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Les propos du vieillard Ouy-Dire * sur le meurtre sacré
In la Nouvelle Revue française, décembre 1972, Contestation philosophique II

 

 

En 1726, Gulliver faisait naufrage dans l'île des Houyhnhnms et se voyait relégué dans un coin de cette île, avec les Yahous qui s'y trouvaient parqués . Ces animaux n'étaient dotés que d'une "lueur de raison" bien insuffisante pour les éclairer. On sait que Gulliver ne fut condamné à partager leur triste sort qu'à la suite d'un long entretien au cours duquel un sage Houyhnhnm eut la patience aussi louable qu'inutile de peser sa cervelle. Après de longues recherches, j'ai retrouvé le compte-rendu de l'examen de passage du héros de Jonathan Swift, signé de Gulliver lui-même, quelques semaines seulement après son retour en Angleterre et déposé à la bibliothèque du British Museum sous la cote 42633. J'ai publié ce récit très fidèle dans la NRF de décembre 1972.
L'entretien a porté sur la nature du sacrifice socratique. On comprend que la question de savoir quel sang invisible les buveurs de ciguë font couler sur l'autel, où ils sont immolés dépassait de si loin l'entendement du pauvre Yahou qu'on s'étonne moins du secret qui entoure encore de nos jours cet étrange document.
Le Yahou s'est identifié à l'auteur d'un ouvrage qui voyait dans la "
violence" la source du "
sacré" (1) .


1 - Qu'est-ce que le meurtre de l'autel ?
2 - Les Yahous de Jonathan Swift
3 - Comment j'ai été initié au meurtre
4 - Comment les Yahous prennent les textes à rebours
5 - De la cécité volontaire
6 - De l'art de s'en laver les mains chez les Yahous
7 - Du trafic du Yahou avec sa propre image
8 - Quels meurtriers sommes-nous?
9- "Il nous faudra mourir un jour de notre preuve à nous, selon la loi de notre sang à nous".

"Il avait observé en moi tous les caractères d'un Yahou avec simplement des manières un peu plus policées, qui me venaient de ma lueur de raison. "
Jonathan SWIFT, Voyages de Gulliver, Voyage chez les Houyhnhnms.

" De toute la nation des Yahous, seuls les sorciers ont réellement éveillé mon intérêt. Le peuple leur attribue le pouvoir de changer en fourmis ou en tortues ceux qui le désirent; un individu qui remarquait mon incrédulité me montra une fourmilière, comme si celle-ci constituait une preuve. "
Jorge Luis BORGES, L'Évangile selon Marc.

1 - Qu'est-ce que le meurtre de l'autel ?

Après la mort de Dieu, chacun se demanda de quoi il allait être question. Les meilleurs, parmi les Yahous, disaient :

" Cette puissance à laquelle je suis attaché et qui me traîne vers le vrai, le réel, l'invisible, la conscience ! Que je lui en veux ! Pourquoi est-ce moi précisément que suit ce houspilleur sombre et passionné? Je voudrais me reposer, mais il ne laisse pas le repos venir. (2) "

Mais tous les autres devenaient prophètes :

" Même nous autres, nés devins, disaient-ils, qui attendons comme sur les sommets, placés entre aujourd'hui et demain, et tendus par la contradiction qui nous saisit entre aujourd'hui et demain, comme des prémices et des enfants prématurés du siècle à venir; nous qui devrions apercevoir déjà les ombres qui vont bientôt emmailloter l'Europe : comment se fait-il que même nous autres, nous observons la montée de cet assombrissement sans y participer véritablement et, surtout, sans souci ni crainte pour nous? Peut-être sommes-nous encore trop dominés par les premières conséquences seulement de cet événement. (3)"

Nos devins de naissance avaient bien raison; car la première conséquence dont il fut question parmi nous, après la mort de Dieu, fut celle du meurtre rituel. Ce fut d'abord une rumeur; mais elle s'étendit rapidement sur toute la surface de la terre; et nos devins de naissance, écoutant cette rumeur rampante, se disaient entre eux: " Ne dirait-on pas qu'il y a sacrifice rituel en notre grand savoir? Ne nous semble-t-il pas que nous dressons un autel au milieu de nous? N'apercevons-nous pas un objet sur cet autel immense? Des victimaires aux longs couteaux égorgent ici, nous semble-t-il, quelque chose - mais nous ne savons quoi au juste. "

Bientôt le sacrifice rituel dressa l'oreille au plus secret de notre justice, de notre loi et de notre connaissance. Car notre savoir universel offrait désormais force offrandes propitiatoires à sa propre image : ce n'étaient que boucs en abondance et veaux gras de l'esprit. Nous étions les civilisations de la mort de Dieu; et nous devenions à nous-mêmes un autel tentaculaire vers lequel convergeaient de toutes parts les bêtes du sacrifice de nos figures à nos figures. Ainsi, nous sûmes que Dieu était bel et bien mort.

Au début, on n'osait s'interroger ouvertement sur cette question. On rôdait à la périphérie du problème; on auscultait les entrailles des Trobriandais et des Tupinambas. Mais déjà, on se doutait que le sacrifice rituel était quelque chose de caché, et qu'il fallait des yeux dessillés pour l'apercevoir. On s'approchait encore de ce mystère avec force on; c'était le règne du on dans l'enclos de la question . On sentait qu'il devait y avoir violence là-dedans; et que le sacrifice rituel n'était que le meurtre déguisé, et dévié vers on ne savait quoi, au juste. On écrivait : " Le sacrifice et le meurtre ne se prêteraient pas à ce jeu de substitutions réciproques s'ils n'étaient pas apparentés (pp.13-14). "

Mais que la pente était glissante! On sentait monter le problème de la violence au plus profond de la pensée; on sentait que la philosophie n'aurait à s'occuper de rien d'autre que de la violence, dans la postérité de Zarathoustra. C'est pourquoi on écrivait: " Si le sacrifice apparaît comme violence criminelle, il n'y a guère de violence, en retour, qui ne puisse se décrire en termes de sacrifice, dans la tragédie grecque, par exemple. " (p.13)

Pas de doute : nos devins de naissance s'efforçaient de s'approcher du rapport du sacrifice à l'assassinat - mais nous ne disposions encore, parmi nos devins, que d'une vision tout animale des choses. C'est pourquoi nous cherchions nos exemples parmi les poissons; et nous invoquions les augures de toutes les bêtes de la terre : " Lorenz, dans L'Agression (...) parle d'un certain type de poisson qu'on ne peut pas priver de ses adversaires habituels, ses congénères mâles, avec lesquels il se dispute le contrôle d'un certain territoire, sans qu'il retourne ses tendances agressives contre sa propre famille et finisse par la détruire. Il convient de se demander si le sacrifice rituel n'est pas fondé sur une substitution du même genre, mais en sens inverse. On peut concevoir, par exemple, que l'immolation de victimes animales détourne la violence de certains êtres qu'on cherche à protéger, vers d'autres êtres dont la mort importe moins ou n'importe pas du tout. " (p.15)

On se rappelait J. de Maistre, qui avait écrit: " On choisissait toujours, parmi les animaux, les plus précieux pour leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l'homme par leur instinct et par leurs habitudes... On choisissait dans l'espèce animale les victimes les plus humaines, s'il est permis de s'exprimer ainsi ." (4)

Mais on se dirigeait en tremblant vers cet abîme.
Comme la mise en place du leurre liturgique est fort difficile à voir, je ne saurais prétendre qu'un vulgaire Yahou de mon espèce en sera jamais capable. C'est pourquoi j'ai interrogé un Houyhnhnm, au chapitre de notre sacerdoce cérébral. Il a bien voulu me fournir quelques explications, mais je n'ai pu les comprendre entièrement. Je ne rapporterai donc que celles dont ma pauvre lueur de raison croit avoir plus ou moins saisi le sens.

2 - Les Yahous de Jonathan Swift

Ce Houyhnhnm me fit remarquer en premier lieu que l'observation de la violence des Yahous par les Yahous eux-mêmes ne demeurait pas entièrement stérile. Car, disait-il, on s'apercevait alors des profits du on. On remarquait qu'on se protégeait soi-même par la violence. On pouvait écrire: " C'est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre violence, c'est la communauté entière qu'il détourne vers des victimes qui lui sont extérieures. Le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel. " (p.22)

Il est donc possible aux Yahous, prétendait ce Houyhnhnm, d'élaborer une théorie de l'origine de la violence. Car, un jour, l'ogre fécond, dont le nom est on, était devenu si gros qu'il n'avait plus trouvé aucun animal plus puissant que soi-même à combattre. Il avait donc bien fallu qu'il tournât sa violence contre lui-même s'il voulait trouver encore quelque proie à dévorer. Le problème de profonde politique qui s'était alors posé à l'ogre de l'intelligence avait été d'une grande simplicité parmi les Yahous : il suffisait de transporter la violence hors du camp. L'ogre avait inventé deux systèmes de déviation complémentaires : la guerre et le sacrifice, l'un s'exerçant sur les Yahous, l'autre sur les bêtes. Ajax, devenu fou, massacrait les troupeaux au lieu des ennemis; mais le Yahou à la tête bien faite ne confondra jamais les deux systèmes. Le sacrifice jouait donc un rôle homéopathique - mais il avait bientôt fallu corser le remède en lui accolant le système judiciaire, qui en multipliait l'efficacité. Le sacrifice rituel, rôdant donc autour de la vengeance des Yahous, expulsait habilement la vengeance, par voie cathartique, de leur gros oeil grâce à l'alliance des devins de naissance avec les bourreaux; le sacrifice émasculait la vengeance et l'empêchait de se perpétuer indéfiniment. On avait appris à noyer le poisson qui s'appelle vengeance. Tout cela paraissait limpide à ma lueur ogresque de raison.

Cependant, Dieu étant trépassé parmi les devins de naissance, on commençait - disait le Houyhnhnm - de s'apercevoir que le Yahou est l'assassin naturel de son frère. On pouvait donc écrire : " Le désir de violence porte sur les proches, il ne peut pas s'assouvir sur eux sans entraîner toutes sortes de conflits; il faut donc le détourner vers la victime sacrificielle, la seule qu'on puisse frapper sans danger car il n'y aura personne pour épouser sa cause. " (p.29)

De plus, on commençait de voir que la vengeance tourne sur elle-même et on se mettait à chercher un commencement à ce cercle : " La seule vengeance satisfaisante, devant le sang versé, consiste à verser le sang du criminel. Il n'y a pas de différence nette entre l'acte que la vengeance punit et la vengeance elle-même. La vengeance se veut représaille, et toute représaille appelle de nouvelles représailles. Le crime que la vengeance punit ne se conçoit presque jamais lui-même comme premier; il se veut déjà vengeance d'un crime plus originel. " (p.31)

Mais comment nos généalogistes de l'ogre, s'exerçant à un certain regard de l'ogre sur sa propre violence parmi nous, en émasculaient-ils d'avance l'audace possible, afin que le système entier de notre explication scientifique de la violence d'Oeil Rond sur lui-même jouât à notre égard le rôle de garde-fou sacrificiel? Comment notre savoir perpétuait-il nos meurtres rituels sous une apparence de regard lucide sur lui? Le Houyhnhnm retardait sa réponse; il accroissait ainsi mon impatience yahouique de la connaître. Il me répétait qu'on pouvait aller assez loin, parmi les Yahous, au chapitre du regard sur la violence. Il me faisait remarquer, à titre de preuve, que le rôle du bouc émissaire commençait même d'apparaître parmi nous; qu'on discernait du moins son ombre dans la tragédie; qu'on se mettait à lire un peu mieux Totem et Tabou qui, au chapitre de la purification vulgaire, celle dont Socrate disait qu'elle ressortissait à l'art des maîtres baigneurs - en ce qu'elle n'était point une purification propre à la pensée - avait du moins humé le bouc émissaire en toute violence rituelle et en tout sacrifice des primitifs.

On rappelait cette page de Totem et Tabou qui disait : " Mais pourquoi le héros de la tragédie doit-il souffrir et que signifie sa faute " tragique " [... ] Dans toute réalité ancienne, ce furent précisément les membres du choeur qui ont été la cause des souffrances du héros; ici, au contraire, ils s'épuisent en lamentations et en manifestations de sympathie, comme si le héros lui-même était la cause de ses souffrances. Le crime qu'on lui impute, l'insolence et la révolte contre une grande autorité, est précisément celui-là même qui, en réalité pèse sur les membres du choeur, sur la bande des frères. Et c'est ainsi encore qu'à l'encontre de sa volonté, le héros tragique est promu rédempteur du choeur . " (cité pp. 277-278)

Où s'arrêtera donc, me disais-je, notre lucidité? Que veut dire ce Houyhnhnm impérieux quand il prétend que nous pensons sacrificiellement au coeur de notre science cyclopéenne? Mais lui, il continuait de nourrir ma lueur de raison, en me montrant que nous sommes intelligents. Car on se rappelait, parmi nous, cette phrase : " Les événements qui se déroulent sur la scène représentent une déformation qu'on pourrait dire hypocrite et raffinée d'événements véritablement historiques. " (cité p. 278) Et on fustigeait le savoir facile en disant : " L'immobilité de sa lecture correspond tout à fait, d'ailleurs, à la conception du meurtre unique, qui est meurtre d'un vrai père, d'un vrai héros, et qui a eu lieu une fois pour toutes . " (p. 279)

Le Houyhnhnm se faisait un plaisir de me montrer, avec une grande clarté d'esprit - que je me fais un plaisir de lui reconnaître - les progrès de notre lueur de raison depuis que nous avions découvert le rôle de bouc émissaire dans notre pensée. Car nous commencions d'écrire : " Un Sophocle et un Shakespeare savent, sur les rapports humains, bien des choses que Freud est incapable d'appréhender, et nous parlons ici du meilleur Freud, de celui que la psychanalyse ne parvient pas à assimiler. (p. 281 )

Ou encore : " Le penseur prudent s'en tiendra ici à la doctrine mille fois vérifiée qu'une victime est une victime et qu'un roi est un roi, de même qu'un chat est un chat. Le fait que certains rois sont sacrifiés et que certaines victimes se voient traitées de façon " royale " ne constitue qu'une aimable curiosité, un paradoxe amusant, mais dont il faut laisser la méditation aux esprits brillants et légers, tel William Shakespeare, sagement enfermé dans quelque ghetto littéraire, sous la garde des dociles oncles Tom de la critique, qui répètent tous en choeur, chaque matin, que la science, c'est bien beau, mais que la littérature c'est mieux encore, parce que ça n'a absolument rien à voir avec la réalité. (p.418)

Ou encore : " A plusieurs reprises nous avons vu Sophocle démythifier la psychanalyse, jamais nous ne verrons la psychanalyse démythifier Sophocle. Jamais la psychanalyse ne mord vraiment sur Sophocle; dans le meilleur des cas, comme ici, Freud parvient à se rapprocher de lui. " (pp. 283-284)

Cependant, je commençais de m'irriter contre ce Houyhnhnm, car je ne voyais pas comment les Yahous pourraient jamais devenir plus intelligents qu'ils ne sont déjà, en réalité, quand ils commencent de dire : " La psychanalyse ne peut fonder sa propre certitude que sur une expulsion des textes dont l'intelligence véritable ébranlerait son fondement. C'est pourquoi l'oeuvre d'art est à la fois dénigrée et exaltée. Intouchable d'un côté, fétichisée sous le rapport de la beauté, elle est radicalement niée et émasculée de l'autre. "(p. 283)

3 - Comment j'ai été initié au meurtre

J'avoue qu'à partir d'ici, je commençai de me plonger plus profondément, et avec délices, dans notre système du sacrifice à la science et à sa vérité, parce que le Houyhnhnm m'agaçait, décidément, avec ses paroles de moins en moins intelligibles aux Yahous. Je déclarai, non sans colère, que " ce n'est pas le meurtre collectif qui fausse Totem et Tabou, c'est tout ce qui empêche ce meurtre de venir au premier plan. Si Freud renonçait aux raisons et aux significations qui viennent avant le meurtre et qui cherchent à le motiver, s'il faisait table rase du sens, même et surtout psychanalytique, il verrait que la violence est sans raison, il verrait qu'il n'est rien, en fait de signification, qui ne sorte du meurtre lui-même. " (pp. 203-204) Et ce Houyhnhnm prétendait que je ne voyais pas le meurtre, alors que je le mettais au premier plan de toutes mes forces! Je poursuivis en admettant bien haut que " le vertige nous saisit " (p.285); et que " le chatoiement des phantasmes se fait si dense autour de nous que nous avons la berlue! " (p.285). Je trouvai même, sous la main, un bouc émissaire en la personne de ce Prodicos, seul personnage sur lequel nous paraissions nous accorder si bien, le Houyhnhnm et moi. Car, disais-je, " la horde primitive est la concrétion parfaite de la psychanalyse " (p. 294). C'était Freud, avec son " revêtement paternel " et sa " horde " , qui empêchait de voir le meurtre en son " saisissement formidable ". Freud devait choisir entre le père et le meurtre. L'erreur, m'écriai-je, " c'est le Père, et c'est la psychanalyse " (p. 297).

A l'évidence, Freud était " prisonnier, comme tant d'autres, d'un univers crépusculaire " (p.300); car " il n'avait pas la moindre idée de la révolution intellectuelle formidable " (p.300) qui ferait voir aux Yahous que tout est violence chez les Yahous; et je dénonçai avec violence, afin que nul n'en ignore, les " théologies optimistes engendrées par la décomposition du christianisme historique " (303). Mais le Houyhnhnm me répondit qu'il ne suffisait pas de tomber à bras raccourcis sur Freud - ce grand et puissant personnage, qui ne méritait ni tant d'honneur, ni tant d'indignité - pour que la violence se dévoilât comme par miracle, et dans toute sa profondeur, à mon oeil de Yahou. Le christianisme manquait précisément, lui aussi, disait-il, d'un regard assez vertigineux sur la violence, pour régénérer sa théologie cyclopéenne.

De guerre lasse, je demandai alors au Houyhnhnm de me faire voir enfin cette violence plus profonde. II commença par attirer l'attention de ma pauvre lueur sur nos totems verbifiques. Il les jugeait dormitifs. Il disait que nous jetions des sons éperdus dans l'étendue en longueur, largeur et profondeur de l'enfer; que nous faisions retentir nos sons comme on dresse des totems, prétendait-il, puisqu'il nous suffisait de les prononcer à haute et intelligible voix pour qu'ils nous éclairassent tout subitement, comme s'ils étaient doués d'intelligence par eux-mêmes dans l'immensité, quand bien même ils sonnaient pour ne rien dire, puisque, de toute évidence, nous ne savions pas ce que nous disions en les prononçant. Car nous n'avions encore proféré aucune parole intelligible, disait le Houyhnhnm, quand nous avions invoqué les vocables de " victime émissaire ", d'" unanimité fondatrice ", de " double monstrueux ", d'" indifférencié ", de " crise sacrificielle ". Il en serait ainsi, disait-il, aussi longtemps que ces sons joueraient le rôle de garde-fous de la pensée, sans renvoyer ni à une anthropologie, ni à une gestuelle des Yahous.

Ces mots, on voyait bien, disait-il, qu'ils jouaient précisément leur rôle rituellement protecteur, en ce que nous nous imaginions qu'ils ne renvoyaient à rien du tout derrière eux, et surtout pas, en nous-mêmes, à quelque nouvelle profondeur de notre cécité. Ainsi, chacun de ces mots était une sorte d'autel élevé à notre oeil rond; et nous dressions ces autels à l'intelligible en soi, et notamment à l'Être, afin que l'" intelligible " ne se révélât pas comme notre masque le plus profond; ni surtout que ce masque se confondît - au cas où un second oeil nous pousserait - au brouet où la cause bout dans la marmite de la chose, et vice versa, quand Cartésius, Kantius ou Hegelius le remuent de leur longue baguette de sorcier. En fait d'intelligible, il ne voyait, lui, sur l'autel, rien d'autre que nos vocables eux-mêmes, sortes d'objets solitaires, mais criards, que nous offrions en sacrifice stérile, disait-il, à notre violence et à rien d'autre, afin de l'endormir en nous endormant en elle. Ainsi, notre science était arrêtée, disait-il, sur son propre sacerdoce masqué. Elle organisait sa liturgie verbale comme une manière de sacrifice rituel que nous offrions à notre propre " unanimité fondatrice ".

On imagine à quel point je fus scandalisé par ces propos sacrilèges; mon sang rassis ne fit qu'un tour. Je lui criai, avec violence, que les Yahous sont capables, depuis peu, de voir leur propre science comme violence, et même comme " angélisme scientifique " (p.320). Je dénonçai le " fétichisme de la science " (p.319). Je lui rappelai notre ironie récente, celle des devins de naissance, ces prématurés, qui commencent d'écrire, au milieu de nous : " Il faut que nous disposions d'une pensée radicalement autre, la science, enfin capable de découvrir l'absurdité de toute pensée antérieure. Puisque ce mensonge était jusqu'à très récemment sans fissure, cette science doit être entièrement nouvelle, sans attaches avec le passé, coupée de toutes racines. Il faut voir en elle la pure découverte de quelque surhomme sans commune mesure avec les mortels ordinaires, ou même avec son propre passé. Pour nous transporter d'un seul coup du noir mensonge ancestral à l'éclatante vérité scientifique, ce libérateur de l'humanité a dû couper le cordon ombilical qui nous rattachait à la matrice de toute pensée mythique. " (pp.319-320)

4 - Comment les Yahous prennent les textes à rebours

Mais le Houyhnhnm me fit remarquer que si nous dénoncions la science comme une forme de violence, et même de l'expulsion magique du meurtre, c'était pour mieux saluer nos rites et nos sacrifices, puisque nous écrivions en même temps, et tout livrés à notre cloche-pied ontologique : " Quand les hommes négligent les rites et transgressent les interdits, ils provoquent littéralement la violence transcendantale à redescendre parmi eux, à redevenir la tentatrice démoniaque, l'enjeu formidable et nul autour duquel ils vont s'entre-détruire, physiquement et spirituellement, jusqu'à l'anéantissement total, à moins que le mécanisme de la victime émissaire, une fois de plus, ne vienne les sauver. " (p.359)

Puis, le Houyhnhnm me fit remarquer que nous étions condamnés d'avance, nous autres Yahous, à renverser cul par-dessus tête, les textes les plus clairs quand nous évoquions, par exemple, Héraclite, qui écrivait : " En vain tentent-ils de se purifier en se souillant de sang, comme un homme qui voudrait, après un bain de boue, se nettoyer avec de la boue. Insensé paraîtrait-il à quiconque comprendrait son acte! Et c'est à de telles images de la divinité qu'ils adressent leurs prières " (cité p. 68).

En effet, sous la contrainte toute-puissante de on, notre ogre ontologique, même nos devins de naissance devaient prétendre, non pas que ledit Héraclite se serait dressé tout seul contre des meurtres affreux, qu'il était bien seul à remarquer parmi les Yahous, mais qu'il déplorait seulement la " décadence du sacrifice rituel " (p. 68) chez les Yahous, donc la décrépitude collective de leur ogre. Bien plus, nous devions fatalement prendre ces textes à rebours, et déclarer -prétendait le Houyhnhnm non seulement qu'Amos, Isaïe, Michée n'étaient animés par aucune ophtalmologie transcendantale, donc transrituelle, mais encore qu'ils se plaignaient exclusivement de l'usure fâcheuse du système ogresque, en défenseurs d'Oeil Rond.

Car nous écrivions maintenant : " Le texte d'Héraclite acquiert plus de relief encore si on le rapproche de textes analogues chez les prophètes préexiliques de l'Ancien Testament. Amos, Isaïe, Michée dénoncent en des termes d'une violence extrême l'inefficacité des sacrifices et de tout le rituel. Ils lient de façon très explicite à cette décomposition religieuse la détérioration des rapports humains. L'usure du système sacrificiel apparaît toujours comme une chute dans la violence réciproque; les proches qui sacrifiaient ensemble des victimes tierces s'épargnaient réciproquement; ils tendent désormais à se sacrifier les uns les autres. " (p.68)

Ainsi, quand Isaïe s'exclamait : " Vos mains sont dégouttantes de sang ", il voulait dire que les sabbats, assemblées et nouvelles lunes n'étaient pas assez fréquents chez les Yahous. Enfin, nous devions déclarer que Les Purifïcalions d'Empédocle contiennent quelque chose de très semblable quand il écrit : " Cesserez-vous enfin ce carnage au bruit sinistre? Ne voyez-vous pas que vous vous dévorez les uns les autres dans l'indifférence de votre coeur? Ou encore : " Le père s'empare de son fils qui a changé de forme; il le tue, en priant, l'insensé; et le fils crie, suppliant son bourreau dément; mais lui n'entend pas, et l'égorge, préparant dans son palais un abominable festin. Pareillement, le fils s'emparant du père, les enfants de leur mère leur arrachent la vie et dévorent une chair qui est la leur " (cité p. 89).

Sur cette voie, me faisait remarquer le Houyhnhnm, nous étions condamnés à prôner, en bonne logique d'Oeil Rond, la perpétuation du meurtre rituel, qui brille dans notre logique monoculaire, afin de sauver nos civilisations cyclopéennes par un sacrifice propitiatoire de la cécité à la cécité. C'est pourquoi, disait-il, nous écrivions : " Dans le premier chapitre, la menace qui pèse sur la communauté, quand le sacrifice dépérit,.est apparue en termes de violence physique seulement, de vengeance interminable et de réaction en chaîne. Nous découvrons maintenant des formes plus insidieuses du même mal. Quand le religieux se décompose, ce n'est pas seulement, ou tout de suite, la sécurité physique qui est menacée, c'est l'ordre culturel lui-même. Les institutions perdent leur vitalité; l'armature de la société s'affaisse et se dissout; d'abord lente, l'érosion de toutes les valeurs va se précipiter; la culture entière risque de s'effondrer et elle s'effondre un jour ou l'autre comme un château de cartes. " (p.77)

Car, pour formuler une explication hautement scientifique de la violence, il fallait que notre explication jouât à notre égard le rôle liturgique et sacerdotal propre à nos savoirs sacrificatoires, qui ne sont destinés qu'à apaiser notre angoisse ontologique devant ce même meurtre rituel que nous prétendions pourtant voir. Il nous était donc nécessaire, disait le Houyhnhnm, de fuir toute analyse qui porterait sur l'âme même de notre pensée, et de conjurer à grands cris toute purification qui n'aurait pas notre corps pour objet, et qui porterait sur notre lueur de raison elle-même. Ainsi, notre raison oublieuse et craintive sacrifiait à son propre oubli force animaux propitiatoires, donc universels.

5 - De la cécité volontaire

C'est ainsi qu'on voyait s'élever dans les airs l'autel du on objectif, sur lequel on allait faire oblation du on propitiatoire. Car la science, n'est-ce pas, on savait bien qu'elle est objective par définition. Et chacun s'efforçait donc d'offrir à l'objectivité de la science sa propre image savantissime en sacrifice rituel, afin de la consolider par cet acte de piété. Et pourtant, on frémissait d'avance au spectacle de la "révolution intellectuelle formidable " (p.300) qui s'annonçait parmi les devins de naissance, celle où l'autel et le sang surgiraient de l'objectivation du savoir. On assistait alors, disait le Houyhnhnm, à l'édification colérique d'un second système d'offrande de la colère à la colère; un système sacrificiel destiné à doubler et à fortifier le premier, c'est-à-dire à le cacher entièrement à notre regard.

Alors, le Houyhnhnm essaya de m'arracher à nos chers Tupinambas, disant que nous étions des cannibales d'un nouveau genre, qui ne voyaient seulement pas les victimes de leur sacrifice rituel, parce que notre gros oeil rond se fixait obstinément sur la marmite fumante de ces chers primitifs, dont nous humions le ragoût en frémissant d'horreur, alors que, de notre côté, nous faisions complaisamment bouillir, tantôt la cause dans la marmite de la chose, tantôt la chose dans la marmite de la cause, selon que notre grand sorcier, Herr Hegelius, mélangeant de sa longue baguette magique cet affreux brouet, nous ordonnait de crier tour à tour, et en choeur : " Le-ré-el-est-ra-tion-nel ", ou : " Le-ra-tion-nel-est-ré-el. " Mais j'avoue que je me laisse entraîner à rapporter quelques paroles qui dépassent singulièrement ma faible lueur de raison - j'en laisse au Houyhnhnm la responsabilité entière.

Du reste, voyant qu'il me parlait chinois avec nos cannibales à nous, le Houyhnhnm tenta de m'expliquer que la crise du sacrifice n'était pas celle que nous pensions; que notre sacrifice rituel était perpétuel et polyphémique, et qu'il demeurait invisible à notre oeil cyclopéen, au coeur de notre lueur; mais qu'il serait bon, cependant, de déclencher, sans grand espoir, une crise de cette lueur cyclopéenne des Yahous. Car, disait-il, le sacrifice rituel avait précisément pour fonction de maintenir la confusion et le mélange dans la marmite de la pensée ogresque. Le meurtre rituel perpétré sur la personne de Socrate, par exemple, visait, prétendait-il, à rétablir l'indifférenciation, à savoir le sommeil de la cité, où le lait des brebis voisine avec le sang, comme dans l'antre de Polyphème. Ces taons harcelants, qu'on appelle des prophètes, seraient de grands dérangeurs d'oeil Rond; des apôtres de la différence véritable, dont le meurtre rituel a si grand peur, lui dont le rôle est de maintenir la purification au niveau de l'art des baigneurs et de tous les Prodicos de la psychanalyse rituelle, qui n'est, chez les Yahous, que lavage et rinçage dans l'eau des urnes de la pensée.

Je ne sais si ma pauvre lueur d'oubli sera capable de suivre ce Houyhnhnm en sa folie. Mais j'ai pris mes précautions : tout ce que je n'ai pas compris dans ses propos, je me suis gardé de le rapporter. Nous n'avons donc rien de terrifiant à craindre.

Car le Houyhnhnm entreprit de m'expliquer mieux encore comment notre science est faite quand elle n'est qu'un instrument de maintenance de l'indifférenciation même qu'elle prétend dénoncer. Car, disait-il, sitôt que Dieu est mort, le Yahou entre en possession de la clé la plus ambiguë qui soit, puisqu'il dénonce la violence de la pensée scientifique, tout en déclarant que seule la pensée scientifique est satisfaisante. Il écrit : " A tout instant, une nouvelle hypothèse pourrait surgir qui répondrait enfin de façon satisfaisante, c'est-à-dire scientifique, à la question de l'origine, de la nature et de la fonction non seulement du sacrifice, mais du religieux en général. " (p. 132)

6 - De l'art de s'en laver les mains chez les Yahous

Mais comment fonctionne l'explication scientifique parmi vous, demandait le Houyhnhnm? On écrivait : " Toutes les objections qu'on peut opposer à la présente théorie ne doivent pas détourner le lecteur de la seule question qui, en vérité, importe. Est-ce que le système fonctionne, non pas ici ou là seulement, mais partout? La victime émissaire est-elle la pierre rejetée par les bâtisseurs, et qui se révèle pierre d'angle, la véritable clé de voûte de tout l'édifice mythique et rituel, la grille qu'il suffit de poser sur n'importe quel texte religieux pour le révéler jusqu'en son tréfonds, le rendre à jamais intelligible. " (p.440)

Qu'était-ce que ce fonctionnement universel, plaqué sur un autre fonctionnement universel, demandait le Houyhnhnm, sinon le redoublement du système rituel, donc une sorte de réduplication du sacrifice aveugle par un autre sacrifice aveugle? Car le " fonctionnement" mis en place par les devins de l'intelligible ne s'interrogeait pas en profondeur sur ce que voulait dire " rendre compte ", ni comment ce " rendre compte " était déjà fondé d'avance et subrepticement sur l'évacuation de la différence par l'indifférenciation. Car la théorie scientifique voulait " assigner aux institutions primitives une genèse, une fonction et une structure aussi satisfaisantes les unes par rapport aux autres qu'elles le sont par rapport au contexte, si elle' [la théorie] permet d'organiser et de totaliser la masse énorme des faits ethnologiques avec une réelle économie de moyens, et ceci sans jamais recourir aux béquilles traditionnelles de l' " exception " et de l' " aberration ". (p.440)

La théorie se suffisait donc à elle-même, me faisait remarquer le Houyhnhnm, comme le sacrifice rituel, et en fonction, également, de sa fameuse " vertu structurante ". (p.330). Et, comme le sacrifice rituel encore, la théorie se dotait bientôt d'une victime émissaire à son tour, en la personne de l'ethnologie ancienne, celle qui refusait obstinément de soulever " réellement " la question du bouc émissaire".

Comme je m'étonnais de cette dernière remarque très obscure, le Houyhnhnm me fit voir la victime émissaire dans la nouvelle science de la victime émissaire, en la personne de Sir Frazer, cette " exception " qui écrivait avec intrépidité : " Si nous ne faisons pas erreur, cette notion (le bouc émissaire) se ramène à une simple confusion entre ce qui est matériel et immatériel, entre la possibilité réelle de colloquer un fardeau concret sur les épaules d'autrui, et la possibilité de transférer nos misères physiques et mentales à quelqu'un d'autre, qui s'en chargera à notre place. " (cité p.441)

Car, disait le Houyhnhnm, nous dénoncions alors le sacrifice rituel dans l'ancienne ethnologie comme un lavement de mains de Ponce Pilate, et nous écrivions : " Ce jeu se poursuit, notamment dans l'oeuvre d'un certain gentleman ethnologue nommé Sir James George Frazer, constamment occupé, avec ses pairs et ses disciples en rationnalisme, à communier dans une expulsion et consommation rituelle du religieux lui-même, traité en bouc émissaire de toute pensée humaine. Comme tant d'autres penseurs modernes, Frazer se lave les mains des opérations sordides où se complait le religieux, en se présentant sans cesse comme parfaitement étranger à toute " superstition n. II ne se doute nullement que ce lavement de mains est depuis longtemps catalogué parmi les équivalents purement intellectuels et non salissants des plus vieilles coutumes de l'humanité. " (p.442)

Mais nous nous lavions les mains à notre tour, disait le Houyhnhnm, de la question de savoir ce que signifiait notre propre refus d'observer le fonctionnement rituel de la fameuse " vertu structurante " de la théorie universelle du bouc émissaire; nous nous lavions les mains de l'appro-fondissement de la notion même de fonctionnement et de son rôle rituel dans l'explication universelle. Car nous écrivions : " La seule façon de traiter la présente thèse est donc de voir en elle une hypothèse scientifique et de se demander si elle rend réellement compte de ce dont elle prétend rendre compte. " (p.440) Mais, disait le Houyhnhnm, les Yahous répondaient afiîrmativement à leur feinte interrogation, puisqu'ils avaient prédéfini les critères mêmes à la lumière desquels il était décidé, parmi eux, qu'il avait été "rendu compte "; c'est-à-dire d'une manière qui évacuait précisément, avec l' " aberration " socratique, héraclitéenne ou isaïaque, tout examen de l'évolution de l'ophtalmologie transcendantale d'Oeil Rond, sous l'impulsion du génie religieux, chez ceux dont l'analyse de l'âme n'était pas celle de Prodicos.

7 - Du trafic du Yahou avec sa propre image

Ce Houyhnhnm avait l'air de me parler sans cesse de je ne sais quel second ou troisième oeil des cyclopes. Le moment serait-il venu, me demandais-je avec angoisse, où Dieu serait tellement mort parmi les devins de naissance qu'il ne serait plus possible de penser scientifiquement sans que la science fût saisie de crainte, comme si elle devait rencontrer des contradictions internes? Il me semblait difficile d'esquiver désormais la question du statut du chercheur quand le sacré fait l'objet de sa recherche, s'il s'avérait qu'il était pris lui-même, et en tant que chercheur, au piège du sacrifice rituel lié à l'objectivation scientifique.

J'étais d'autant plus inquiet de me sentir houspillé de la sorte que le Houyhnhnm me déclara alors que nous étions des cyclopes qui se crevaient à eux-mêmes leur oeil unique, dont ils faisaient leur bouc émissaire. Et comme je m'en indignais, il me dit que notre théorie avait besoin, avant tout, d'éliminer l'idée même que les victimes du sacrifice seraient offertes aux dieux, sinon nous ne pourrions traiter en bouc émissaire toute psychologie profonde, ni remplacer la psychologie par les piquets verbifiques censés dresser un enclos autour de nos pâturages, tout en saluant la psychologie profonde des chefs-d'oeuvre. Or, disait le Houyhnhnm, nous enfermions la psychologie dans notre morale courante, afin de mieux nous en débarrasser au profit de l'"opératoire " aveugle de Naqunnoeil. Nous écrivions donc " tant qu'on se condamne à lire le phénomène du " bouc émissaire " dans une clef psychologique, on s'imagine que les cannibales cherchent une justification morale à la violence dont ils vont se rendre coupables. " (pp.381-382)

Par conséquent, nous déclarons que les victimes ne sont offertes à personne, sinon elles ne seraient pas vraiment opératoires au sens où l'opératoire présuppose qu'il n'y a pas de clef psychologique du sacrifice.

Quelle serait donc notre théorie transcyclopéenne de l'" opératoire " propre au sacrifice rituel si nous possédions une véritable psychologie de cette opération, mais qui n'éliminerait de la réalité, ni le fait que les devins de naissance croyaient autrefois dur comme fer aux dieux, ni le fait que c'était bien aux dieux que les victimaires aux longs couteaux s'imaginaient, en ce temps-là, présenter leurs offrandes.

Il me répondit que notre théorie ne serait pas encore transcyclopéenne pour autant, et qu'elle demeurerait opérationnelle au sens où nous l'entendons dans la science; que je devais lire Euthyphron, d'un certain Platon, où il était expliqué, disait-il, que la piété est un trafic sacré et un sacré trafic de notre image collective avec l'Olympe. Car, nous autres Yahous, prétendait le Houyhnhnm, nous nous forgions une image yahouique de nous-mêmes. C'était cette image narcissique au miroir que nous offrions astucieusement aux dieux, en marchands qui attendent ,en retour, de ces dieux qu'ils sont à eux-mêmes au miroir, la caution " divine " de leur immolation. Mais nous nous faisions une image enfantine de notre " mimésis " , car nous ne savions pas à qui nous nous identifiions dans ce commerce avec notre miroir. Pourquoi mettions-nous l'accent sur le seul sacrifice animal au détriment du sacrifice végétal? Des offrandes non sanglantes portaient tout aussi bien notre figure rassurante et nourrissaient également notre commerce.

Je lui demandai alors quel serait l'opératoire si notre psychologie devenait enfin transcyclopéenne. Il me répondit que nous n'en saurions rien aussi longtemps que notre lueur ne nous permettrait pas de savoir ce qu'est une idole, faute que nous puissions voir notre propre esprit.

8 - Quels meurtriers sommes-nous?

Intrigué autant qu'excédé je voulus m'informer du véritable contenu qu'aurait notre opération sacrificatoire si nous possédions une véritable psychologie des profondeurs, qui serait une métaphysique de notre lueur idolâtre de raison. Le Houyhnhnm me répondit qu'il serait temps, pour nous, de nous demander qui est notre victime véritable quand nous offrons rituellement à nos idoles cérébrales les prémices animales ou végétales de la cause et de l'effet. Les Yahous, disait-il, sont dans l'oubli de ce qu'ils ont oublié. L'idolâtre, à ce qu'il prétendait, ne saurait immoler ce qu'il fortifie quand il se donne à cuire dans la marmite de son savoir; car ce qu'il fortifie n'est autre que sa propre figure du savoir dans la marmite des Tupinambas de la connaissance. L'oblation d'une parcelle seulement de ce divin potage aux dieux a pour fonction de rendre inattaquable la bonne conscience du cuisinier - comme l'offrande d'une parcelle du troupeau innocente son propriétaire.

Je lui demandai alors qui les Yahous immolaient véritablement, dans l'hypothèse où ils verraient une victime autre qu'un amas d'ossements dans la marmite du sacrifice rituel. Mais sa réponse n'a pas le sens commun; je me garderai donc de la rapporter. Du reste, je n'y prêtai qu'une attention distraite. Je crois pourtant me souvenir de quelques bribes.

Ceux qui montaient volontairement sur nos autels, se substituant, disaient-ils, aux boucs et aux veaux que nous achetions chaque matin sur le marché du langage, le faisaient pour que nos yeux s'ouvrissent sur les meurtriers que nous sommes. Mais nous imaginions, au contraire, qu'ils y montaient afin de consolider nos figures. Ce Houyhnhnm fou prétendait donc que certains montent de plein gré sur nos autels. Il disait... Il disait... J'ai oublié le reste. On dit : " Le sacré, c'est-à-dire la violence " (p.362); on dit : " La violence, c'est-à-dire le sacré " (p.357).

Nous sommes les passionnés du mélange de toutes choses. II n'y a ni haut ni bas parmi nous. " Amour, création, désir, étoile? Qu'est-ce que cela, demande le dernier homme, et il cligne de l'oeil . "

voulons-nous tellement à cette violence que nous invoquons pourtant comme l'instrument de notre salut? Pourquoi reprochons-nous à l'ancienne ethnologie, qui s'en lavait les mains, d'éviter le salissant (p.442)? Qu'y a-t-il de salissant dans ce sacrifice salvifique? Pourquoi invoquons-nous encore la faute, nous autres devins de naissance? Car nous écrivons : " Sophocle, dans sa profondeur, nous laisse entendre, comme le fera plus tard Dostoïevski dans Les Frères Karamazov que, même si elle est accusée à tort, la victime émissaire est coupable comme les autres." (p. 279)

Dieu est mort, et pourtant, nous, les devins de naissance, nous demandons : "Notre enquête sur les mythes et les rituels est terminée. Elle a permis d'émettre une hypothèse que nous considérons désormais comme établie et qui sert de base -à une théorie de la religion primitive; l'élargissement de cette théorie en direction du judéo-chrétien et de la culture tout entière, est d'ores et déjà amorcé. I1 se poursuivra ailleurs. " (p.429) Pourtant, il court des bruits. On dit que " la violence essentielle revient sur nous de façon spectaculaire ". On dit que nous "avons rendu pleinement manifeste dans une lumière parfaitement rationnelle le rôle de la violence dans les sociétés humaines" (p. 446). On dit aussi... On dit que... On dit...

9- "Il nous faudra mourir un jour de notre preuve à nous, selon la loi de notre sang à nous."

SOCRATE: Ne vois-tu pas, Simmias que ces devins de la matière, qui paraissent trouver dans leur prédication ce que le sang des animaux leur a dicté d'avance, ont cependant rendez-vous avec notre purification à nous et avec nos probations uniques, et qu'il nous faudra mourir un jour de notre preuve à nous, selon la loi de notre sang à nous, afin de témoigner, par notre mort, de notre réminiscence au milieu des troupeaux de l'oubli? Car eux, en leur oubli, ils s'imaginent qu'ils n'ont rendez-vous qu'avec leur propre ensevelissement. Mais, en vérité, ne sont-ils pas déjà les meurtriers de notre purification et de notre mémoire à nous, en leur émiettement à l'infini, et en l'apparente unité à laquelle ils adressent leurs sacrifices? Car leur sacrifice est en colère; leur sacrifice est leur vengeance à l'égard de leur propre ensevelissement, quand ils parient sans cesse, par leurs processions de syllogismes, que notre cadavre les rattrapera un jour, et donnera raison à leur raison. Ainsi, ne voyons-nous pas à quelle purification et à quel sacrifice nous vouent ces cortèges funèbres et ces cercueils angoissés, puisqu'ils se lavent non seulement dans le sang qu'ils partagent avec les bêtes, mais en quelque sorte, dans le nôtre? Car, en eux-mêmes, c'est notre sang démonique et véritable qu'ils font couler; et en eux-mêmes, c'est de nous et de notre mémoire qu'ils sont les sacrificateurs.

SIMMIAS: Mais, Socrate, quelles seront donc les preuves de notre purification et de notre sacrifice à nous?

* Le vieillard Ouy-Dire est un personnage de Rabelais qui, avec ses sept langues, débite un flot de sentencieuses généralités. "Cerchants donc par ledit pays si viandes aucunes trouverions [...]vîmes un petit vieillard bossu, contrefait et monstrueux: on le nommait Ouy-Dire. Il avait la gueule fendue jusques aux oreilles, et dedans la gueule sept langues, et la languee fendue en sept parties [...]; au reste, était aveugle et paralytique des jambes." RABELAIS, Livre V, chap. XXX.)

1 . René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972. (Les indications de pages entre parenthèses renvoient à ce livre.)
2. Nietzsche, Le gai savoir, 309, (trad.Diéguez)
3. Ibid, 143.
4 . Joseph de Maistre, Eclaircissements sur les sacrifices, cité p. 15.

Le 4 mars 2002