des générations de sculpteurs , de poètes, de peintres,
de chantres et de prophètes du Dieu unique, alors que nous ne
savons sur quelle balance faire monter ce personnage. Pourquoi
une espèce transfiguratrice dresse-t-elle son portrait virtuel
dans le vide de l'immensité, pourquoi se dote-t-elle d'un gigantesque
réflecteur de son éthique potentielle dans le silence de l'univers
? J'ai essayé d'observer les habillages de cette effigie changeante,
branlante, furieuse, adoucie, pateline, cauteleuse, hypocrite,
parce qu'elle s'est mise à notre école et que nous n'avons pas
de photographie plus sûre de notre espèce que ce Titan instable.
J'ai tenté de peindre un géant qui se colletait avec notre grandeur
et notre bassesse à l'échelle des étoiles. Pourquoi allumions-nous
ce phare de nos songes? Sommes-nous des exorciseurs de nos ténèbres
ou des candidats à la conquête de notre lumière ?
3 - Les faux monnayeurs
Je
me disais que les Moïse, les Jésus ou les Mahomet affichent des
couleurs inconnues des psychologues et des anthropologues traditionnels
et qu'ils se présentent sous des traits à décrypter à l'aide de
leurs répliques terrestres, les Hamlet, les Quichotte, ou les
Gulliver. Tout prophète copie un modèle ; mais il reçoit en héritage
un Hercule du cosmos âgé et souvent épuisé. Aussi le premier exploit
du génie propre à ce type de tempéraments et de cerveaux est-il
d'observer le degré d'usure du valétudinaire de l'éternité encore
en fonction, d'expertiser la longévité qui lui est réservée après
un long usage et de peser la possibilité de régénérer son ossature.
Convient-il de lui accorder une nouvelle floraison ou faut-il
l'envoyer au cimetière des dieux où reposent Jupiter, Osiris,
Mithra et tant d'autres géants morts de fatigue et de vieillesse
au terme d'un long règne ?
Moïse a enterré Adonaï . J'ai étudié ailleurs la pointure dont
ce prophète a su doter un nouvel arrivant, un certain Jahvé. Avec
quel génie il a logé dans le ciel un forgeron de l'identité d'un
peuple appelé à fonder une nation ! Si l'humanisme européen disposait
d'une science de l'encéphale des prophètes, donc d'un appareil
à mesurer les capacités diverses et inégales des accoucheurs,
des guérisseurs ou des régénérateurs des dieux, nous saurions
pourquoi les géniteurs du ciel des chrétiens n'ont pas su réitérer
l'exploit solitaire de l'homme de l'Exode . Néanmoins, les améliorations
et les carences nouvelles qu'ils ont progressivement imposées
à un Jahvé en piste depuis des siècles demeurent au fondement
de la politique et de l'histoire de l'Europe , parce qu'ils ont
si inégalement réussi à féconder un Jésus dédoublé entre le ciel
et la terre qu'ils ont tendu à nouveaux frais le ressort d'acier
des peuples, celui que les augures antiques avaient laissé se
détendre et qui s'appelle le sacrifice. Mais, me disais-je, si
Jésus monte sur le vieil autel d'Isaac ou d'Iphigénie pour s'y
trouver assassiné, la métabiographie devait apprendre à observer
les ingrédients de ce type de meurtre.
En 1985, ma psychanalyse de l'Histoire n'était pas encore aussi
résolument inscrite qu'elle l'est aujourd'hui dans la postérité
anthropologique qui attend Darwin et Freud . C'est que je n'avais
pas encore pleinement compris que le véritable objectif de la
connaissance de l'inconscient est rien moins que d'explorer les
souterrains cultuels de l'humaine condition. Mais j'avais conservé,
parmi mes écrits de jeunesse, une brève métabiographie de Diogène
le Cynique. J'avais été frappé de ce que le destin intellectuel
de ce philosophe s'inscrivait dans une gestuelle qui élevait sa
pensée à une épure de la condition simiohumaine: il avait jeté
un coq plumé au milieu d'un cercle de disciples de Platon, il
avait bu dans la paume de ses mains, il avait " baratté son
tonneau ", disait Rabelais. Jésus, Moïse, Mahomet ou Socrate
ne s'étaient-ils pas, eux aussi, incarnés dans leur métaphore?
Le père de Diogène était faux monnayeur et avait été
condamné à mort de ce chef. Sa vie durant, Diogène avait lavé
ce déshonneur par la démonstration que les vrais fabricants de
fausse monnaie ne sont autres que les Etats et les politiciens
qui s'en prétendent les serviteurs . Moïse, Jésus et Mahomet se
présentaient en Diogènes du monothéisme en ce qu'ils traitaient
les dieux des ancêtres d'infâmes faussaires .
Raconter la métabiographie d'un symbole ambulant que ses géniteurs
avaient fait naître à Bethléem et écouter Jean enseigner que l'authentique
monnaie du ciel serait désormais frappée à l'écoute d'un innocent
cloué sur une potence, c'était proclamer à la face du monde que
les œuvres du glaive et de la loi sont celles des falsificateurs
de Jahvé et que l'histoire et la politique des Etats seront tenues
à jamais pour une monnaie trompeuse. Dans ces conditions, il fallait
retrouver le Socrate qui enseignait à frapper les pièces d'or
de la pensée et de la connaissance véritable. Mais celui-là avait
écrit la biographie de la philosophie occidentale, celui-là ressortissait
à la métabiographie.
4 - Les anthropologues
de Dieu 
Je me disais qu'ils étaient comptés, les jours d'une anthropologie
apeurée et qui refusait d'observer le spectacle qu'elle était
censée décrypter. Je mettais ma main au feu que cette contrefaçon
effrontée d'une science ne réussirait pas longtemps à se boucher
les yeux et les oreilles : tôt ou tard, elle se verrait citée
à comparaître devant les juges de l'Hadès qui, dans Platon, dénudent
une espèce si sauvage et si chaotique qu'on la voit courir en
tous sens au gré de ses intérêts et de ses humeurs . Non seulement
cet animal dresse au-dessus de sa tête un gigantesque pédagogue
, lequel est censé lui dire d'où il vient, où il va, ce qu'il
fait ici bas, mais qui lui enseigne de surcroît le juste et l'injuste,
le vrai et le faux, le " bien " et le " mal ". Or,
ce guide imaginaire d'une espèce livrée à ses songes biphasés
se révèle à son tour un songeur tellement matois qu'il ne cesse
de changer de sceptre et d'armure, de sorte que ses adorateurs
se massacrent entre eux de siècle en siècle, faute de jamais parvenir
à accorder entre elles les diverses écoles de faux monnayeurs
du ciel entre lesquelles leurs augures se partagent. Ecrire une
vie de Jésus, c'était rien moins que de se colleter avec l'encéphale
schizoïde d'un personnage mi-terrestre, mi-céleste dont les disciples
n'ont cesse de changer la livrée et le contenu de sa tête!
J'avais
tenté d'observer la métamorphose parallèle de Jésus en souverain
des nues et de Kafka en cancrelat. Décidément, les transfigurateurs
de Jésus n'avaient cessé d'adresser un gigantesque pied de nez
au ciel de Moïse. Je me disais que l'anthropologue du ciel simiohumain
avait le devoir de se demander comment il se faisait que des générations
de christologues avaient scruté la gestuelle du Diogène du christianisme
avec des yeux de Lynx afin de percer les secrets de la lente mutation
de l'intelligence semi animale de notre espèce en une dénonciatrice
avertie de la monnaie fiduciaire que frappent les idoles en général
et celle de Moïse en particulier.
Après
tout, depuis un certain Isaïe, notre théologie si rudimentaire
qu'elle demeure n'en tente pas moins de peser les muscles , l'ossature
et les entrailles des faux dieux. Il fallait apprendre à observer
le cœur et à peser la boîte osseuse de Jahvé , d'Allah et du dieu
du gibet , il fallait apprendre à mettre en fiole la puanteur
de leurs propitiatoires, il fallait analyser en laboratoire le
parfum suave ou pestilentiel des victimes qui y sont immolées,
il fallait isoler l'arôme que dégagent leurs sacrificateurs. Enseigner
aux narines de la philosophie à reconnaître l'authenticité ou
les contrefaçons d'un torturé à mort sur une potence, c'était
conduire les buveurs les plus intrépides de la ciguë socratique
jusqu'à flairer les idoles en cours de putréfaction. Je devais
tenter de suivre à la trace le guide de l'anthropologie moderne
que Jésus deviendrait dans la postérité vivante de Darwin et de
Freud. L'homme du Golgotha m'apprendrait de quelle animalité le
ciel se nourrit et quels faussaires de l'encens les fuyards de
leur propre lumière se fabriquent.
5
- Le problème du lanceur 
Peut-être les défauts de construction de mon Jésus
de 1985 m'autorisent-ils à mettre ma contrition au service de
mes successeurs. S'ils se veulent plus heureux que moi, je les
mets en garde contre les dangers qui guettent les métabiographes
des prophètes. L'artisan audacieux, mais encore maladroit qui
s'essaie à placer sur orbite un satellite d'observation de l'encéphale
d'une espèce autoréfléchie dans ses idoles ne se doute pas que
toute métabiographie exige un lanceur et que l'assemblage des
étages de ce type de fusée exige une attention de tous les instants.
La tentation est grande de s'offrir d'emblée et à peu de frais
la tête chercheuse du propulseur et de ne vaporiser dans l'éternité
qu'un œil artificiel, alors qu'il s'agit de placer dans l'immensité
une rétine géostationnaire et de programmer le logiciel d'un gigantesque
témoin de l'évolution cérébrale de notre espèce.
J'ai
tenté d'écouter les sacrilèges de Jean, puis d'entendre l'iconoclaste
qui dresse l'oreille dans l'épisode des disciples d'Emmaüs chez
Luc, et enfin, de transcrire quelques passages de Saint Paul,
le plus fécond des blasphémateurs, celui dont les bombes à retardement
provoqueront le schisme de la Réforme quinze siècles plus tard.
Le télescope Hubble des anthropologues de la christologie observe
le personnage testimonial qu'on appelle " le Christ " .
Sa lentille capte les relations que la biographie du personnage
entretient avec celle du héros métaphorique enfanté par la théologie
doctrinale. Une métabiographie est un satellite d'observation
dont l'œil regarde la terre girer sur son axe. Le champ de vision
de la caméra paraît immobile, mais chaque siècle déroule une pellicule
dont le métabiographe doit décrypter le scénario que le siècle
y a gravé.
Cette
étape de la métabiographie ressortit à la construction vigilante
du lanceur, et non à l'organigramme du satellite. Le métabiographe
a le devoir d'expliquer au lecteur de quelle pièces l'œil spatial
de la fusée est construit. Je ne disposais alors que de quelques
secrets de fabrication des personnages porteurs de leur ciel.
Certes, l'étymologie de Diogène renvoie tantôt à " géniteur
de Zeus ", tantôt à " de la race de Zeus " . Mais je
n'ai pas su exploiter ce matériau, parce que j'étais pressé d'enregistrer
les premières observations que Jean , Luc et Paul avaient reçues
du satellite qu'ils avaient mis sur orbite. Cette précipitation
est à déconseiller aux apprentis métabiographes, et cela pour
des motifs qu'il me faut maintenant confesser , ne serait-ce qu'afin
de rendre ma repentance profitable à mes successeurs.
6 - Le génie religieux
et la littérature 
La métabiographie a vocation d'explorer les souterrains de la
chosification des signes . Pour tenter de percer les secrets anthropologiques
de la substantification de la métaphore dans la religion et dans
la politique, cette discipline se demande pourquoi le singe-homme
concrétise des signifiants et objective les concepts dont son
langage innerve aussi bien la littérature que la théologie. La
métabiographie est un instrument au service d'une anthropologie
du surréel. Puisque les Grecs croyaient en l'existence des dieux
en chair et en os qu'ils faisaient camper sur leur Olympe et puisque
l'ancien et le nouveau testament des semi évadés de la zoologie
n'ont fait que perpétuer cette forme originelle de la folie, il
n'y a pas d'anthropologie de l'évolution de l'encéphale onirique
simiohumain qui puisse se déclarer scientifique si elle ne se
demande pourquoi les " lois de la nature " dont la physique
onirique de notre espèce s'était harnachée passaient pour véhiculer
des routines de la matière dûment revêtues d'un juridisme rassurant
: celui dont le singe-homme avait armé un ordonnateur et un créateur
du monde.
Mais si les héros universels que les grands écrivains ont enfantés
ne partageaient pas avec les mythes sacrés de nos ancêtres la
vocation de se promener en chair et en os sur la terre, à la manière
dont Jésus est censé incarner le mythe d'un sauveur du monde en
visite à Jérusalem, nous ne disposerions pas d'un Quichotte visible,
d'un Hamlet palpable et d'un Alceste plus vrai que nature ; et
si le théologien est un lourdaud pris au piège que le dogme de
l'incarnation du " verbe de Dieu " lui a tendu, le poète
n'est pas moins menacé de choir dans la fosse de la prose. La
métabiographie se situe au cœur de la rencontre mallarméenne des
mythes religieux avec la littérature, donc au cœur de toute anthropologie
scientifique soucieuse de se poser la question de la nature de
l'encéphale dichotomique qui caractérise une espèce condamnée,
depuis le paléolithique à suivre un certain chemin entre l'animal
qu'il était hier et l'homme vers lequel il voudrait courir un
peu plus vite.
La christologie actuelle est le lieu idéal où il est surdémontré
que l'Occident ne dispose encore en rien d'une anthropologie qui
puisse se réclamer du titre de scientifique. L'Etat laïc entend
introduire l' " enseignement du fait religieux " non seulement
dans les écoles de la République, mais dans une "culture occidentale"
déconnectée des autels ; mais il oublie que, depuis Renan, l'Europe
de la science historique cherche désespérément les secrets du
" vrai Jésus " dans des biographies du prophète attestées
par une historiographie de bénédictins. Le Moyen-Age a seulement
changé de vêtements : on enquête aussi scrupuleusement sur le
Jésus "réel " censé se cacher dans les archives des petits
mémorialistes que l'Eglise s'épuise à traquer la " vera caro
" , la " vraie chair " de Jésus sur l'autel où le pain
du boulanger est censé se transformer en cellules de son corps
et le vin de la vigne en son hémoglobine. Mais les biographes
du Jésus selon l'état civil découvrent avec consternation que
la vie dite " réelle " du prophète tient dans des opuscules
fâcheusement rabougris et que les événements dûment attestés qu'on
y rapporte se raréfient de jour en jour .
Mais n'allez pas imaginer que la banalité des événements qui ont
tissé les jours du héros mythique fasse froncer le sourcil aux
notaires et aux greffiers ; ce qui les met en déroute, c'est seulement
que leurs biographies se changent en peau de chagrin, ce qui les
désespère, c'est seulement qu'à la suite de leur passage sous
le joug des faits, elles ne dépassent plus une centaine de pages.
Le désastre des biographes, c'est la maigreur et le ratatinement
des grands hommes sous les yeux des valets de chambre de l'histoire
Aussi la métabiographie est-elle née d'un étonnement : elle se
demande ce que deviendrait Jésus sans la croix symbolique qui
le fait basculer dans sa vraie vie, ce qu'il adviendrait de Socrate
si la ciguë des Archontes d'Athènes ne l'avait pas précipité dans
la vraie vie de la philosophie.
7
- L'anthropologie et l'esthétique de Jean 
J'ai
déjà dit que la littérature , les arts et les sciences adressent
un message anthropologique à toute l'histoire de la pensée et
à tout l'humanisme européen ; mais vous me demandez comment il
deviendra possible d'écrire la métabiographie de la psychanalyse,
de la Comédie humaine, du Jésus symbolique qu'on
appelle le Christ, d'Isaïe le métaphorique, du dieu de la croix
ou Allah ; vous me demandez comment notre humanisme apprendra
à déchiffrer le double langage d'une espèce dont la nature a scindé
l'encéphale entre la nuit et le jour .
C'est
bien modestement et avec les moyens du bord que j'ai essayé de
raconter le Jésus de Jean, parce que cet évangéliste est le seul
qui ait aussi résolument fait passer le Messie sous les fourches
caudines de la biographie qu'il s'est montré un métabiographe
inspiré . Il fallait tenter d'observer un couplage tantôt réussi,
tantôt manqué entre les deux pôles d'une espèce qui tente de se
réfléchir dans deux miroirs à la fois. Alors que les autres évangélistes
font naître Jésus à Bethléem - il convenait de conformer sa biographie
aux Ecritures juives, qui prophétisaient la naissance d'un messie
d'Israël dans cette bourgade perdue - Jean ne craint pas de faire
naître le " fils de Dieu " à Nazareth. Certes, les relations
s'étaient tendues entre les juifs traditionnels et les pauliniens,
qui acceptaient la conversion des incirconcis. Mais Jean inaugure
l'anthropologie scientifique, celle qui s'attelle à la tâche de
rendre compte d'une espèce spéculaire, celle qui osera observer
comment les descendants d'un quadrumane se situent entre le réel
et le rêve, et cela à titre psychogénétique, celle, enfin, d'une
espèce qui fournit à son encéphale des réflecteurs fabuleux.
Du
coup, comment le christologue de génie réussit-il à unifier un
animal bifide? Jean est aussi le témoin des ratages de ce genre
de littérature. Prenez la résurrection de Lazare : elle ne se
trouve chez aucun des autres évangélistes. Il n'est pas de miracle
qui sente l'huile davantage que celui-là. C'est que sa facture
n'est pas vraiment résurrectionnelle. Mais l'échec même de ce
prodige se révèle hautement instructif : pour que la métaphore
illustre le message qui l'inspire, il faut que sa poétique et
la gestuelle sur laquelle elle prend appui expriment le destin
réel des semi rescapés de la nuit animale. Ressusciter un mort
à titre ridiculement provisoire, puis renvoyer sans plus de façon
le sursitaire à la fosse est une faute de goût littéraire et une
maladresse théologique. Mais Marc et Matthieu abondent bien davantage
en prodiges indignes de la métabiographie de Jésus : faire entrer
des " démons " dans des porcs et envoyer tout le troupeau
se noyer dans le mer ressortit à une fantasmagorie aussi éloignée
du génie de Jean et de Paul que Shakespeare de la littérature
de gare. Il n'en reste pas moins que Jean est le seul évangéliste
à reconnaître ouvertement que sa métabiographie de Jésus ressortit
à la littérature, puisqu'il la conclut par ces mots : " Jésus
a fait encore quantité d'autres choses : si on les racontait un
par un, je ne pense pas que le cosmos suffirait à contenir les
livres qu'on écrirait. "
Une
métabiographie du mythe de l'incarnation de la vérité qui soit
digne de l'art et de la littérature messianiques conduit à une
pesée du cerveau originellement déhanché dont les prophètes offrent
le spectacle le plus saisissant. Il faut introduire une pesée
esthétique, donc des jugements qualitatifs dans la littérature
de ce type. A ce titre , la théologie des faiseurs de prodiges
demeure aussi étrangère à la qualité d'âme et d'écriture dont
témoigne la théologie de Sophocle dans Antigone
ou dans Œdipe à Colonne que le roman sentimental
à la Princesse de Clèves . Il est absurde de mythifier
les miracles les plus grossiers attribués au Nazaréen quand ceux
d'Osiris ou de Mithra sont d'une qualité religieuse et humaine
bien supérieure ; et surtout quand deux évangélistes sur quatre
se révèlent des Pygmées aux côtés d'Eschyle et de Sophocle . Le
vrai souffle de Jean et de Sophocle met en scène une dramaturgie
de la grandeur et de la finitude des dompteurs et des exorcistes
de la mort. Le vrai génie du sacré élève la bancalité de notre
espèce à la tension du tragique. La métabiographie jette les bases
de l'intégration du génie religieux à la littérature.
8 - Le retour aux sacrifices
humains 
En
1985, il y avait plus de vingt ans que la lecture suivie d'Erasme
m'avait conduit à me poser la question focale que soulève une
anthropologie spectrale de la religion chrétienne, celle de l'alliance
de la vie religieuse avec la biographie. Qu'en était-il, me demandais-je,
de la connivence entre Jésus et le Christ ? Comment des circonstances
aussi contingentes que la condamnation à mort d'un homme, fût-il
de la trempe des grands prophètes d'Israël, avait-elle conduit
des générations de métabiographes sacerdotaux à l'idée de déclouer
ce cadavre de sa potence et de l' élever au rang d'un messie dont
le statut ultime le rendra consubstantiel au créateur de la Genèse
? Où les décloueurs de Socrate se cachaient-ils ? Quelles étaient
les agonies de la chair dignes de déclencher les résurrections
de l'esprit? Dans La Caverne, j'avais mis en scène
des " disciples d'Emmaüs " de Socrate qui élevaient le buveur
de ciguë au rang de messie du "Connais-toi" au sein de la philosophie
occidentale.
Or,
Erasme avait publié, en 1499, une Disputatiuncula de taedio
et pavore Christi - une Petite controverse au sujet
du dégoût et de la frayeur du Christ - dont l'audace religieuse
m'avait paru stupéfiante pour l'époque. Pour la première fois,
la victime sacrificielle appelée d'une voix ferme par son " père
céleste " à sauver l'humanité tout entière de la damnation
éternelle par son auto immolation volontaire sur un gibet regimbait
au point qu'elle paraissait se dérober à sa mise à mort sur l'autel
hyperprofitable du Golgotha. Pourquoi ne s'était-elle pas précipitée
au supplice avec les " bondissements de joie d'un saint André
", comme le réclamait la théologie bien pensante de l'époque ?
Un seul assassinat cultuel payé d'une rédemption éternelle et
définitive, c'était un marché tellement avantageux qu'il n'appelait
pas un Isaac terrorisé et tremblant.
Jésus
était-il dupe de l'idole ou pleinement conscient de ce qu'une
divinité de sauvages appelait ses fidèles à perpétrer un meurtre
aussi barbare qu'elle-même , puis à recommencer sur sa personne
une trucidation ritualisée à l'école de la cérémonie béatifiante
et expiatoire qu'on appelle la messe ? Que penser d'un Jésus qui
rejetait des deux mains les commentateurs ensanglantés de sa vocation
de Messie ? Que penser d'un Christ écœuré et épouvanté par un
culte de tueurs auquel ses congénères n'avaient renoncé depuis
Abraham qu'en rechignant et qui n'avait entièrement disparu ni
à Rome, ni en Gaulle, ni ailleurs ? Certes, Erasme enrobait le
retour caché de tout le christianisme aux sacrifices humains des
premiers âges d'un apprêt théologique bien rodé: il s'agissait
de savoir si le courage du torturé à mort devait se montrer parfaitement
réfléchi ou s'il allait illustrer, à la face des bourreaux du
salut, le vaillant aveuglement des bêtes féroces, qui passaient
pour " courageuses " aux yeux de l'antiquité.
Ce
sujet avait été traité dans le Lachès de Platon
: l'intrépidité du soldat athénien sur le champ de bataille devait-elle
ressortir à une stupidité aveugle et inconsciente du danger ou
à la lucidité du citoyen et du patriote? Jésus était "courageux",
puisqu'il "connaissait d'avance et dans le détail les souffrances
qu'il allait subir " - il passait alors pour omniscient de
son vivant. Mais le génie iconoclaste d'Erasme éclatait malgré
lui dans un vocabulaire de la rédemption par la grâce d'un assassinat
dont la crudité ne débarquera dans la théologie protestante que
cinq cents ans plus tard, en 1947 quand le célèbre théologien
luthérien de Jean et de Paul, Rudolf Bultmann (1884 - 1976) traitera
le sacrifice sanglant de la croix de tribut digne d'une peuplade
primitive. L'anthropologie critique dressait l'oreille dans la
théologie : il s'agissait d'une rançon réclamée par une divinité
héritée de Baal. La croix ressuscitait le péage qu'une vieille
idole demandait à ses adorateurs d'acquitter afin de calmer sa
fureur.
9
- Petite histoire de la Disputatiuncula 
En
1960 , la Petite controverse au sujet du dégoût et de l'épouvante
du Christ au milieu des sauvages livrés à leur danse du
scalp autour d'un gibet était accessible aux latinistes dans l'édition
Leclerc de 1703-1706 et dans le premier volume de l'œuvre épistolaire
complète d'Erasme en onze volumes dont P. S. Allen avait entrepris
la publication de 1906 à 1947 et que ses successeurs n'achèveront
qu'en 1962. De plus, la vocation internationale par définition
d'une édition en langue latine, donc lisible aux seuls latinistes,
mais dans le monde entier, demeurait stupidement réduite par des
notes en langue anglaise, alors que les éditions de ce genre sont
traditionnellement assorties de notes en latin. Puis, il faudra
attendre 1969 pour que parût le premier volume de la traduction
française de l'édition Allen . La Disputatiuncula
s'y trouvait sous sa forme première, celle d'un échange épistolaire
avec le théologien John Colet , guerrier anglais au sang chaud
et grand ami d'Erasme . Le dialogue entre le colosse britannique
et le frêle Erasme paraissait reproduire jusqu'à la caricature
celui du baroudeur Lachès avec le chétif Nicias dans Platon.
Mais
quels n'avaient pas été mon étonnement et ma déception à la lecture
d'une Disputatio gentiment aseptisée par la traductrice
belge, Marie Delcourt, qui avait débilité l'original de la meilleure
foi du monde. L'université est le creuset naturel du style componctieux
et de la bienséance académique. L'enjeu m'a paru tel que j'ai
publié dans Critique de janvier 1970 une vigoureuse
réfutation philologique, texte en main, des pédantes pudeurs et
des effarouchements pédagogiques qui rendent exsangues les grands
écrivains dans les enceintes du savoir officiel. Je rappelais
avec rudesse, exemples criants à l'appui, qu'il existe une philosophie
asthénique des textes de l'antiquité et une doctrine officielle,
quoique implicite, de l'" exactitude " jugée décente .
Il s'agissait de mettre en place, inconsciemment, un monde éducatif
pénétré des convenances qui rendent une traduction recevable et
dont la sclérose prédéfinit subrepticement ce qu'il faut tenir
pour " vrai ", " objectif " et " fidèle à l'original
" dans l'enseignement public .
Mais
s'il existe une psychologie de la philologie gourmée où la vraie
écoute de l'auteur signifie dignité, honorabilité et bon ton ;
s'il existe des contraintes liées à une orthodoxie du vocabulaire;
s'il existe des lectures destinées à renforcer et à faire prédominer
un certain esprit de corps, afin de consolider une vision du monde,
une forme de l'autorité et un style enrobé de la compétence
professionnelle et du travail bien fait, alors, que devenait un
Erasme émacié, d'où l'invention, l'originalité, la force, la crudité,
l'audace, le souffle, l'élan, la vie même des grands humanistes
de la Renaissance avaient été précautionneusement évacués ? Je
connaissais bien ce problème pour avoir obtenu, quinze ans plus
tôt, la publication chez Plon du texte authentique des Mémoires
de Casanova alors enfouis depuis un siècle et demi dans les caves
des éditions Brockhaus à Leipzig.
10
- La rébellion du fils 
Comment se fait-il, me demandais-je, qu'Erasme eût pris un demi
millénaire d'avance sur son temps, mais en quelque sorte par la
bande et sous les vêtements de confection de la théologie officielle
de son siècle? Si la Disputatiuncula n'est encore
traduite en aucune langue vernaculaire, serait-ce pour le motif
que la foudre qu'elle dépose au cœur de l'humanisme démocratique
et chrétien d'aujourd'hui doit demeurer non moins soustraite aux
regards d'une anthropologie critique qui piétine à la porte du
IIIe millénaire qu'elle échappait à l'attention de la philologie
dévote du XVIe siècle?
Ma
métabiographie balbutiante de 1985 devait déjà beaucoup au jeune
Erasme, qui ne maîtrisait pas encore le grec en 1499, mais dont
le génie précoce avait détecté l'odeur du meurtre cultuel au plus
secret de la théologie angélisée de l'autel chrétien - et qui,
vingt ans plus tard, précédera à nouveau de cinq siècles l'anthropologie
des sacrifices qu'attend l'âge nucléaire. Qu'en est-il, me demandais-je
de la vocation des fécondateurs de leurs sacrilèges , quel est
le destin des grands agonisants de leur lumière ?
Je me disais que si Diogène ressortissait à une métabiographie
qui rendrait compte de la trajectoire des grands catalyseurs de
la souffrance humaine, il fallait apprendre à interpréter les
témoins et les victimes de leur propre feux , ceux que le singe-homme
immole sur ses autels et dont la chair nourrit ses idoles ; et,
pour accéder à une science des offrandes du genre humain au Caïn
qu'il est à lui-même, il convenait de découvrir non seulement
la psychophysiologie de Dieu, mais comment s'opère la mutation
psychique qui conduit le tueur originel installé dans le cosmos
à entrer dans sa métabiographie, celle que symbolise l'assassinat
" angélique " de son " fils ", donc, paradoxalement,
de lui-même. Depuis vingt siècles, Jésus montait de force sur
les propitiatoires meurtriers de son "père " céleste .
L'Œdipe du Golgotha réservait des surprises à la psychanalyse
transfreudienne d'une condition humaine auto immolatoire - car
si Diogène venge avec succès son faussaire de père , Jésus tue
le sien en Joseph, puis va jusqu'à prendre la place de Jahvé sur
le trône du ciel - mais, précisément, le Jésus de la Disputatiuncula
réfutait son assassin de père et renversait vingt siècles de la
théologie chrétienne!
Pour
comprendre la métamorphose de Jahvé en séraphin roublard, passons
de la Disputatiuncula de l'édition latine d'Allen de 1906 à la
Ratio verae theologiae ( La méthode de la
vraie théologie) de 1518. Pour quelles raisons "johanniques"
ce traité, le plus dense d'Erasme, est-il demeuré, lui aussi,
aussi secret que la Disputatiuncula, alors que les
éditions latines de cet écrit ont été tellement nombreuses au
XVIe siècle? Rappelons que la Ratio a paru à Louvain
chez Théodore Martens en novembre 1518, chez Froben en janvier
1519, à Deventer en 1520 et, la même année, à nouveau chez Froben,
à Strasbourg en 1521, 1522 et 1523 , à Venise et à Cologne en
1522, et que chacune de ces éditions approfondissait les précédentes.
En quoi l'audace théologique masquée de la Ratio
donne-t-elle toute sa portée anthropologique à la Disputatiuncula
de 1499 ? En ce qu'elle fournit une clé de la mutation interne
du genre biographique qui assurera le passage du récit à la métabiographie.
11
- La littérature et le génie de la pitié 
Comme
il se trouve que cet exhaussement s'opère par l'irruption de la
métaphore dans le récit historique et de la gestuelle symbolique
dans la biographie et comme cette médiation fait appel à la littérature,
je me trouvais reconduit à Cervantès, Swift ou Shakespeare. Car
si le " Jésus " des biographes suffoquait de dégoût et
tremblait de peur de monter sur l'étal dont les pieux bouchers
du christianisme allaient tirer les fruits les plus dévots et
s'il demandait à son " père " de retirer cette coupe de
ses lèvres, ne fallait-il pas considérer les héros universels
de la littérature mondiale comme des Christs pathétiques ? Qu'est-ce
qu'Œdipe à Colonne, sinon le Christ de Sophocle, celui du passage
de la victime des dieux au visionnaire de la condition humaine
?
Le génie littéraire serait-il sacrilège par nature en ce qu'il
radiographierait les dieux sanglants? Saurait-il d'instinct que
les créateurs sont des profanateurs-nés, saurait-il qu'un Christ
vaincu et silencieux se cache sous ses blasphèmes et que le premier
protestataire qui christifia la littérature mondiale est le Jésus
effaré de la Disputatiuncula ? Peut-on profaner
et féconder plus cruellement la noblesse du christianisme que
d'en illustrer la gestuelle à l'école d'un fou tragique ? Peut-on
humilier et vivifier davantage cette religion par le rire et la
dérision qu'à briser la cervelle du chevalier sur les moulins
à vent de ce monde, peut-on mieux se moquer de la sainte vierge
et en illustrer le pathétique qu'à changer une Maritorne de village
en Dulcinée dans l'esprit dérangé de ses amoureux, peut-on abaisser
davantage le christianisme et mieux l'illustrer à l'école de Zarathoustra
qu'à peindre des Lilliputiens capables de ficeler le géant Gulliver
sur un char, peut-on révéler davantage l'inconscient des relations
de Jésus avec Jahvé qu'en livrant Hamlet au spectre de son père
assassiné sur la terrasse du château d'Elseneur ? La christologie
est l'avenir de la psychanalyse. Qu'en pense le père de la maternologie,
le Dr Delassus, qui a introduit dans la médecine une science du
destin biopsychique de l'enfant ambitieuse de remonter au fœtus?
Mais
l'écrivain de génie prend également tout le christianisme à revers,
du seul fait que la pitié qui inspire les intelligences supérieures
les rend charitables. Zarathoustra meurt de pitié, Sophocle porte
la tragédie antique au génie de la pitié, Socrate élève la pitié
de la pensée jusqu'à consoler le pauvre Criton , qui pleure d'avance
son cadavre, parce qu'il s'imagine que le Socrate qu'on portera
en terre est le vrai Socrate. La pitié du Jésus de l'intelligence
se donnerait-elle pour compagnon l'Athénien qui partit " en
emportant son miel " ?
Et voici qu'avec saint Erasme, Jésus se mettait à lorgner d'un
œil soupçonneux le meurtre sacrificiel dont son " père dans
le ciel " allait faire le plat de résistance du christianisme;
et voici que le futur crucifié peignait le créateur sous les traits
du bourreau qui va immoler son " fils " sur ses autels
! Le Jésus d'Erasme n'en appelle-t-il pas, lui aussi, à l'éveil
de l'intelligence visionnaire, celle des iconoclastes et des profanateurs
qu'on appelle maintenant des démythologues et qui crient : " Abraham,
au secours "?
12 - L'anthropologie
de l'imaginaire 
Vous
ne trouverez aucune traduction dans aucune langue vernaculaire
de la Ratio, à l'exception d'une édition en polonais
dont on se demande bien par quel prodige elle a vu le jour à Warsovie
en 1960 entre le futur Jean Paul II et un Kremlin au couteau entre
les dents. C'est que, dans la Ratio, le seul grand
écrivain de la Renaissance qui ait reconquis la langue latine
de l'intérieur vous démythifie les saintes écritures à l'école
d'une forme alors entièrement nouvelle de la critique littéraire,
celle dont le destin se confond aux combats de l'intelligence.
Mais les latinistes sont à la fête . Outre la grande édition Leclerc
en micro film chez Gregg Press à Londres et à Hildesheim chez
Olms, ils disposent de la précieuse édition Hajo Holborn de 1933
parue chez C. H. Beck'sche Verlagsbuchhandlung à Munich et réimprimée
en 1964.
Lisons
la Ratio, dont le titre complet de 1518 dit qu'il s'agit
d'une Réflexion ou méthode pour parvenir par un court chemin
à la vraie théologie (Ratio seu methodus compendio
perveniendi ad veram theologiam ), titre qui deviendra,
dès 1519 chez Froben, Examen ou résumé de la vraie théologie
(Ratio seu compendium verae theologiae :
"
Si l'on cherche un exemple de récit absurde, on en trouvera
aussitôt et en quantité jusque dans la Genèse. Comment faire
tenir debout un récit selon lequel le premier, le second et
le troisième jour de la création, dans lesquels on vous met
un soir et un matin, n'avaient ni soleil, ni lune, ni étoiles?
Quoi de plus absurde, au sens historique, que le dieu [Erasme
évoque un " deus " sans majuscule] aurait planté des arbres
au paradis à la manière d'un banal agriculteur et, du côté
de l'orient de l'Eden, un certain " arbre de vie " en bois
bien visible et qu'on pourra toucher de ses mains, mais dans
lequel se trouverait un pouvoir d'une nature telle que celui
qui en croquerait les fruits avec les dents de sa mâchoire
recevrait la vie ; et un autre arbre tel que si vous le mangiez,
vous en recevriez la faculté de juger du bien et du mal ?
Il n'est pas moins insipide de raconter que le dieu se serait
promené au paradis après le déjeuner et à la brise, qu'Adam
se cachait sous un arbre, que Caïn se serait soustrait au
regard du seigneur, que Dieu aurait mené jour après jour une
fraction de sa tâche et enfin que le septième jour, il se
serait reposé, comme si son travail l'avait fatigué. (…) Dans
le nouveau testament, ce fourmillement d'inepties, sans s'éteindre
entièrement ne laisse pas de présenter des récits absurdes
au sens historique , tel que celui qui raconte que Jésus aurait
été porté sur une haute montagne d'où il aurait contemplé
tous les empires du monde et leur gloire. Comment un quidam
pourrait-il contempler du haut d'une montagne, si haute qu'elle
fût, et avec les yeux de son corps, le royaume des Perses,
des Scythes, des Gaulois, de l'Espagne, des Indes, des Anglais
et de quelle façon chacune de ces nations honore son roi ?
"
La théologie protestante acceptera relativement tôt que l'Ancien
Testament pullulât d'allégories, c'est-à-dire de figures de rhétorique
plus ou moins heureuement enchaînées entre elles ; mais le scandale
que des métaphores de ce genre pussent interdire qu'on prît les
récits des miracles de Jésus à la lettre dans le Nouveau Testament
ne sera admis qu'au milieu du XIXe siècle dans le luthéranisme
allemand. La vie de Jésus hégélienne de David Strauss
avait paru depuis plus de dix ans . Renan s'en inspirera trente
six ans plus tard, en 1863, ce qui le fera démettre de sa chaire
d'hébreu au Collège de France. Quant à la théologie catholique,
la papauté n'admet que depuis un lustre et seulement du bout des
lèvres le blasphème selon lequel le serpent de la Genèse pourrait
bien ressortir à la meilleure littérature. Et l'on voudrait que
l'anthropologie moderne ne se demandât pas pourquoi Diane a changé
en sanglier l'Actéon des biographes et pourquoi le Jésus de l'Eglise
est censé né d'une vierge !
C'est dire que les difficultés que soulève l'interprétation mythologique
des textes littéraires qui ont fondé les trois monothéismes ne
seraient aucunement résolues aux yeux du métabiographe si la Ratio
se trouvait traduite en plusieurs langues vernaculaires
et si, dans la foulée, la Disputatiuncula de 1499
devenait la fontaine d'Aréthuse de la critique post-darwinienne
et post freudienne du sacrifice chrétien au sein des fausses ou
des demi sciences que nous qualifions pompeusement de " religieuses
".
13
- L'humanisme peut-il se révéler métabiographique ? 
Il
convient donc de tenter de porter le regard du métabiographe sur
les raisons cachées qui condamnent, aujourd'hui encore, l'humanisme
européen à occulter le problème focal que soulève, depuis un certain
Homère, l'alliance constante et inévitable des mythes sacrés avec
la plus haute littérature ; car, pour que Jésus devienne le Christ,
il faut qu'il entre dans sa métaphore, donc dans sa symbolique,
à l'instar de Diogène le Cynique, qui ne devient le vengeur de
son faussaire de père qu'à se changer en signe vivant de la purification
de la cité politique , ou à l'instar d'un Socrate qui ne devient
le témoin spirituel et le martyr incarné de la catharsis philosophique
qu'à boire une ciguë figurée .
Peut-être mon Jésus de métabiographe titubant dans le désert d'une
christologie encore aveugle aux poètes de la lumière que furent
les Homère et les Jean de la Croix incitera-t-il les futurs anthropologues
du ciel chrétien à radiographier au moins des types stratifiés
et devenus fossiles de la métabiographie officielle de Jésus.
Qu'est-ce que la métabiographie du Christ selon l'Eglise , sinon
un montage sacerdotal dont le souci premier est seulement d'introduire
le réalisme des biographes de la platitude au cœur du fantastique
théologique ? Le clergé du Moyen-Age avait besoin que le petit
peuple disposât d'un " vrai et réel sacrifice ", comme le dira
le Concile de Trente. Seule une victime en chair et en os se rendra
saisissable sur l'autel. Quelle tragédie, n'est-ce pas, si la
religion chrétienne ne se rendait pas crédible aux plus ignorants
! Mais que combattait donc Erasme, le métabiographe de la Ratio,
quand il se moquait du dieu de la Genèse , sinon l'anéantissement
de toute poétique de l'intelligence dans la substantification
stupide et hilarante du symbolique ?
Mais si notre époque ne sait ni que faire du Jésus selon l'état
civil , ni que dire du Jésus métaphorique, comment la métabiographie
se fera-t-elle sa place au cœur des statuts dont se réclament
respectivement le réel et le signe? Car l'apparition du réalisme
théologique est relativement tardive dans le christianisme . On
sait que saint Ambroise se voulait tellement féru d'allégories
qu'il passait tout subitement à l'autre extrême : il n'y avait
quasiment plus rien qu'il fallût entendre au sens littéral. Du
coup, Erasme insiste avec autant de vigueur sur l'absurdité de
passer d'un extrême à l'autre et d'allégoriser chaque mot qu'il
avait démontré le ridicule d'historiciser le récit de la chute,
avec son serpent enroulé autour d'un arbre et son dieu jardinier.
La métabiographie rappelle que le génie littéraire est le guide
de toute théologie depuis Homère, parce que le grand écrivain
est condamné à porter des personnages en chair et en os à leur
gestuelle et à leur métaphore. Comment, sans cela, Cervantès tracerait-il
une ligne de démarcation entre le Quichotte éternel, mais figuré
et le Quichotte né à Sagayo, mais coincé entre le curé et l'apothicaire
du cru ? Qu'est-ce donc qui inspire les grands médiateurs entre
le rêve et le réel, sinon un génie de la parole qui se révèle
commun à la littérature et à la christologie ? Il sera interdit
de tenir pour seulement métaphoriques les personnages universels
qu'enfantent ensemble les mythes religieux et la littérature.
Réduire
à des figures les personnages que le récit de la Métamorphose
de Kafka met en scène, ce serait oublier que c'est sur
la terre qu'ils ont éclaté de rire quand l'auteur eut achevé de
leur en faire la lecture. Ce fait est attesté par le biographe
le plus assermenté de l'auteur du Château, le fidèle
Max Brod . Et le récit de La colonie pénitentiaire,
comment le proclamerait-on métaphorique, alors que l'histoire
du XXe siècle tout entier a bel et bien incarné la répression
policière ; et le Christ en chair et en os des évangiles, comment
le changerait-on en un personnage figuré, alors qu'il est démontré
qu'il s'est rendu visible sous les traits de don Quichotte de
la Manche , de saint Ignace de Loyola et de tout d'autres guerriers
de son ciel ?
La métabiographie rappelle que le meurtre sacrificiel demeure
le pain et le vin de l'histoire. Puisque l'espèce simiohumaine
s'offre volontairement en victime aux lois expiatoires qui commandent
sa politique, puisque sa survie se nourrit de ses rédemptions
par le crime satisfactoire de l'autel, la métabiographie de Jésus
radiographie un sacrifice immanent au fonctionnement des sociétés
que leur difficile évasion de la zoologie rend auto immolatoires
depuis des millénaires. Je n'ai pas voulu oublier les légions
de saints imitateurs d'un combattant de sa propre métaphore sur
cette terre ; je n'ai pas voulu oublier que l'idole réclame encore
tous les jours son dû de chair et de sang sur ses autels .
Mais
quelle est la vocation des grands écrivains, sinon d'observer
les faussaires de la condition simiohumaine? Les
yeux des Ezéchiel de la littérature sont ouverts sur le Jésus
romain, qui se présente habillé de pied en cap des vêtements des
artificiers du salut ; les yeux d'Ezéchiel sont ouverts sur l'Eglise
hiérarchisée et chapeautée d'un père céleste tout à son affaire
; les yeux d'Ezéchiel sont ouverts sur les serviteurs de l'autel
et sur leur Dulcinée ; les yeux d'Ezéchiel sont ouverts sur les
ordres monastiques, qui colloquent les tempéraments à leur place
dans le royaume du maître et de son grand vizir. Voici les bénédictins,
ces scribes pieux, les jésuites, ces savants fers de lance de
l'empire, voici les dominicains et les franciscains, ces laboureurs
du ciel parmi les simples, voici les trappistes et les chartreux,
ces sentinelles du souverain; voici les luthériens, ces orphelins
de l'autorité d'une Eglise dont le sceptre leur est tombé des
mains et qui font de Jésus leur bouée de sauvetage dans les tempêtes
de l'histoire ; voici les calvinistes, ces élus du chef d'Etat
du cosmos, qui se fient au bon vouloir d'un souverain insaisissable
; voici les carmes, les seuls chrétiens auxquels Jean de la Croix
enseigne qu'on ascensionne le mont Carmel par les sentiers du
poète. Oui, les grands écrivains sont les visionnaires dont le
génie observe la condition humaine dans le gigantesque catalyseur
de la politique et de l'histoire qu'on appelle la christologie.
14 - La " présence
du dieu " 
Mais,
dira-t-on, comment puis-je prétendre que l'auteur de l'Eloge
de la folie serait un théologien crypté de la fusée johannique
?
Si Jésus n'est pas le vendeur complaisant de son supplice à une
espèce à la recherche des fonds qui rembourseront son créancier
dans le ciel, mais le fondateur du tragique proprement simiohumain,
si un Messie à la bourse vide rechigne à monter au ciel par le
chemin du supplice le plus payant qu'on vît jamais, si le débiteur
du péché originel se refuse à payer à l'idole le tribut du sang
et de la torture , s'il s'indigne de ce que l'idole glisse le
pain du crime de l'autel dans le pain de l'esprit, s'il rejette
l'histoire des séraphins de la mort , s'il réfute la gigantesque
duperie de donner au sacrificateur en chef du cosmos les œufs
du salut à couver, en un mot comme en cent , s'il ne fait pas
monter les actions de grâce de la foi des charniers sanctifiés
des nations, alors, en quoi ce Jésus-là est-il précisément celui
de Jean ?
Je rappelle qu'Erasme n'est pas seulement le théologien révulsé
du meurtre de l'autel, mais aussi l'humaniste qui retraduisit
les quatre évangiles dans son latin à lui, celui d'un écrivain
sûr de sa langue et qui aura opposé avec vaillance son novum
instrumentum , son "nouvel outil " scripturaire à une
Eglise fétichisée par la canonisation de la traduction de saint
Jérôme - la Vulgate - qui demeure le texte officiel des évangiles
en latin. Or, dès la première ligne de sa traduction de saint
Jean, Erasme avait déclenché une tempête d'une violence inouïe
dans toute la chrétienté pour avoir tranquillement écrit : " Au
commencement était la parole " (In principio erat sermo),
alors que le texte ritualisé par les siècles disait: " Au commencement
était le Verbe ". Notre latiniste à la fois élégant et vigoureux
s'est vu contraint de consacrer un petit traité de l'art de la
traduction à seule fin de légitimer le sacrilège d'avoir écrit
" sermo ". L'auteur de l'Eloge de la folie allègue
pour sa défense que Jean a bel et bien écrit : " Au commencement
était le logos ". Or, en grec classique, le logos, c'est le
langage et rien de plus. Pourquoi Jérôme a-t-il fait violence
à l'évangéliste, avec son verbum solennel et un peu ridicule?
On sait aujourd'hui, primo, que Jean et Paul était des
gnostiques , secundo, que la gnose vénérait un dieu de
la lumière , tertio, que le logos solaire des gnostiques
se voulait habité par le feu de l'esprit divin, quarto,
que saint Jérôme était familier de la langue sacrée de la gnose
et qu'il a fait tomber le lourd tonnerre du verbum dans
la langue latine afin de se montrer fidèle à l'esprit de Jean.
Mais aux yeux du métabiographe, ce qui compte, c'est de savoir
que tout écrivain de sens rassis contraint ses personnages à habiter
ce bas monde et qu'Erasme plante son Jésus sur la terre, parce
que seuls les mauvais écrivains vous changent leurs héros en ectoplasmes
dévots hier, sentimentaux aujourd'hui. S'il est johannique de
faire naître Jésus dans son village, il sera johannique de le
faire naître dans sa langue.
Qu'en
est-il donc de la vraie vie mystique de Jean aux yeux de l'auteur
explosif de la Disputatiuncula et de la Ratio
? On sait que si l'humaniste hollandais a retraduit les
quatre évangélistes, c'est afin de tenir compte des premiers fruits
de la critique philologique des humanistes de son temps, notamment
de Reuchlin, qui avaient permis de nettoyer les originaux grecs
de mille scories dues à la négligence des copistes, mais également
aux exigences doctrinales de Rome, qui avait insidieusement réussi
à glisser la théologie de la trinité du IVe siècle dans l'évangile
de Jean et dans la Vulgate . Comment se fait-il qu'Erasme ait
également publié une "paraphrase ", c'est-à-dire une lectio
divina du Nouveau Testament, donc également de tout Saint
Paul ?
C'est
que, dans sa paraphrase de saint Luc, le grand Hollandais ne consacre
pas moins de trente colonnes in-folio au commentaire théologique,
donc conforme à l'orthodoxie de l'épisode des disciples d'Emmaüs.
Mais de quelle orthodoxie s'agit-il? De celle de la Ratio
verae theologiae de 1519 où l'on peut lire :
" Ce qui descend facilement dans
toutes les âmes , c'est ce qui répond à la nature humaine.
Qu'est-elle donc d'autre , la philosophie du Christ, qu'il
appelle lui-même une renaissance, sinon l'instauration d'une
nature bien née ? Quoique personne ne l'enseigne plus entièrement
et plus efficacement que le Christ, il est néanmoins permis
de trouver dans les ouvrages profanes quantité de vérités
qui s'accordent avec sa doctrine. On n'a jamais vu une secte
de philosophes ineptes au point d'enseigner que l'argent fait
le bonheur , aucune dont l'impudence serait allée jusqu'à
soutenir que le bien se définirait à l'école des honneurs
et des plaisirs. " (p. 145)
Qu'est-ce donc que le " soleil de la foi ", qu'est-ce donc
que le " feu de la vérité "? Rien de plus qu'un amour d'autrui
ouvert sur ce que les Grecs appelaient " la présence du dieu ".
On lit dans la Ratio:
"
Quiconque nourrit la flamme de l'amour enseigne l'essentiel
de la piété chrétienne. (…) Le vrai théologien n'est pas celui
dont les démonstrations font appel à l'art d'entortiller des
syllogismes . (…)Celui qui prêche l'esprit du Christ et qui
le communique, celui qui exhorte , invite , inspire, celui-là
est un théologien véritable, même s'il est terrassier ou tisserand.
Un grand docteur se reconnaît à son mode de vie. Un mécréant
dissertera peut-être avec plus de subtilité de l'intelligence
des anges, mais une vie purifiée est le propre du théologien
chrétien. "
15
- La République et l'enseignement du " fait religieux " 
Qu'on me cite un seul théologien protestant ou catholique de la
Renaissance qui ait été criblé , sa vie durant, de flèches en
provenance des deux camps, un seul théologien du XVIe siècle dont
le destin fut davantage celui d'un saint Sébastien du christianisme
?
"
En quoi , écrit-il, était-il important pour le progrès de
l'Evangile, d'abattre des statues, de barbouiller des tableaux
, si pieux qu'ils fussent ? (…) On pouvait peu à peu corriger
beaucoup de choses, on devait en dissimuler certaines. Si
le règne du pape faisait obstacle à l'évangile, c'est sa tyrannie
qu'il fallait avant tout briser, ce qui n'était nullement
difficile si certains, à l'encontre du proverbe, n'avaient
préféré le tout plutôt que la moitié. " (Correspondance
d'Erasme, t. IX, L. 2615, Fribourg, 2 mars 1532, Lettre
à Martin Bucer). " Par ailleurs, si l'on ne s'est déchaîné
[à Bâle ] que contre des statues, peut-être le doit-on à ceux
qui ont préféré céder que d'inonder la ville de sang. " (Ibid.)
Si
la République enseignait le " fait religieux " sans féconder
le génie rationnel de la France , si elle tentait d'enseigner
le christianisme historique sans parvenir à seulement le définir
au sein d'une laïcité à la recherche de l'eau de baptême de l'intelligence,
elle oublierait qu'Erasme le johannique a combattu le fanatisme
sur tous les fronts et jusqu'à son dernier souffle . Un pays dont
l'éducation nationale a rendu la tolérance acéphale ; un pays
qui se pique d' honorer les cultes du monde entier sans en légitimer
aucun, mais également sans réfuter aucun sorcier, un pays qui
rejette tous les communautarismes, mais sans remédier au naufrage
intellectuel de la République, un pays de Descartes qui fonde
la raison nationale sur l'abandon de l'esprit critique et sur
la neutralité à l'égard de la sottise, un tel pays a besoin d'un
humanisme armé des deux branches du christianisme d'Erasme et
de Jean - celui d'un Christ tellement homme qu'il crache sur son
supplice dans la Disputatiuncula et qu'il retrouve
dans la Ratio l'amour johannique du prochain. Mais
un tel Christ ne sera-t-il pas ambitieux de féconder les deux
sources de la raison - une anthropologie en mesure de radiographier
le meurtre de l'autel et une foi en l'humanité nourrie du souffle
et du feu des radiographes des idoles?
Cette
mélodie-là du christianisme se nourrit des blasphèmes d'Isaïe.
J'ai tenté d'en rallumer quelques sacrilèges. Qui a souillé l'hostie
? Puisque des milliers de pages d'Erasme sont maintenant traduites
en plusieurs langues, mais non celles qui féconderaient la pensée
européenne d'aujourd'hui , j'ai tenté de suivre Jean jusqu'aux
racines du sacrifice du Golgotha où la victime livrée à la torture
est censée nourrir un meurtre sauveur ; et j'ai cru entendre la
sonde spatiale mise sur orbite par la foi johannique adresser
à la terre un commandement nouveau : " A cela seul, disait
le satellite d'observation, tout le monde reconnaîtra mes disciples
: si vous avez de l'amour les uns pour les autres. " (Jn 13,35)