1
- Qu'est-ce que le meurtre de l'autel
? 
Après
la mort de Dieu, chacun se demanda de quoi il allait être question.
Les meilleurs, parmi les Yahous, disaient :
"
Cette puissance à laquelle je suis attaché et qui me traîne
vers le vrai, le réel, l'invisible, la conscience ! Que je lui
en veux ! Pourquoi est-ce moi précisément que suit ce houspilleur
sombre et passionné? Je voudrais me reposer, mais il ne laisse
pas le repos venir. (2) "
Mais
tous les autres devenaient prophètes :
"
Même nous autres, nés devins, disaient-ils, qui attendons comme
sur les sommets, placés entre aujourd'hui et demain, et tendus
par la contradiction qui nous saisit entre aujourd'hui et demain,
comme des prémices et des enfants prématurés du siècle à venir;
nous qui devrions apercevoir déjà les ombres qui vont bientôt
emmailloter l'Europe : comment se fait-il que même nous autres,
nous observons la montée de cet assombrissement sans y participer
véritablement et, surtout, sans souci ni crainte pour nous?
Peut-être sommes-nous encore trop dominés par les premières
conséquences seulement de cet événement. (3)"
Nos
devins de naissance avaient bien raison; car la première conséquence
dont il fut question parmi nous, après la mort de Dieu, fut celle
du meurtre rituel. Ce fut d'abord une rumeur; mais elle s'étendit
rapidement sur toute la surface de la terre; et nos devins de
naissance, écoutant cette rumeur rampante, se disaient entre eux:
" Ne dirait-on pas qu'il y a sacrifice rituel en notre grand
savoir? Ne nous semble-t-il pas que nous dressons un autel au
milieu de nous? N'apercevons-nous pas un objet sur cet autel immense?
Des victimaires aux longs couteaux égorgent ici, nous semble-t-il,
quelque chose - mais nous ne savons quoi au juste. "
Bientôt
le sacrifice rituel dressa l'oreille au plus secret de notre justice,
de notre loi et de notre connaissance. Car notre savoir universel
offrait désormais force offrandes propitiatoires à sa propre image
: ce n'étaient que boucs en abondance et veaux gras de l'esprit.
Nous étions les civilisations de la mort de Dieu; et nous devenions
à nous-mêmes un autel tentaculaire vers lequel convergeaient de
toutes parts les bêtes du sacrifice de nos figures à nos figures.
Ainsi, nous sûmes que Dieu était bel et bien mort.
Au
début, on n'osait s'interroger ouvertement sur cette question.
On rôdait à la périphérie du problème; on auscultait les entrailles
des Trobriandais et des Tupinambas. Mais déjà, on se doutait que
le sacrifice rituel était quelque chose de caché, et qu'il fallait
des yeux dessillés pour l'apercevoir. On s'approchait encore de
ce mystère avec force on; c'était le
règne du on dans l'enclos
de la question . On sentait qu'il devait y avoir violence là-dedans;
et que le sacrifice rituel n'était que le meurtre déguisé, et
dévié vers on ne savait quoi, au juste. On écrivait : "
Le sacrifice et le meurtre ne se prêteraient pas à ce jeu de substitutions
réciproques s'ils n'étaient pas apparentés (pp.13-14). "
Mais
que la pente était glissante! On sentait monter le problème de
la violence au plus profond de la pensée; on sentait que la philosophie
n'aurait à s'occuper de rien d'autre que de la violence, dans
la postérité de Zarathoustra. C'est pourquoi on écrivait: "
Si le sacrifice apparaît comme violence criminelle, il n'y a guère
de violence, en retour, qui ne puisse se décrire en termes de
sacrifice, dans la tragédie grecque, par exemple. " (p.13)
Pas
de doute : nos devins de naissance s'efforçaient de s'approcher
du rapport du sacrifice à l'assassinat - mais nous ne disposions
encore, parmi nos devins, que d'une vision tout animale des choses.
C'est pourquoi nous cherchions nos exemples parmi les poissons;
et nous invoquions les augures de toutes les bêtes de la terre
: " Lorenz, dans L'Agression (...) parle
d'un certain type de poisson qu'on ne peut pas priver de ses adversaires
habituels, ses congénères mâles, avec lesquels il se dispute le
contrôle d'un certain territoire, sans qu'il retourne ses tendances
agressives contre sa propre famille et finisse par la détruire.
Il convient de se demander si le sacrifice rituel n'est pas fondé
sur une substitution du même genre, mais en sens inverse. On peut
concevoir, par exemple, que l'immolation de victimes animales
détourne la violence de certains êtres qu'on cherche à protéger,
vers d'autres êtres dont la mort importe moins ou n'importe pas
du tout. " (p.15)
On
se rappelait J. de Maistre, qui avait écrit: " On choisissait
toujours, parmi les animaux, les plus précieux pour leur utilité,
les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l'homme
par leur instinct et par leurs habitudes... On choisissait dans
l'espèce animale les victimes les plus humaines, s'il est permis
de s'exprimer ainsi ." (4)
Mais
on se dirigeait en tremblant vers cet abîme.
Comme la mise en place du leurre liturgique est fort difficile
à voir, je ne saurais prétendre qu'un vulgaire Yahou de mon espèce
en sera jamais capable. C'est pourquoi j'ai interrogé un Houyhnhnm,
au chapitre de notre sacerdoce cérébral. Il a bien voulu me fournir
quelques explications, mais je n'ai pu les comprendre entièrement.
Je ne rapporterai donc que celles dont ma pauvre lueur de raison
croit avoir plus ou moins saisi le sens.
2 - Les Yahous de Jonathan Swift 
Ce
Houyhnhnm me fit remarquer en premier lieu que l'observation de
la violence des Yahous par les Yahous eux-mêmes ne demeurait pas
entièrement stérile. Car, disait-il, on s'apercevait alors des
profits du on. On remarquait qu'on se
protégeait soi-même par la violence. On pouvait écrire: "
C'est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre
violence, c'est la communauté entière qu'il détourne vers des
victimes qui lui sont extérieures. Le sacrifice polarise sur la
victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe
en leur proposant un assouvissement partiel. " (p.22)
Il
est donc possible aux Yahous, prétendait ce Houyhnhnm, d'élaborer
une théorie de l'origine de la violence. Car, un jour, l'ogre
fécond, dont le nom est on, était devenu si gros qu'il
n'avait plus trouvé aucun animal plus puissant que soi-même à
combattre. Il avait donc bien fallu qu'il tournât sa violence
contre lui-même s'il voulait trouver encore quelque proie à dévorer.
Le problème de profonde politique qui s'était alors posé à l'ogre
de l'intelligence avait été d'une grande simplicité parmi les
Yahous : il suffisait de transporter la violence hors du camp.
L'ogre avait inventé deux systèmes de déviation complémentaires
: la guerre et le sacrifice, l'un s'exerçant sur les Yahous, l'autre
sur les bêtes. Ajax, devenu fou, massacrait les troupeaux au lieu
des ennemis; mais le Yahou à la tête bien faite ne confondra jamais
les deux systèmes. Le sacrifice jouait donc un rôle homéopathique
- mais il avait bientôt fallu corser le remède en lui accolant
le système judiciaire, qui en multipliait l'efficacité. Le sacrifice
rituel, rôdant donc autour de la vengeance des Yahous, expulsait
habilement la vengeance, par voie cathartique, de leur gros oeil
grâce à l'alliance des devins de naissance avec les bourreaux;
le sacrifice émasculait la vengeance et l'empêchait de se perpétuer
indéfiniment. On avait appris à noyer le poisson qui s'appelle
vengeance. Tout cela paraissait limpide à ma lueur ogresque de
raison.
Cependant,
Dieu étant trépassé parmi les devins de naissance, on commençait
- disait le Houyhnhnm - de s'apercevoir que le Yahou est l'assassin
naturel de son frère. On pouvait donc écrire : " Le désir
de violence porte sur les proches, il ne peut pas s'assouvir sur
eux sans entraîner toutes sortes de conflits; il faut donc le
détourner vers la victime sacrificielle, la seule qu'on puisse
frapper sans danger car il n'y aura personne pour épouser sa cause.
" (p.29)
De
plus, on commençait de voir que la vengeance tourne sur elle-même
et on se mettait à chercher un commencement à ce cercle : "
La seule vengeance satisfaisante, devant le sang versé, consiste
à verser le sang du criminel. Il n'y a pas de différence nette
entre l'acte que la vengeance punit et la vengeance elle-même.
La vengeance se veut représaille, et toute représaille appelle
de nouvelles représailles. Le crime que la vengeance punit ne
se conçoit presque jamais lui-même comme premier; il se veut déjà
vengeance d'un crime plus originel. " (p.31)
Mais
comment nos généalogistes de l'ogre, s'exerçant à un certain regard
de l'ogre sur sa propre violence parmi nous, en émasculaient-ils
d'avance l'audace possible, afin que le système entier de notre
explication scientifique de la violence d'Oeil Rond sur lui-même
jouât à notre égard le rôle de garde-fou sacrificiel? Comment
notre savoir perpétuait-il nos meurtres rituels sous une apparence
de regard lucide sur lui? Le Houyhnhnm retardait sa réponse; il
accroissait ainsi mon impatience yahouique de la connaître. Il
me répétait qu'on pouvait aller assez loin, parmi les Yahous,
au chapitre du regard sur la violence. Il me faisait remarquer,
à titre de preuve, que le rôle du bouc émissaire commençait même
d'apparaître parmi nous; qu'on discernait du moins son ombre dans
la tragédie; qu'on se mettait à lire un peu mieux Totem
et Tabou qui, au chapitre de la purification vulgaire,
celle dont Socrate disait qu'elle ressortissait à l'art des maîtres
baigneurs - en ce qu'elle n'était point une purification propre
à la pensée - avait du moins humé le bouc émissaire en toute violence
rituelle et en tout sacrifice des primitifs.
On
rappelait cette page de Totem et Tabou
qui disait : " Mais pourquoi le héros de la tragédie
doit-il souffrir et que signifie sa faute " tragique "
[... ] Dans toute réalité ancienne, ce furent précisément les
membres du choeur qui ont été la cause des souffrances du héros;
ici, au contraire, ils s'épuisent en lamentations et en manifestations
de sympathie, comme si le héros lui-même était la cause de ses
souffrances. Le crime qu'on lui impute, l'insolence et la révolte
contre une grande autorité, est précisément celui-là même qui,
en réalité pèse sur les membres du choeur, sur la bande des frères.
Et c'est ainsi encore qu'à l'encontre de sa volonté, le héros
tragique est promu rédempteur du choeur . " (cité pp. 277-278)
Où
s'arrêtera donc, me disais-je, notre lucidité? Que veut dire ce
Houyhnhnm impérieux quand il prétend que nous pensons sacrificiellement
au coeur de notre science cyclopéenne? Mais lui, il continuait
de nourrir ma lueur de raison, en me montrant que nous sommes
intelligents. Car on se rappelait, parmi nous, cette phrase :
" Les événements qui se déroulent sur la scène représentent
une déformation qu'on pourrait dire hypocrite et raffinée d'événements
véritablement historiques. " (cité p. 278) Et on fustigeait
le savoir facile en disant : " L'immobilité de sa lecture
correspond tout à fait, d'ailleurs, à la conception du meurtre
unique, qui est meurtre d'un vrai père, d'un vrai héros, et qui
a eu lieu une fois pour toutes . " (p. 279)
Le
Houyhnhnm se faisait un plaisir de me montrer, avec une grande
clarté d'esprit - que je me fais un plaisir de lui reconnaître
- les progrès de notre lueur de raison depuis que nous avions
découvert le rôle de bouc émissaire dans notre pensée. Car nous
commencions d'écrire : " Un Sophocle et un Shakespeare
savent, sur les rapports humains, bien des choses que Freud est
incapable d'appréhender, et nous parlons ici du meilleur Freud,
de celui que la psychanalyse ne parvient pas à assimiler. (p.
281 )
Ou
encore : " Le penseur prudent s'en tiendra ici à la doctrine
mille fois vérifiée qu'une victime est une victime et qu'un roi
est un roi, de même qu'un chat est un chat. Le fait que certains
rois sont sacrifiés et que certaines victimes se voient traitées
de façon " royale " ne constitue qu'une aimable curiosité,
un paradoxe amusant, mais dont il faut laisser la méditation aux
esprits brillants et légers, tel William Shakespeare, sagement
enfermé dans quelque ghetto littéraire, sous la garde des dociles
oncles Tom de la critique, qui répètent tous en choeur, chaque
matin, que la science, c'est bien beau, mais que la littérature
c'est mieux encore, parce que ça n'a absolument rien à voir avec
la réalité. (p.418)
Ou
encore : " A plusieurs reprises nous avons vu Sophocle
démythifier la psychanalyse, jamais nous ne verrons la psychanalyse
démythifier Sophocle. Jamais la psychanalyse ne mord vraiment
sur Sophocle; dans le meilleur des cas, comme ici, Freud parvient
à se rapprocher de lui. " (pp. 283-284)
Cependant,
je commençais de m'irriter contre ce Houyhnhnm, car je ne voyais
pas comment les Yahous pourraient jamais devenir plus intelligents
qu'ils ne sont déjà, en réalité, quand ils commencent de dire
: " La psychanalyse ne peut fonder sa propre certitude
que sur une expulsion des textes dont l'intelligence véritable
ébranlerait son fondement. C'est pourquoi l'oeuvre d'art est à
la fois dénigrée et exaltée. Intouchable d'un côté, fétichisée
sous le rapport de la beauté, elle est radicalement niée et émasculée
de l'autre. "(p. 283)
3 - Comment j'ai été initié
au meurtre 
J'avoue
qu'à partir d'ici, je commençai de me plonger plus profondément,
et avec délices, dans notre système du sacrifice à la science
et à sa vérité, parce que le Houyhnhnm m'agaçait, décidément,
avec ses paroles de moins en moins intelligibles aux Yahous. Je
déclarai, non sans colère, que " ce n'est pas le meurtre
collectif qui fausse Totem et Tabou, c'est tout ce qui empêche
ce meurtre de venir au premier plan. Si Freud renonçait aux raisons
et aux significations qui viennent avant le meurtre et qui cherchent
à le motiver, s'il faisait table rase du sens, même et surtout
psychanalytique, il verrait que la violence est sans raison, il
verrait qu'il n'est rien, en fait de signification, qui ne sorte
du meurtre lui-même. " (pp. 203-204) Et ce Houyhnhnm
prétendait que je ne voyais pas le meurtre, alors que je le mettais
au premier plan de toutes mes forces! Je poursuivis en admettant
bien haut que " le vertige nous saisit " (p.285);
et que " le chatoiement des phantasmes se fait si dense
autour de nous que nous avons la berlue! " (p.285).
Je trouvai même, sous la main, un bouc émissaire en la personne
de ce Prodicos, seul personnage sur lequel nous paraissions nous
accorder si bien, le Houyhnhnm et moi. Car, disais-je, "
la horde primitive est la concrétion parfaite de la psychanalyse
" (p. 294). C'était Freud, avec son " revêtement
paternel " et sa " horde " , qui
empêchait de voir le meurtre en son " saisissement formidable
". Freud devait choisir entre le père et le meurtre.
L'erreur, m'écriai-je, " c'est le Père, et c'est la psychanalyse
" (p. 297).
A
l'évidence, Freud était " prisonnier, comme tant d'autres,
d'un univers crépusculaire " (p.300); car "
il n'avait pas la moindre idée de la révolution intellectuelle
formidable " (p.300) qui ferait voir aux Yahous que
tout est violence chez les Yahous; et je dénonçai avec violence,
afin que nul n'en ignore, les " théologies optimistes
engendrées par la décomposition du christianisme historique "
(303). Mais le Houyhnhnm me répondit qu'il ne suffisait pas
de tomber à bras raccourcis sur Freud - ce grand et puissant personnage,
qui ne méritait ni tant d'honneur, ni tant d'indignité - pour
que la violence se dévoilât comme par miracle, et dans toute sa
profondeur, à mon oeil de Yahou. Le christianisme manquait précisément,
lui aussi, disait-il, d'un regard assez vertigineux sur la violence,
pour régénérer sa théologie cyclopéenne.
De
guerre lasse, je demandai alors au Houyhnhnm de me faire voir
enfin cette violence plus profonde. II commença par attirer l'attention
de ma pauvre lueur sur nos totems verbifiques. Il les jugeait
dormitifs. Il disait que nous jetions des sons éperdus dans l'étendue
en longueur, largeur et profondeur de l'enfer; que nous faisions
retentir nos sons comme on dresse des totems, prétendait-il, puisqu'il
nous suffisait de les prononcer à haute et intelligible voix pour
qu'ils nous éclairassent tout subitement, comme s'ils étaient
doués d'intelligence par eux-mêmes dans l'immensité, quand bien
même ils sonnaient pour ne rien dire, puisque, de toute évidence,
nous ne savions pas ce que nous disions en les prononçant. Car
nous n'avions encore proféré aucune parole intelligible, disait
le Houyhnhnm, quand nous avions invoqué les vocables de "
victime émissaire ", d'" unanimité fondatrice
", de " double monstrueux ", d'"
indifférencié ", de " crise sacrificielle
". Il en serait ainsi, disait-il, aussi longtemps que ces
sons joueraient le rôle de garde-fous de la pensée, sans renvoyer
ni à une anthropologie, ni à une gestuelle des Yahous.
Ces
mots, on voyait bien, disait-il, qu'ils jouaient précisément leur
rôle rituellement protecteur, en ce que nous nous imaginions qu'ils
ne renvoyaient à rien du tout derrière eux, et surtout pas, en
nous-mêmes, à quelque nouvelle profondeur de notre cécité. Ainsi,
chacun de ces mots était une sorte d'autel élevé à notre oeil
rond; et nous dressions ces autels à l'intelligible en soi, et
notamment à l'Être, afin que l'" intelligible "
ne se révélât pas comme notre masque le plus profond; ni surtout
que ce masque se confondît - au cas où un second oeil nous pousserait
- au brouet où la cause bout dans la marmite de la chose, et vice
versa, quand Cartésius, Kantius ou Hegelius le remuent de leur
longue baguette de sorcier. En fait d'intelligible, il ne voyait,
lui, sur l'autel, rien d'autre que nos vocables eux-mêmes, sortes
d'objets solitaires, mais criards, que nous offrions en sacrifice
stérile, disait-il, à notre violence et à rien d'autre, afin de
l'endormir en nous endormant en elle. Ainsi, notre science était
arrêtée, disait-il, sur son propre sacerdoce masqué. Elle organisait
sa liturgie verbale comme une manière de sacrifice rituel que
nous offrions à notre propre " unanimité fondatrice ".
On
imagine à quel point je fus scandalisé par ces propos sacrilèges;
mon sang rassis ne fit qu'un tour. Je lui criai, avec violence,
que les Yahous sont capables, depuis peu, de voir leur propre
science comme violence, et même comme " angélisme scientifique
" (p.320). Je dénonçai le " fétichisme de la
science " (p.319). Je lui rappelai notre ironie récente,
celle des devins de naissance, ces prématurés, qui commencent
d'écrire, au milieu de nous : " Il faut que nous disposions
d'une pensée radicalement autre, la science,
enfin capable de découvrir l'absurdité de toute pensée antérieure.
Puisque ce mensonge était jusqu'à très récemment sans fissure,
cette science doit être entièrement nouvelle, sans attaches avec
le passé, coupée de toutes racines. Il faut voir en elle la pure
découverte de quelque surhomme sans commune mesure avec les mortels
ordinaires, ou même avec son propre passé. Pour nous transporter
d'un seul coup du noir mensonge ancestral à l'éclatante vérité
scientifique, ce libérateur de l'humanité a dû couper le cordon
ombilical qui nous rattachait à la matrice de toute pensée mythique.
" (pp.319-320)
4 - Comment les
Yahous prennent les textes à rebours 
Mais
le Houyhnhnm me fit remarquer que si nous dénoncions la science
comme une forme de violence, et même de l'expulsion magique du
meurtre, c'était pour mieux saluer nos rites et nos sacrifices,
puisque nous écrivions en même temps, et tout livrés à notre cloche-pied
ontologique : " Quand les hommes négligent les rites
et transgressent les interdits, ils provoquent littéralement la
violence transcendantale à redescendre parmi eux, à redevenir
la tentatrice démoniaque, l'enjeu formidable et nul autour duquel
ils vont s'entre-détruire, physiquement et spirituellement, jusqu'à
l'anéantissement total, à moins que le mécanisme de la victime
émissaire, une fois de plus, ne vienne les sauver. " (p.359)
Puis,
le Houyhnhnm me fit remarquer que nous étions condamnés d'avance,
nous autres Yahous, à renverser cul par-dessus tête, les textes
les plus clairs quand nous évoquions, par exemple, Héraclite,
qui écrivait : " En vain tentent-ils de se purifier en
se souillant de sang, comme un homme qui voudrait, après un bain
de boue, se nettoyer avec de la boue. Insensé paraîtrait-il à
quiconque comprendrait son acte! Et c'est à de telles images de
la divinité qu'ils adressent leurs prières " (cité p. 68).
En
effet, sous la contrainte toute-puissante de on,
notre ogre ontologique, même nos devins de naissance devaient
prétendre, non pas que ledit Héraclite se serait dressé tout seul
contre des meurtres affreux, qu'il était bien seul à remarquer
parmi les Yahous, mais qu'il déplorait seulement la "
décadence du sacrifice rituel " (p. 68) chez les Yahous,
donc la décrépitude collective de leur ogre. Bien plus, nous devions
fatalement prendre ces textes à rebours, et déclarer -prétendait
le Houyhnhnm non seulement qu'Amos, Isaïe, Michée n'étaient animés
par aucune ophtalmologie transcendantale, donc transrituelle,
mais encore qu'ils se plaignaient exclusivement de l'usure fâcheuse
du système ogresque, en défenseurs d'Oeil Rond.
Car
nous écrivions maintenant : " Le texte d'Héraclite acquiert
plus de relief encore si on le rapproche de textes analogues chez
les prophètes préexiliques de l'Ancien Testament. Amos, Isaïe,
Michée dénoncent en des termes d'une violence extrême l'inefficacité
des sacrifices et de tout le rituel. Ils lient de façon très explicite
à cette décomposition religieuse la détérioration des rapports
humains. L'usure du système sacrificiel apparaît toujours comme
une chute dans la violence réciproque; les proches qui sacrifiaient
ensemble des victimes tierces s'épargnaient réciproquement; ils
tendent désormais à se sacrifier les uns les autres. " (p.68)
Ainsi,
quand Isaïe s'exclamait : " Vos mains sont dégouttantes
de sang ", il voulait dire que les sabbats, assemblées
et nouvelles lunes n'étaient pas assez fréquents chez les Yahous.
Enfin, nous devions déclarer que Les Purifïcalions
d'Empédocle contiennent quelque chose de très semblable quand
il écrit : " Cesserez-vous enfin ce carnage au bruit
sinistre? Ne voyez-vous pas que vous vous dévorez les uns les
autres dans l'indifférence de votre coeur? Ou encore
: " Le père s'empare de son fils qui a changé de forme; il
le tue, en priant, l'insensé; et le fils crie, suppliant son bourreau
dément; mais lui n'entend pas, et l'égorge, préparant dans son
palais un abominable festin. Pareillement, le fils s'emparant
du père, les enfants de leur mère leur arrachent la vie et dévorent
une chair qui est la leur " (cité p. 89).
Sur
cette voie, me faisait remarquer le Houyhnhnm, nous étions condamnés
à prôner, en bonne logique d'Oeil Rond, la perpétuation du meurtre
rituel, qui brille dans notre logique monoculaire, afin de sauver
nos civilisations cyclopéennes par un sacrifice propitiatoire
de la cécité à la cécité. C'est pourquoi, disait-il, nous écrivions
: " Dans le premier chapitre, la menace qui pèse sur
la communauté, quand le sacrifice dépérit,.est apparue en termes
de violence physique seulement, de vengeance interminable et de
réaction en chaîne. Nous découvrons maintenant des formes plus
insidieuses du même mal. Quand le religieux se décompose, ce n'est
pas seulement, ou tout de suite, la sécurité physique qui est
menacée, c'est l'ordre culturel lui-même. Les institutions perdent
leur vitalité; l'armature de la société s'affaisse et se dissout;
d'abord lente, l'érosion de toutes les valeurs va se précipiter;
la culture entière risque de s'effondrer et elle s'effondre un
jour ou l'autre comme un château de cartes. " (p.77)
Car,
pour formuler une explication hautement scientifique de la violence,
il fallait que notre explication jouât à notre égard le rôle liturgique
et sacerdotal propre à nos savoirs sacrificatoires, qui ne sont
destinés qu'à apaiser notre angoisse ontologique devant ce même
meurtre rituel que nous prétendions pourtant voir. Il nous était
donc nécessaire, disait le Houyhnhnm, de fuir toute analyse qui
porterait sur l'âme même de notre pensée, et de conjurer à grands
cris toute purification qui n'aurait pas notre corps pour objet,
et qui porterait sur notre lueur de raison elle-même. Ainsi, notre
raison oublieuse et craintive sacrifiait à son propre oubli force
animaux propitiatoires, donc universels.
5 - De la cécité volontaire 
C'est
ainsi qu'on voyait s'élever dans les airs l'autel du on objectif,
sur lequel on allait faire oblation du on propitiatoire.
Car la science, n'est-ce pas, on savait bien qu'elle est objective
par définition. Et chacun s'efforçait donc d'offrir à l'objectivité
de la science sa propre image savantissime en sacrifice rituel,
afin de la consolider par cet acte de piété. Et pourtant, on frémissait
d'avance au spectacle de la "révolution intellectuelle
formidable " (p.300) qui s'annonçait parmi les devins
de naissance, celle où l'autel et le sang surgiraient de l'objectivation
du savoir. On assistait alors, disait le Houyhnhnm, à l'édification
colérique d'un second système d'offrande de la colère à la colère;
un système sacrificiel destiné à doubler et à fortifier le premier,
c'est-à-dire à le cacher entièrement à notre regard.
Alors,
le Houyhnhnm essaya de m'arracher à nos chers Tupinambas, disant
que nous étions des cannibales d'un nouveau genre, qui ne voyaient
seulement pas les victimes de leur sacrifice rituel, parce que
notre gros oeil rond se fixait obstinément sur la marmite fumante
de ces chers primitifs, dont nous humions le ragoût en frémissant
d'horreur, alors que, de notre côté, nous faisions complaisamment
bouillir, tantôt la cause dans la marmite de la chose, tantôt
la chose dans la marmite de la cause, selon que notre grand sorcier,
Herr Hegelius, mélangeant de sa longue baguette magique cet affreux
brouet, nous ordonnait de crier tour à tour, et en choeur : "
Le-ré-el-est-ra-tion-nel ", ou : "
Le-ra-tion-nel-est-ré-el. " Mais j'avoue que je
me laisse entraîner à rapporter quelques paroles qui dépassent
singulièrement ma faible lueur de raison - j'en laisse au Houyhnhnm
la responsabilité entière.
Du
reste, voyant qu'il me parlait chinois avec nos cannibales à nous,
le Houyhnhnm tenta de m'expliquer que la crise du sacrifice n'était
pas celle que nous pensions; que notre sacrifice rituel était
perpétuel et polyphémique, et qu'il demeurait invisible à notre
oeil cyclopéen, au coeur de notre lueur; mais qu'il serait bon,
cependant, de déclencher, sans grand espoir, une crise de cette
lueur cyclopéenne des Yahous. Car, disait-il, le sacrifice rituel
avait précisément pour fonction de maintenir la confusion et le
mélange dans la marmite de la pensée ogresque. Le meurtre rituel
perpétré sur la personne de Socrate, par exemple, visait, prétendait-il,
à rétablir l'indifférenciation, à savoir le sommeil de la cité,
où le lait des brebis voisine avec le sang, comme dans l'antre
de Polyphème. Ces taons harcelants, qu'on appelle des prophètes,
seraient de grands dérangeurs d'oeil Rond; des apôtres de la différence
véritable, dont le meurtre rituel a si grand peur, lui dont le
rôle est de maintenir la purification au niveau de l'art des baigneurs
et de tous les Prodicos de la psychanalyse rituelle, qui n'est,
chez les Yahous, que lavage et rinçage dans l'eau des urnes de
la pensée.
Je
ne sais si ma pauvre lueur d'oubli sera capable de suivre ce Houyhnhnm
en sa folie. Mais j'ai pris mes précautions : tout ce que je n'ai
pas compris dans ses propos, je me suis gardé de le rapporter.
Nous n'avons donc rien de terrifiant à craindre.
Car
le Houyhnhnm entreprit de m'expliquer mieux encore comment notre
science est faite quand elle n'est qu'un instrument de maintenance
de l'indifférenciation même qu'elle prétend dénoncer. Car, disait-il,
sitôt que Dieu est mort, le Yahou entre en possession de la clé
la plus ambiguë qui soit, puisqu'il dénonce la violence de la
pensée scientifique, tout en déclarant que seule la pensée scientifique
est satisfaisante. Il écrit : " A tout instant, une nouvelle
hypothèse pourrait surgir qui répondrait enfin de façon satisfaisante,
c'est-à-dire scientifique, à la question de l'origine, de la nature
et de la fonction non seulement du sacrifice, mais du religieux
en général. " (p. 132)
6 - De l'art de
s'en laver les mains chez les Yahous 
Mais
comment fonctionne l'explication scientifique parmi vous, demandait
le Houyhnhnm? On écrivait : " Toutes les objections qu'on
peut opposer à la présente théorie ne doivent pas détourner le
lecteur de la seule question qui, en vérité, importe. Est-ce que
le système fonctionne, non pas ici ou là seulement, mais partout?
La victime émissaire est-elle la pierre rejetée par les bâtisseurs,
et qui se révèle pierre d'angle, la véritable clé de voûte de
tout l'édifice mythique et rituel, la grille qu'il suffit de poser
sur n'importe quel texte religieux pour le révéler jusqu'en son
tréfonds, le rendre à jamais intelligible. " (p.440)
Qu'était-ce
que ce fonctionnement universel, plaqué sur un autre fonctionnement
universel, demandait le Houyhnhnm, sinon le redoublement du système
rituel, donc une sorte de réduplication du sacrifice aveugle par
un autre sacrifice aveugle? Car le " fonctionnement"
mis en place par les devins de l'intelligible ne s'interrogeait
pas en profondeur sur ce que voulait dire " rendre compte
", ni comment ce " rendre compte "
était déjà fondé d'avance et subrepticement sur l'évacuation de
la différence par l'indifférenciation. Car la théorie scientifique
voulait " assigner aux institutions primitives une genèse,
une fonction et une structure aussi satisfaisantes les unes par
rapport aux autres qu'elles le sont par rapport au contexte, si
elle' [la théorie] permet d'organiser et de totaliser
la masse énorme des faits ethnologiques avec une réelle économie
de moyens, et ceci sans jamais recourir aux béquilles traditionnelles
de l' " exception " et de l' " aberration ".
(p.440)
La
théorie se suffisait donc à elle-même, me faisait remarquer le
Houyhnhnm, comme le sacrifice rituel, et en fonction, également,
de sa fameuse " vertu structurante ". (p.330).
Et, comme le sacrifice rituel encore, la théorie se dotait bientôt
d'une victime émissaire à son tour, en la personne de l'ethnologie
ancienne, celle qui refusait obstinément de soulever " réellement
" la question du bouc émissaire".
Comme
je m'étonnais de cette dernière remarque très obscure, le Houyhnhnm
me fit voir la victime émissaire dans la nouvelle science de la
victime émissaire, en la personne de Sir Frazer, cette "
exception " qui écrivait avec intrépidité : "
Si nous ne faisons pas erreur, cette notion (le bouc émissaire)
se ramène à une simple confusion entre ce qui est matériel et
immatériel, entre la possibilité réelle de colloquer un fardeau
concret sur les épaules d'autrui, et la possibilité de transférer
nos misères physiques et mentales à quelqu'un d'autre, qui s'en
chargera à notre place. " (cité p.441)
Car,
disait le Houyhnhnm, nous dénoncions alors le sacrifice rituel
dans l'ancienne ethnologie comme un lavement de mains de Ponce
Pilate, et nous écrivions : " Ce jeu se poursuit, notamment
dans l'oeuvre d'un certain gentleman ethnologue nommé Sir James
George Frazer, constamment occupé, avec ses pairs et ses disciples
en rationnalisme, à communier dans une expulsion et consommation
rituelle du religieux lui-même, traité en bouc émissaire de toute
pensée humaine. Comme tant d'autres penseurs modernes, Frazer
se lave les mains des opérations sordides où se complait le religieux,
en se présentant sans cesse comme parfaitement étranger à toute
" superstition n. II ne se doute nullement que ce lavement
de mains est depuis longtemps catalogué parmi les équivalents
purement intellectuels et non salissants des plus vieilles coutumes
de l'humanité. " (p.442)
Mais
nous nous lavions les mains à notre tour, disait le Houyhnhnm,
de la question de savoir ce que signifiait notre propre refus
d'observer le fonctionnement rituel de la fameuse " vertu
structurante " de la théorie universelle du bouc émissaire;
nous nous lavions les mains de l'appro-fondissement de la notion
même de fonctionnement et de son rôle rituel dans l'explication
universelle. Car nous écrivions : " La seule façon de
traiter la présente thèse est donc de voir en elle une hypothèse
scientifique et de se demander si elle rend réellement compte
de ce dont elle prétend rendre compte. " (p.440) Mais,
disait le Houyhnhnm, les Yahous répondaient afiîrmativement à
leur feinte interrogation, puisqu'ils avaient prédéfini les critères
mêmes à la lumière desquels il était décidé, parmi eux, qu'il
avait été "rendu compte "; c'est-à-dire d'une
manière qui évacuait précisément, avec l' " aberration
" socratique, héraclitéenne ou isaïaque, tout examen
de l'évolution de l'ophtalmologie transcendantale d'Oeil Rond,
sous l'impulsion du génie religieux, chez ceux dont l'analyse
de l'âme n'était pas celle de Prodicos.
7 - Du trafic du Yahou
avec sa propre image 
Ce
Houyhnhnm avait l'air de me parler sans cesse de je ne sais quel
second ou troisième oeil des cyclopes. Le moment serait-il venu,
me demandais-je avec angoisse, où Dieu serait tellement mort parmi
les devins de naissance qu'il ne serait plus possible de penser
scientifiquement sans que la science fût saisie de crainte, comme
si elle devait rencontrer des contradictions internes? Il me semblait
difficile d'esquiver désormais la question du statut du chercheur
quand le sacré fait l'objet de sa recherche, s'il s'avérait qu'il
était pris lui-même, et en tant que chercheur, au piège du sacrifice
rituel lié à l'objectivation scientifique.
J'étais
d'autant plus inquiet de me sentir houspillé de la sorte que le
Houyhnhnm me déclara alors que nous étions des cyclopes qui se
crevaient à eux-mêmes leur oeil unique, dont ils faisaient leur
bouc émissaire. Et comme je m'en indignais, il me dit que notre
théorie avait besoin, avant tout, d'éliminer l'idée même que les
victimes du sacrifice seraient offertes aux dieux, sinon nous
ne pourrions traiter en bouc émissaire toute psychologie profonde,
ni remplacer la psychologie par les piquets verbifiques censés
dresser un enclos autour de nos pâturages, tout en saluant la
psychologie profonde des chefs-d'oeuvre. Or, disait le Houyhnhnm,
nous enfermions la psychologie dans notre morale courante, afin
de mieux nous en débarrasser au profit de l'"opératoire
" aveugle de Naqunnoeil. Nous écrivions donc " tant
qu'on se condamne à lire le phénomène du " bouc émissaire
" dans une clef psychologique, on s'imagine que les cannibales
cherchent une justification morale à la violence dont ils vont
se rendre coupables. " (pp.381-382)
Par
conséquent, nous déclarons que les victimes ne sont offertes
à personne, sinon elles ne seraient pas vraiment opératoires
au sens où l'opératoire présuppose qu'il n'y a pas de clef psychologique
du sacrifice.
Quelle
serait donc notre théorie transcyclopéenne de l'" opératoire
" propre au sacrifice rituel si nous possédions une véritable
psychologie de cette opération, mais qui n'éliminerait de la réalité,
ni le fait que les devins de naissance croyaient autrefois dur
comme fer aux dieux, ni le fait que c'était bien aux dieux que
les victimaires aux longs couteaux s'imaginaient, en ce temps-là,
présenter leurs offrandes.
Il
me répondit que notre théorie ne serait pas encore transcyclopéenne
pour autant, et qu'elle demeurerait opérationnelle au sens où
nous l'entendons dans la science; que je devais lire Euthyphron,
d'un certain Platon, où il était expliqué, disait-il, que la piété
est un trafic sacré et un sacré trafic de notre image collective
avec l'Olympe. Car, nous autres Yahous, prétendait le Houyhnhnm,
nous nous forgions une image yahouique de nous-mêmes. C'était
cette image narcissique au miroir que nous offrions astucieusement
aux dieux, en marchands qui attendent ,en retour, de ces dieux
qu'ils sont à eux-mêmes au miroir, la caution " divine
" de leur immolation. Mais nous nous faisions une image enfantine
de notre " mimésis " , car nous ne savions
pas à qui nous nous identifiions dans ce commerce avec notre miroir.
Pourquoi mettions-nous l'accent sur le seul sacrifice animal au
détriment du sacrifice végétal? Des offrandes non sanglantes portaient
tout aussi bien notre figure rassurante et nourrissaient également
notre commerce.
Je
lui demandai alors quel serait l'opératoire si notre psychologie
devenait enfin transcyclopéenne. Il me répondit que nous n'en
saurions rien aussi longtemps que notre lueur ne nous permettrait
pas de savoir ce qu'est une idole, faute que nous puissions voir
notre propre esprit.
8 - Quels meurtriers sommes-nous?

Intrigué
autant qu'excédé je voulus m'informer du véritable contenu qu'aurait
notre opération sacrificatoire si nous possédions une véritable
psychologie des profondeurs, qui serait une métaphysique de notre
lueur idolâtre de raison. Le Houyhnhnm me répondit qu'il serait
temps, pour nous, de nous demander qui est notre victime véritable
quand nous offrons rituellement à nos idoles cérébrales les prémices
animales ou végétales de la cause et de l'effet. Les Yahous, disait-il,
sont dans l'oubli de ce qu'ils ont oublié. L'idolâtre, à ce qu'il
prétendait, ne saurait immoler ce qu'il fortifie quand il se donne
à cuire dans la marmite de son savoir; car ce qu'il fortifie n'est
autre que sa propre figure du savoir dans la marmite des Tupinambas
de la connaissance. L'oblation d'une parcelle seulement de ce
divin potage aux dieux a pour fonction de rendre inattaquable
la bonne conscience du cuisinier - comme l'offrande d'une parcelle
du troupeau innocente son propriétaire.
Je
lui demandai alors qui les Yahous immolaient véritablement, dans
l'hypothèse où ils verraient une victime autre qu'un amas d'ossements
dans la marmite du sacrifice rituel. Mais sa réponse n'a pas le
sens commun; je me garderai donc de la rapporter. Du reste, je
n'y prêtai qu'une attention distraite. Je crois pourtant me souvenir
de quelques bribes.
Ceux
qui montaient volontairement sur nos autels, se substituant, disaient-ils,
aux boucs et aux veaux que nous achetions chaque matin sur le
marché du langage, le faisaient pour que nos yeux s'ouvrissent
sur les meurtriers que nous sommes. Mais nous imaginions, au contraire,
qu'ils y montaient afin de consolider nos figures. Ce Houyhnhnm
fou prétendait donc que certains montent de plein gré sur nos
autels. Il disait... Il disait... J'ai oublié le reste. On dit
: " Le sacré, c'est-à-dire la violence " (p.362);
on dit : " La violence, c'est-à-dire le sacré "
(p.357).
Nous
sommes les passionnés du mélange de toutes choses. II n'y a ni
haut ni bas parmi nous. " Amour, création, désir, étoile?
Qu'est-ce que cela, demande le dernier homme, et il cligne de
l'oeil . "
voulons-nous
tellement à cette violence que nous invoquons pourtant comme l'instrument
de notre salut? Pourquoi reprochons-nous à l'ancienne ethnologie,
qui s'en lavait les mains, d'éviter le salissant (p.442)? Qu'y
a-t-il de salissant dans ce sacrifice salvifique? Pourquoi invoquons-nous
encore la faute, nous autres devins de naissance? Car nous écrivons
: " Sophocle, dans sa profondeur, nous laisse entendre,
comme le fera plus tard Dostoïevski dans Les Frères Karamazov
que, même si elle est accusée à tort, la victime émissaire est
coupable comme les autres." (p. 279)
Dieu
est mort, et pourtant, nous, les devins de naissance, nous demandons
: "Notre enquête sur les mythes et les rituels est terminée.
Elle a permis d'émettre une hypothèse que nous considérons désormais
comme établie et qui sert de base -à une théorie de la religion
primitive; l'élargissement de cette théorie en direction du judéo-chrétien
et de la culture tout entière, est d'ores et déjà amorcé. I1 se
poursuivra ailleurs. " (p.429) Pourtant, il court des
bruits. On dit que " la violence essentielle revient
sur nous de façon spectaculaire ". On dit que nous "avons
rendu pleinement manifeste dans une lumière parfaitement rationnelle
le rôle de la violence dans les sociétés humaines" (p. 446).
On dit aussi... On dit que... On dit...
9-
"Il nous faudra mourir un jour de notre preuve à nous,
selon la loi de notre sang à nous." 
SOCRATE:
Ne vois-tu pas, Simmias que ces devins de la matière, qui paraissent
trouver dans leur prédication ce que le sang des animaux leur
a dicté d'avance, ont cependant rendez-vous avec notre purification
à nous et avec nos probations uniques, et qu'il nous faudra mourir
un jour de notre preuve à nous, selon la loi de notre sang à nous,
afin de témoigner, par notre mort, de notre réminiscence au milieu
des troupeaux de l'oubli? Car eux, en leur oubli, ils s'imaginent
qu'ils n'ont rendez-vous qu'avec leur propre ensevelissement.
Mais, en vérité, ne sont-ils pas déjà les meurtriers de notre
purification et de notre mémoire à nous, en leur émiettement à
l'infini, et en l'apparente unité à laquelle ils adressent leurs
sacrifices? Car leur sacrifice est en colère; leur sacrifice est
leur vengeance à l'égard de leur propre ensevelissement, quand
ils parient sans cesse, par leurs processions de syllogismes,
que notre cadavre les rattrapera un jour, et donnera raison à
leur raison. Ainsi, ne voyons-nous pas à quelle purification et
à quel sacrifice nous vouent ces cortèges funèbres et ces cercueils
angoissés, puisqu'ils se lavent non seulement dans le sang qu'ils
partagent avec les bêtes, mais en quelque sorte, dans le nôtre?
Car, en eux-mêmes, c'est notre sang démonique et véritable qu'ils
font couler; et en eux-mêmes, c'est de nous et de notre mémoire
qu'ils sont les sacrificateurs.
SIMMIAS:
Mais, Socrate, quelles seront donc les preuves de notre purification
et de notre sacrifice à nous?